par Philippe DER SARKISSIAN
Le paysage défile sous mes yeux, je me laisse conduire toutes vitres largement ouvertes sur cette route droite qui nous emmène à Khor Virap: Je suis bien. Je ne m’explique pas pourquoi je suis bien, sur cette terre inconnue et dont je connais la musique des mots sans en connaître le sens, parfois… Et donc une langue que je peux lire sans en comprendre le texte, (trop) souvent. Comment puis-je expliquer ce sentiment d’appartenance à une terre, à un peuple, à notre peuple, comme si le moindre atome de mon corps reconnaissait parfaitement ce pays, alors que mes yeux m’indiquaient le contraire?
Comment tout cela est possible alors qu’un mois auparavant c’était mon épouse qui m’avait imposé ce voyage, car elle n’était pas souvent revenue en Arménie depuis son installation à Genève… Oui «imposé ce voyage»! Mais comment analyser cela? Je suis né dans une famille qui cultivait cette arménité sans que ni ma mère, ni mon père, tous deux arméniens et nés en France, n’éprouvent cette envie de remonter aux sources, une famille qui cultivait cette arménité parce que la seule langue que nous parlions à ma grand-mère était l’arménien, quand bien même le cocktail que je réservais à ma pauvre aïeule était un mélange de français et d’arménien médiocre!
Alors nous regardions Aznavour à la TV, Verneuil au cinéma et encore Mike Connors dans la série policière «Mannix» (que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître). J’allais à l’école arménienne du mercredi après-midi et j’ai appris à lire l’arménien. Mais l’Arménie était pour mes parents (en tout cas c’est que je ressens et analyse aujourd’hui) un concentré de mauvaises nouvelles, car ce pays avait connu trois séismes et un … tremblement: Un génocide, le joug soviétique, et encore un pays devenu RSSA et protégé par le Kremlin tout en l’étouffant aussi par ce passage obligé et imposé d’une nouvelle culture et d’une nouvelle langue… Et ensuite cette mafieuse nomenklatura aux com-mandes d’un pays qui avait énormément de peine à se relever, et enfin, avant que de retrouver cette souveraineté si souhaitée, un séisme de magnitude 7 sur l’échelle de Richter…le 7 décembre 1988.
Sans doute, beaucoup d’Arméniens de cette génération revivaient-ils le témoignage de leurs parents d’un génocide oublié, aussi de souffrances diverses, de l’arrivée au port de Marseille, et, comme l’a si bien mis en scène Henri Verneuil: le tampon encreur que lève bien haut le cynique officier de l’immigration, pour finalement l’écraser sur un papier officiel, l’un des plus horribles mots de la langue française apparait soudain et en rouge sang: APATRIDE. Un pays plusieurs fois millénaire et une vie réduite en une seul et unique mot: Vous ne venez plus de nulle part, vous n’existez plus que par ce document officiel.
J’ai donc vécu tout cela moi qui suis né en 1964, j’ai vécu tout cela mais «en mots», par ma mère, ma grand-mère et encore bien d’autres témoignages qui étaient loin de me conforter dans la découverte de mon pays d’origine au point que telle la neige qui recouvre lentement un paysage en le rendant presque informe, cette neige ne se transforme graduellement en permafrost…Vous en oubliez presque votre pays d’origine mais… Pas tout à fait, tout de même car nos églises étaient devenues nos embrassades et nos points de rencontres et nos prêtres heureusement bien présents dirigeaient l’ensemble au rythme de leurs encensoirs.
Le paysage défile sous mes yeux nous sommes arrivés la veille à Zvarnots, l’aéroport international où la douanière m’a demandé d’où je venais sans qu’elle ne sache jamais, ô combien cette question simple, était devenue essentielle. J’ai cette impression de découvrir la pièce maîtresse qui manquait à mon puzzle…La radio est calée sur 106 Mhz et elle diffuse une musique internationale et donc américaine avec des rimes pauvres et un rythme cadencé. J’observe des choses invraisemblables, disparates et complètement absurdes depuis le siège passager de cette berline: À la faveur d’un ralentissement, je vois deux gars qui jouent visiblement aux échecs sous la pile du pont qui enjambe la voie rapide, et ici je vois un paysan qui, au moyen d’une corde ballade une vache sur le terre-plein centrale de cette même voie… Mais bon sang où suis-je, ici? Au beau milieu de ces personnages kafkaïens. Je ne peux m’empêcher d’en rire au grand étonnement de Serguei qui trouve ces situations plutôt anodines. Mais c’est cela aussi l’Arménie: le carrefour de l’absurde, parfois.
Serguei mon beau-père m’avait dit peu avant: «Bon je dois acheter un peu de cognac chez un pote et si tu veux nous pourrions aller à Khor Virap, ensuite…C’est sur la route…Alors…».
Bien sûr qu’il m’avait menti Serguei, Khor Virap n’était pas tout à fait sur la route, mais il avait ce désir de me faire découvrir cette endroit en priorité et malgré le peu de mots que mon inculture crasse de la langue arménienne m’empêchait de prononcer, nous nous comprenions: Khor Virap! Un endroit hautement symbolique qui réunissait cette fierté d’être chez moi dans ce monastère, creuset de notre religion née elle aussi dans la souffrance, par Saint Grégoire l’illuminateur qui y fut jeté dans un puits profond pour séjourner, ici, 12 ans dans l’humidité et l’obscurité, aussi par cette double rangée de fil de fer barbelés que l’on observait au loin et qui me rappelait notre passé, en révélant nos cicatrices, et enfin comme cet Ararat majestueux hérissé de neige et imposant qui nous observe impassible et grandiose à la fois, comme si mon pays me disait: «Je suis là et te protège maintenant que tu es venu». Et c’est bien en foulant notre terre que nos racines respectives peuvent enfin s’ancrer.
Nos grands-parents nous ont expliqué le génocide, leurs exodes, leurs souffrances, leurs déchirements et nous avons eu l’histoire et la culture, nos danses et la musique de Komitas, nos stars populaires et nos petits plats mais, parfois, sans ce besoin essentiel de remonter le fleuve jusqu’à sa source, comme un rejet de cette souffrance, comme une catharsis… Cela je l’ai compris tardivement et grâce à mon épouse. L’Arménie, n’est pas un voyage, c’est un pèlerinage.
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