Le 27 octobre 2015, après 175 jours d’occupation et de mobilisation, Camp Armen, un des lieux de mémoire arménienne, a été rendu à la Fondation de l’Eglise protestante de Gedikpaşa à Istanbul. Le responsable de la fondation, Sebu Aslangil, a confirmé que les formalités étaient complétées et que la restitution des lieux était désormais officielle.
Dans notre édition précédente nous avions présenté la première partie d’une interview réalisée avec Pakrat Estukyan, le rédacteur de la section arménienne du journal Agos. Nous publions ci-après la deuxième partie de cette interview (réalisée le 15 octobre 2015) consacrée au dossier de Camp Armen et au mouvement Nor Zartonk à qui nous devons cette première victoire, le couronnement d’un combat acharné contre une injustice de plus de 30 ans.
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Pourriez-vous nous parler des circonstances dans lesquelles Nor Zartonk a été créé et des objectifs qu’il s’est fixé?
Nor Zartonk a été créé par une poignée de jeunes qui avaient quelques activités dont une troupe théâtrale et étaient proches de Hrant Dink. Suite à l’assassinat de ce dernier en 2007 ils se sont rassemblés dans un mouvement politique. C’était une sorte d’engagement de poursuivre dans la voie ouverte par Hrant Dink. Ils ont aussi mis en place une structure culturelle – Ermeni Kültür Derneği – qui organise des cours d’arménien dans un local à Beyoğlu, financé par les cotisations de ses membres.
Actuellement, Nor Zartonk est le seul groupement en Turquie qui se présente au nom de la jeunesse arménienne sur le plan politique. Il n’existe aucun autre mouvement de jeunes arméniens, les associations de la communauté ayant perdu leur sens par manque de membres. Nor Zartonk est ainsi devenu automatiquement le représentant de la jeunesse arménienne. Il est également le seul groupe arménien de vocation politique. Traditionnellement, notre communauté n’aime pas se mêler à la politique et ces jeunes sont les seuls qui se sont manifestés avec un agenda clairement politique en affichant leur identité arménienne. Cela suscite des soucis chez certains Arméniens et de la fierté chez d’autres.
Comment les jeunes de Nor Zartonk se sont-ils mobilisés pour le retour du camp Armen à l’Eglise protestante arménienne de Gedikpaşa?
Camp Armen est un orphelinat arménien situé à Tuzla. Comme de nombreuses autres propriétés appartenant à la communauté arménienne, il a été injustement confisqué par l’Etat turc malgré le fait que l’Eglise protestante l’avait acheté légalement. Toutes les procédures juridiques se sont soldées par un échec pour la partie arménienne. Le terrain a été offert à son ancien propriétaire mais le prix d’achat n’a pas été restitué à l’Eglise protestante.
Cependant, il y avait encore la mémoire des personnes ayant séjourné dans ce camp dont celle de Hrant Dink. Ce dernier avait signé des articles poignants sur le quotidien des enfants qui avaient construit le camp de leurs propres mains. Sur la base d’anciennes photos, des films documentaires ont été tournés et les anciens pensionnaires ont tout fait pour garder cette mémoire vivante. La nouvelle de la destruction programmée du camp a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Alertés par des membres de HDP et de CHP, branche de Tuzla, les jeunes de Nor Zartonk, sont arrivés sur place, ont empêché la démolition et ont occupé les lieux.
De quel type de soutien a bénéficié Nor Zartonk durant les 175 jours d’occupation de camp Armen? Quelle a été la réaction de la communauté arménienne?
Malgré le scepticisme de beaucoup d’Arméniens à l’égard de cette action, les jeunes de Nor Zartonk ont continué la lutte en assurant une présence permanente sur le site. Tous les soirs, entre 15 et 20 personnes dormaient sur place. Des membres de la communauté arménienne ont soutenu ce mouvement à titre individuel. Par ailleurs, beaucoup d’Arméniens islamisés, turquifiés ou kurdifiés, s’y rendaient régulièrement pendant les week-ends. Il y avait également beaucoup de Turcs et de Kurdes. Les ouvriers des chantiers navals de Tuzla, qui sont venus en souvenir de Hrant Dink, étaient parmi les premiers à prêter main forte. Malheureusement, le Patriarcat arménien et l’hôpital Surp Prgitch ont été les grands absents de cette mobilisation et n’ont même pas proposé d’acheminer de la nourriture aux jeunes militants.
Quelles sont les autres dossiers arméniens suivis par Nor Zartonk?
Les jeunes de Nor Zartonk participent aux procès des crimes commis contre des Arméniens (Maritsa Küçük tuée, Turfanda Acik et Sultan Aykar agressées chez elles en 2013; Sevag Balıkçı tué le 24 avril 2011 durant son service militaire). Ils sont les seuls représentants arméniens présents et c’est vraiment malheureux! Suite à l’appel lancé par Nor Zartonk, des Turcs sont venus soutenir la famille de Sevak Balıkçı au Tribunal alors que les Arméniens, à l’exception du père et de la mère de la victime, sont absents. Le défunt n’avait-il pas de tantes, d’oncles ou de cousins? Pourquoi personne de l’entourage de la famille ne vient l’épauler durant les audiences au tribunal? Cela démontre bien « la sagesse », « la circonspection » et « le bon sens » de notre communauté, qui nous considère, nous les autres, comme « des personnes dangereuses qui risquent de lui apporter malheur et infortune »…
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Cet entretien à cœur ouvert avec Pakrat Estukyan nous a permis d’avoir un aperçu de la voie alternative empruntée par une frange de la jeunesse arménienne de Turquie dont le courage sans précédent mérite d’être salué et soutenu.
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