INTERVIEW AVEC ARA KRIKORIAN

(Crédit photo: Page Facebook de la Mca Sevran Livry-Gargan)

« Actuellement le défi numéro un pour les Arméniens est le renforcement de l’Arménie sur les plans politique, militaire, économique et social »

Militant de la cause arménienne en France depuis plus de 40 ans, Ara Krikorian est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Justicier du génocide arménien. Le Procès de Tehlirian, Paris 1982; Dictionnaire de la cause arménienne, Paris, 2002; Christapor Mikaëlian et le sultan turc (2 vol.), Paris, 2015. En mai dernier, au Salon international du livre de Genève il était venu présenter son dernier livre, Journal d’un militant, Kirk Publishing*, Paris 2018, le premier tome du journal qu’il a tenu pendant quarante ans, relevant les évè-nements qui ont jalonné l’histoire de la communauté arménienne de France.

En profitant de sa présence à Genève, Artzakank a réalisé cet entretien avec lui.  

Entré très jeune dans les rangs de la FRA (Fédération Révolutionnaire Arménienne) en France, vous avez occupé des postes à responsabilité dans ce parti et avez été un militant de la cause arménienne pendant plus de 40 ans. Le premier tome de votre journal couvre la période de 1971 à 1991, des années qui se sont caractérisées par le combat pour la recon-naissance du génocide, la montée de la violence politique, et finalement l’indépendance de l’Ar-ménie. Comment avez-vous vécu ces temps tumultueux?

Je suis entré en 1966 dans la FRA, mais en réalité, je n’ai pas eu de très hautes responsabilités au sein du parti. Il est vrai que j’ai été au comité central pour l’Europe occidentale à deux reprises pendant respectivement 3 et 8 mois mais j’ai plutôt été un membre, un militant modeste d’abord et ensuite beaucoup plus engagé du CDCA (Comité de défense de la cause arménienne), une émanation de la FRA créée en 1965. En tant que jeune membre de Nor Seround (branche jeunesse de la FRA), on m’a demandé d’être le représentant de cette association auprès du CDCA. Par ailleurs, j’ai aussi créé en 1965-66 avec quelques camarades dont Varoujan Attarian, l’Union des Etudiants Arméniens de l’Europe (UEAE) sur le modèle de l’UEAE créée bien longtemps avant à Genève vers 1898-99 quand Kristapor Mikaelian est arrivé dans cette ville. Au début, nous avons mené notre combat dans le désert car la cause arménienne ne se résumait en rien: c’était les beuregs, les dolmas… Il a fallu entrer dans un nouveau domaine, celui de faire connaître avant de faire reconnaître le génocide des Armé-niens. Cette phase, qui a duré une dizaine d’années, a été la plus compliquée. Très compliquée pour nous d’abord parce que nous ne connaissions rien. À l’époque il n’y avait pratiquement pas de livres. Nous avons donc commencé par nous renseigner, nous éduquer sur la question arménienne afin de mieux la vendre, comme on vend un produit, aux hommes politiques auxquels nous nous sommes adressés. C’était un passage obligé. L’assassinat de l’ambassadeur de Turquie en France et de son chauffeur sur le pont Bir-Hakeim à Paris le 24 octobre 1975 a marqué le début de la deuxième phase de notre militantisme. Cette phase (1975-1985) a été pour le CDCA et pour le porte-parole que j’étais, une période difficile et je dirais presque dangereuse parce que nous sommes passés d’un contexte pacifique, tranquille, diplomatique et politique à un autre où il fallait non seulement comprendre le terrorisme entre guillemets mais l’expliquer et même je dirais le légitimer, d’autant plus que nous avions en face de nous deux mouvements différents: Les Commandos des justiciers du génocide arménien (CJGA), plutôt pro-Dachnak, et l’Armée secrète arménienne de libération de l’Arménie (ASALA), un mouvement que je désapprouvais. Il a fallu que nous, en tant que CDCA, organisation pacifique, non-militaire, donnions un avis tout en faisant la distinction entre les deux mouvements. La radicalisation a l’avantage d’ac-célérer le mouvement mais de nous mettre dans des positions extrêmement complexes. Les journalistes étaient très directes avec moi. Ils disaient: « vous êtes complices ». J’arguais que pendant la guerre de 1939-45 beaucoup de Français avaient été des résistants et non pas des terroristes et que c’était pareil pour les Arméniens. La troisième phase a été celle de la reconnaissance qui sera traitée dans le deuxième tome de mon livre. Pendant nos discussions avec les hommes politiques  français on nous disait souvent « mais ce n’est pas notre problème. Nous sommes très compatissants mais pourquoi voulez-vous que le Parlement français adopte une loi sur une affaire qui n’a rien à voir avec les Français? » Cette phase n’a pas été facile non plus mais nous avons finalement obtenu cette loi. Au fur et à mesure que les années passaient nous avons appris non seulement d’être des militants mais également des hommes politiques et d’être pris au sérieux. Je voulais absolument montrer que nous étions capables de réussir là où c’était très compliqué. Par ailleurs, on ne perd que les combats qu’on ne livre pas.

