«ILLUMINATIONS D’ARMÉNIE»

Interview avec Mme Valentina Calzolari, commissaire de l’exposition « Illuminations d’Arménie»

[…] Objets même de l’écriture, manuscrits et livres n’ont jamais cessé de fasciner les Arméniens. Un colophon, inscrit par un copiste sur un manuscrit du Matenadaran, peut-être cité : « Pour l’insensé, le manuscrit ne vaut rien ; pour le sage, il a le prix du monde »*. Dans la tradition arménienne, le manuscrit est un trésor à l’image du monde. […] Transmis jusqu’à nous parfois au prix de nombreuses péripéties, préservés et parfois sauvés, les manuscrits exposés sont aussi la preuve et le signe tangible de la continuité du peuple arménien à travers les siècles. […]

(Extrait de l’Introduction du catalogue de l’exposition par Valentina Calzolari)

Artzakank : Cette exposition est une première en Suisse. D’où proviennent ces manuscrits ?

V. Calzolari : L’exposition comprend un choix important et diversifié de manuscrits provenant des scriptoria de la Grande Arménie, notamment du monastère de Gladzor, la « seconde Athènes », ainsi que des régions d’Artsakh et de Nakhitchevan, des centre du Vaspourakan dans la région de Van, des villes de Cilicie (Sis, Skevra et Hromkla), d’Iran (Sultanieh) et des colonies arméniennes de Crimée et d’Italie. Ces manuscrits sont repré-sentatifs de l’histoire du peuple arménien et reflètent l’évolution dans l’art arménien de l’enluminure ainsi que la continuité dans la production de ces trésors du patrimoine culturel et sacré de l’Arménie selon les différentes régions. On pourra admirer entre autres des manuscrits de la Cilicie, très somptueux et riches, avec des enluminures en pleine page. Un, en particulier, l’évangile royal de Sis exécuté par Sargis Pitzak, avec une profusion de palettes de couleur d’or dans le fond, correspond à une commande royale. Ces manuscrits sont très différents par rapport à ceux du Vaspourakan, qui sont beaucoup plus sobres vu qu’ils proviennent d’une région plus pauvre, mais qui sont intéressants à cause de la grande expressivité des figures reproduites.

Artzakank : Quels types de manuscrits sont-ils exposés ?

V. Calzolari : Le choix a été dicté par la volonté de montrer des pièces représentatives de différentes origines et de différentes écoles d’enluminures. Contrairement à d’autres expositions qui ont eu lieu récemment en France, en plus des bibles, des évangiles, des hymnaires, des lectionnaires et des recueils d’œuvres des Pères de l’Église, nous avons choisi de consacrer une section de l’exposition aux manuscrits conservant des œuvres profanes : philosophie, médecine, musique, astrologie. Cette section sera par ailleurs mise en valeur par une journée internationale d’études sur « Les arts libéraux et les sciences dans l’Arménie ancienne et médiévale » qui aura lieu à l’Université de Genève (8 décembre 2007). Nous avons donc voulu montrer ce double aspect de la littérature arménienne : le côté religieux et le côté profane. Je rappelle que les Arméniens connaissaient la philosophie grecque déjà à partir du IVe siècle. Une partie des œuvres de Platon et d’Aristote et des commentateurs plus tardifs de ces derniers a été traduite en arménien aux VIe et VIIe siècles et grâce à ces traductions, on a pu jeter les bases d’une philosophie arménienne indépendante qui s’est développée surtout au Moyen Age. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les Arméniens ont été des navigateurs et des marchands qui sillonnaient la Méditerranée. Ces voyages étaient longs et périlleux et dès lors, ces marchands avaient envie d’avoir des textes pour prévoir l’avenir et endurer le mal, d’où l’importance des recueils avec la reproduction des signes du zodiaque. Nous avons aussi des rouleaux de prières qui peuvent être tenus dans la main. Ils sont considérés en quelque sorte comme des amulettes avec des pouvoirs magiques pour se préserver de toutes sortes de dangers pendant ces longs voyages vers l’Occident ou l’Orient.

Artzakank : Pourriez-vous nous expliquer les particularités de quelques manuscrits exceptionnels?

V. Calzolari : Prenons le célèbre portrait de Grigor Tatévatsi, le recteur de l’Université de Tathev aux XIVe-XVe siècles, entouré de ses élèves. Il convient de rappeler que les portraits sont très rares dans l’art de l’enluminure arménienne des premiers siècles. Ce qui est intéressant est qu’il y a une intention de reproduction réaliste : le maître a un œil fermé et un de ses élèves est endormi. Cependant, on sait qu’il s’agit d’un portrait idéal : la figure du maître avec le bâton qui représente la philosophie et la science.

