TÉMOIGNAGE DE NEVART KRISTENSEN

Nevart Kristensen, née Djambazian, enseignante de français et d’allemand à la retraite, née à Genève

«Je sais maintenant que la présence de ma grand-mère fut le lien avec le passé douloureux et cette présence nous empêchait d’être aussi suisses que nous l’aurions voulu»

Je suis fille de rescapés du Génocide arménien. Il y a beaucoup de zones d’ombre dans l’histoire de ma famille, tant du côté paternel que du côté maternel, et cela est dû principalement au fait que mon père, né en 1916 et ma mère en 1918, ne pouvaient avoir aucun souvenir des événements. Il faut donc parfois refaire l’histoire.

La famille de mon père est originaire d’un petit village d’Anatolie centrale,Terzili, situé non loin de Yozgat, peuplé de Turcs, de Kurdes et d’une minorité d’Arméniens, au début du siècle passé. C’était une famille de paysans, et mon grand-père parcourait régulièrement la campagne environnante à dos de mulet et faisait commerce de blé et d’autres céréales.

Lorsque la Turquie entre en guerre au côté de l’Allemagne en 1914, mon grand-père est enrôlé dans l’armée ottomane. Avec d’autres soldats arméniens, il doit creuser des fossés au bord des routes et après le 24 avril 1915 et le début des déportations des populations arméniennes, il se rend compte que ces fossés vont servir de tombes aux victimes arméniennes. C’est alors qu’il déserte l’armée ottomane, retourne dans son village et vit dans la clandestinité.

C’est probablement en automne 1916, six mois après la naissance de mon père et suite à une dénonciation que les milices turques assassinent mon grand-père sous les yeux du reste de la famille et brûlent la maison. Mon oncle, l’aîné des enfants, alors âgé de 18 ans, caché pour échapper à la mort, épouse une jeune Turque d’une famille voisine et se convertit à l’Islam, ce qui sauve le reste de la famille. Ils sont recueillis par la belle-famille turque, de ceux qu’on peut appeler «les justes Turcs», à qui mon père doit la vie sans aucun doute. Combien de temps restent-ils dans cette famille? On n’en sait rien. Toujours est-il que lorsque la situation devient trop risquée pour la belle-famille, ma grand-mère et ses trois enfants quittent pour toujours la terre natale et prennent la route de la déportation. Peut-être rencontrent-ils d’autres «Justes». En tout cas, ils parviennent au port de Trébizonde et de là par bateau à Constantinople, où ma grand-mère confie ses enfants à un orphelinat américain.

Nous devrions être au début des années 20. Et un beau jour, ma grand-mère découvre que l’orphelinat a fermé ses portes et que les enfants ont été transférés en Grèce.

C’est probablement en Grèce justement que les destins de mon père et de ma mère se sont croisés. La famille de ma mère est originaire de Rodosto, dans la partie européenne de la Turquie.  Mon grand-père maternel tenait une école arménienne avec son frère et la famille avait apparemment traversé les années terribles sans avoir été inquiétés, puisque ce n’est qu’au printemps 1919 que les milices turques ont exécuté les deux frères, ont brûlé l’école et la maison. Ma grand-mère s’est donc retrouvée sur les routes avec ses deux petites filles, avec la même destination que ma grand-mère paternelle: Constantinople, et de là, même séparation d’avec la mère et départ pour la Grèce. Mes parents avaient des souvenirs vagues et diffus de cette période de leur vie: le sable chaud sur les plages, la soupe de lentilles, la gentillesse des Grecs, eux-mêmes pauvres, la lutte pour la survie. Les enfants les plus faibles mourraient de maladie ou de malnutrition.

L’Ecole de Begnins (Ecole arménienne Begnins et Genève, 1928)

Pendant ces années-là, à partir de 1920, en Suisse romande, l’œuvre du pasteur Krafft-Bonnard commence à accueillir des orphelins arméniens. C’est justement à Noël 1926 que mon père et ma mère arrivent à Begnins. Ma mère était avec sa sœur aînée, tandis que mon père avait dû se séparer de sa sœur et de son frère trop âgés (13 et 16 ans) pour faire partie du groupe. C’est ainsi que mes parents sont élevés ensemble à Begnins et qu’ils poursuivent leur formation à Genève dans les années 30.

Dans ces deux débuts de vie, il y a une suite de petits miracles sur un chemin parsemé de drames, de séparations et de ruptures et on se remet difficilement des traumatismes de la petite enfance.

Il fallait se reconstruire, sans aucun repère, sans savoir d’où l’on venait, ni pourquoi on en était arrivé là. On savait qu’il s’était passé des choses horribles et il fallait surtout ne pas en parler.

J’ai vécu les 15 premières années de ma vie, comme enfant de réfugiés, apatrides, avec un passeport Nansen, du nom de cet explorateur, diplomate et humaniste norvégien qui avait contribué à nous donner une identité. Et puis nous sommes devenus suisses, quel événement marquant dans la vie de notre petite famille! C’était nous accorder une nouvelle identité, nous accepter comme citoyens à part entière d’un pays miraculeux. L’essentiel maintenant était de se faire une place, de s’assimiler, de montrer à la Suisse que nous étions dignes de toute cette générosité.