En 1982, vous avez participé en tant que représentant de la FRA à une émission de la Télévision suisse romande. Pouvez vous nous en parler?

Un des grands moments que j’ai vécus dans le cadre de mes activités de militant c’était ici à Genève lorsque j’ai participé à un débat en direct « Table ouverte » animé par Jean Dumur sur le génocide des Arméniens et la vague d’attentats qui sévissait à l’époque un peu partout dans le monde. Pour la première fois j’ai été confronté à un professeur de droit turc, M. Poroy de l’Université d’Istanbul. Pour l’émission il avait comme support historique Robert Anciaux, professeur d’histoire à l’Université Libre de Bruxelles, et moi l’historien Yves Ternon. C’est là que je me suis rendu compte à quel point le sujet était sensible en Suisse. Deux années auparavant, l’ambassadeur de Turquie à Berne avait été visé par un attentat et l’auteur présumé était Hraïr Kilindjian, un membre de la FRA. Donc, on considérait qu’en tant que porte-parole du CDCA j’étais partie prenante, sinon complice, ou au moins au courant des attentats. Il fallait que je ne justifie pas le terrorisme mais que quand même je sois sympathisant de l’action qui était menée. Le professeur Poroy qui incarnait le gouvernement turc voulait absolument démontrer aux téléspectateurs qu’il n’y avait pas eu de génocide. Mais grâce à Yves Ternon, et malgré la difficulté de traiter la question du terrorisme, nous avons réussi l’exploit de démontrer le contraire. L’émission a reçu quelques 300 questions du public dont 299 étaient favorables aux thèses arméniennes.

A votre avis, quels sont les défis auxquels les militants de la cause arménienne font face aujourd’hui (en France ou ailleurs)? C’est une question compliquée. La situation en France est différente de celle des Arméniens dans d’autres pays où il reste encore beaucoup à faire au niveau de la reconnaissance. En France, actuellement c’est le négationnisme qui pose problème. Comme vous le savez, la loi pénalisant la négation du génocide des Arméniens a été censurée par le Conseil constitutionnel. Maintenant, c’est une question pour les spécialistes et nous devons passer à autre chose. Il y a tant d’autres problèmes: la sécurité de l’Arménie, le conflit du Karabagh, le Javakhk, les minorités arméniennes vivant en Turquie, etc. Bref, il y a aussi le problème du blocus endémique de la part de la Turquie. J’irais même plus loin: Imaginez un instant que la Turquie et l’Azerbaïdjan se mettent d’accord pour envahir l’Arménie, quelle sera l’attitude des Arméniens de la diaspora! Au lieu de célébrer en permanence la mémoire des grands évènements du passé, il faut se préparer et anticiper les évènements à venir. Actuellement le défi numéro un pour les Arméniens est le renforcement de l’Arménie sur les plans politique, militaire, économique et social. Pour cela, il faut réinventer une nouvelle façon d’être et de travailler avec l’Arménie, où la diaspora n’est pas une vache à lait de l’Arménie mais une partie prenante dans le renforcement de l’État. L’autre défi bien entendu qui se pose c’est en diaspora. Pour moi, la redéfinition de la cause arménienne – s’il faut en donner une – ce n’est plus le génocide même si nous continuerons de le commémorer. Indépendamment des questions poli-tiques, aujourd’hui la cause arménienne doit être la préservation des deux grandes valeurs qui constituent l’identité arménienne: la langue arménienne qu’elle soit occidentale ou orientale et le patrimoine culturel et artistique. Pour moi la langue est très importante et même déterminante. Il ne faut pas qu’elle devienne une langue de musée mais une langue vivante qu’on a envie de pratiquer. D’où l’importance d’envoyer les jeunes de la diaspora en Arménie pour apprendre l’arménien et multiplier les contacts avec la mère patrie. Un des débats de demain, un autre défi majeur, sera l’unification de l’orthographe qui, à mon avis, est essentiel pour faire vivre la langue arménienne.

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(*) Les livres de Ara Krikorian peuvent être commandés auprès de KIRK Publishing, 37, rue Georges-Médéric – 94700 Maisons-Alfort (France) www.kirk-publishing.com

2019-08-17T17:05:45+02:00 12.08.19|GÉNÉRAL, INTERVIEWS|

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