Nous avons un autre portrait qui mérite d’être mis en évidence : le portrait de David l’« Invincible », philosophe arménien du VIe siècle, qui après avoir fait des études en Occident est devenu professeur à Alexandrie. Selon la tradition, ses ouvrages, écrits d’abord en grec, auraient été traduits en arménien par lui-même. Le professeur de philosophie que nous voyons dans l’enluminure exposée est très représentatif. On dirait un évangéliste tenant sa plume et surtout avec auréole sur la tête, sous les traits iconographique d’un saint. Dans la tradition arménienne, ce philosophe est considéré en effet comme celui qui a su défendre le dogme et l’indépendance de l’Eglise arménienne vis-à-vis des ingérences grecque ou latine, grâce à la philosophie. D’ailleurs, l’Eglise arménienne l’a canonisé. Je rappelle au passage que le Centre de recherches arménologiques dirige, avec le soutien du Fonds National Suisse, un projet international de recherche sur les oeuvres grecques et arméniennes de David, entre autres en collaboration avec des spécialistes du Matenadaran.

A propos des portraits, nous avons un hymnaire (un recueil d’hymnes sacrées chantées dans l’Eglise arménienne) avec la représentation animée de la bataille d’Avarayr de 451, où l’on voit l’armée perse avec les éléphants d’un côté et Vartan Mamikonian et ses compagnons de l’autre. Cette pièce unique est l’un des premiers exemples de manuscrits avec des représentations profanes. Bien qu’il s’agisse d’un événement de l’histoire de l’Arménie lié à son histoire religieuse, le sujet s’écarte de celui des enluminures religieuses.

Le manuscrit de Venise du XIVe siècle reproduisant le célèbre Roman d’Alexandre doit être également mentionné. A l’origine, ce manuscrit devait contenir au moins 130 enluminures représentant la geste d’Alexandre qui élargit les frontières de son empire jusqu’à l’Inde et à qui les Arméniens devaient en particulier d’avoir été libérés de la domination des Perses Achéménides. Le manuscrit exposé est très représentatif de la fascination que les Arméniens, tout en étant foncièrement chrétiens, ont toujours eu pour le monde païen. Mais attention! Si le manuscrit relate les aventures du célèbre roi hellénistique, un auteur médiéval, Khatchatour Ketcharetsi, a jugé opportun d’ajouter au texte des parties lyriques qui commentent et, surtout, interprètent d’un point de vue chrétien et allégorique les parties narratives. On appelle ces interludes lyriques des kafas, un mot d’origine arabe.

Dans un manuscrit provenant d’Artsakh, nous avons une représentation d’Adam et d’Eve où quelques indications écrites présentent les personnages. Le jardin d’Eden est encadré et le serpent, qui se trouve à l’extérieur, est en train de tromper Eve. Adam regarde Eve, qui est bien tournée vers lui, mais dont la tête et sont tournés vers le serpent. Le résultat : deux silhouettes en noir, en bas de l’image, représentant Adam et Eve qui sortent du paradis comme le texte l’indique. Ils portent des habits somptueux colorés lorsqu’ils sont à l’intérieur du cadre du paradis, plein de lumière. Par la suite, c’est le royaume des ténèbres et nous les voyons complètement noirs et sans habits. C’est moderne en quelque sorte.

Nous avons une autre pièce unique : un évangile du peintre Avag qui est le prototype du peintre arménien itinérant. Après avoir été formé en Grande Arménie, dans le monastère de Gladzor, il a voyagé à Tbilissi, a été actif en Cilicie et à un certain moment a pris demeure à Sultaniyeh, la capitale de l’Empire mongol. Il a donc connu les différents courants de la peinture. Pourquoi l’œuvre d’Avag est-elle intéressante ? Alors que la plupart des évangiles les plus anciens contiennent une série d’enluminures en pleine page au début du livre, Avag essaie d’établir un rapport plus étroit entre l’image et le texte. Nous avons une page de texte et des petites vignettes à l’intérieur. L’image commente le texte et vice versa. Hormis ses enluminures, Avag est également connu en tant que partisan de l’indépendance de l’Église arménienne et pour son engagement anti-uniate, contre le mouvement qui prônait l’union avec la papauté.

Nous avons également voulu saisir l’occasion offerte par cette exposition pour réunir, pour la première fois, l’ensemble des manuscrits arméniens des collections publiques genevoises, et notamment les collections de la Bibliothèque publique et universitaire et de la Bibliothèque de la Fondation « Saint-Grégoire l’Illuminateur » de Troinex. Pour la plupart, il s’agit de manuscrits inédits qui n’ont jamais été décrits dans des publications savantes ou de grand public. Ils reçoivent leur première description dans le catalogue de l’exposition Bodmer.

Dans le Commentaire des Epîtres catholiques de Sargis Chnorhali, un majestueux manuscrit de la Bibliothèque de Troinex, frappant pour la régularité de son écriture, dans une note de bas de page, le copiste, T’ouma, se présente et demande aux lecteurs de se souvenir de lui dans leurs prières. En signe d’humilité, il écrit cette note personnelle dans des caractères minuscules. Je conseille aux visiteurs de ne pas monter à Cologny sans une loupe, s’ils veulent être à même de lire cette note!

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(*) Colophon du manuscrit n° 2178 du Matenadaran de l’an 1301.

2021-01-15T18:52:47+01:00 02.11.07|INTERVIEWS, SUISSE-ARMÉNIE|

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