A cause de tout cela, je ne peux pas parler de transmission de la mémoire du Génocide, sauf par bribes, par la présence de ma grand-mère paternelle qui vécut chez nous de 1950 jusqu’à sa mort en 1967. Il faut revenir un peu en arrière pour essayer de comprendre son parcours. Se trouvant seule après le départ de ses trois enfants en Grèce, elle vécut à Constantinople au service d’un prêtre arménien. En 1932, elle obtint l’autorisation de rejoindre sa fille à Alexandrie avec l’assurance qu’elle ne reviendrait jamais en Turquie. En 1947, lorsque sa fille décida d’émigrer en Arménie soviétique avec sa famille, ma grand-mère désira revoir ses deux fils, l’un établi en Belgique et l’autre, mon père, en Suisse, ce qui signifiait encore une séparation définitive pour cette femme meurtrie. Elle arriva donc à Marseille où mon père était allé la chercher. Comment allait-il reconnaître sa mère, lui qui l’avait quittée alors qu’il n’avait que 4 ou 5 ans et comme si le temps ne s’était pas écoulé, elle croyait retrouver un petit garçon. Ma grand-mère débarqua donc en Europe dans une société totalement étrangère à ce qu’elle avait connu jusqu’alors, déracinée, désemparée.

Je sais maintenant que la présence de ma grand-mère fut le lien avec le passé douloureux et cette présence nous empêchait d’être aussi suisses que nous l’aurions voulu.

Elle était une figure de la douleur, une douleur figée. Toujours vêtue de noir, coiffée d’un foulard qu’elle n’ôtait que la nuit, assise dans un coin, elle égrenait son chapelet, tout en récitant ses prières. Pour l’enfant que j’étais ses plaintes et ses larmes avaient un écho insupportable et je fuyais dans le monde des livres, parce que cette réalité était tout simplement trop dure. Elle représentait aussi une présence du pays d’origine, lorsqu’elle étendait sa pâte à gâteau à l’aide d’un rouleau très mince et très long et que cette pâte devenait aussi transparente que du parchemin et elle en faisait des «beuregs» délicieux. Il arrivait que des Arméniens venant de Turquie, d’Egypte ou d’Iran nous rendaient visite. Alors, ma grand-mère retrouvait sa vigueur et la première question qu’elle posait, c’était: D’où venez-vous? Et chacun racontait son histoire. Je comprenais, à les écouter, que chacun avait sa propre histoire. Ce qui m’importait à ce moment-là, c’était d’aller de l’avant, de rompre avec ce passé, de fuir d’une façon ou d’une autre, parce que je ne voulais pas rester prisonnière de notre histoire. Instinctivement, j’étais consciente que je devais sortir de cet état de victime.

Mon père Aram Djambazian (1929)

Ce n’était que bien plus tard, à la fin des années 80, que mon père ressentit le besoin de renouer avec ses racines et je me souviens que son premier voyage en Arménie date de 1988, avant la chute de l’Union soviétique. Il était heureux de cette découverte et il y est retourné régulièrement jusqu’à sa mort en 2003. Il s’est aussi engagé contre le négationnisme des Turcs, notamment lors d’un procès, qui s’est tenu à Berne en septembre 2001 et qui s’est malheureusement achevé par l’acquittement des prévenus, – 12 accusés qui avaient signé une pétition, refusant que l’expression de génocide soit appliquée aux événements de 1915-1918. Voilà ce que mon père m’a transmis. Chaque fois que j’ai connaissance d’un propos négationniste – et c’est récurrent – je le ressens comme une insulte, comme si la mémoire de mes grands-pères était bafouée et que ces propos les assassinaient une nouvelle fois. Tour crime impuni et non reconnu appelle la récidive. Jamais je ne pourrais aller en Turquie: voir les lieux qui ont vu naître mes parents me rendraient encore plus triste. Je ne pourrais pas passer sur une route qui a vu des colonnes de déportés arméniens maltraités, contempler des rivières qui ont charrié d’innombrables cadavres arméniens il y a cent ans.

Par contre, voyager en Arménie a été pour moi extrêmement important et j’espère y retourner. Le son de la langue m’a rappelé des moments de mon enfance, la beauté des chants liturgiques m’a beaucoup émue, la grandeur et l’âpreté des paysages m’ont bouleversée.

Je ne crois pas à une reconnaissance du Génocide arménien de la part de l’État turc et c’est dommage. Je pense qu’un État moderne a tout à gagner en respectabilité, s’il fait un travail de mémoire et s’il revoit son passé. Dans le cas de la Turquie, se confronter à son histoire serait de tout remettre en question, ce serait très sain, mais l’État turc ne semble pas prêt, malgré les mouvements en quête de vérité qui l’agitent.

Les plaies du génocide resteront ouvertes, et la négation de 1915 continue à empêcher les deux peuples de se libérer de cet énorme poids.

2018-04-01T22:09:25+02:00 01.04.15|NO SPÉCIAL 2015|

Laisser un commentaire