Par Sévane HAROUTUNIAN
Comment résumer l’activité du pasteur Anthony Krafft-Bonnard qui donna tout son temps et toute son énergie se dévouant corps et âme à la question arménienne dans sa plus large envergure?
Secours, prises en charge d’orphelins, soutien moral, psycho-logique, amour, voyages, conférences, publications, défense incessante et innombrables plaidoyers diplomatiques, politiques et publics. Entre abnégation et dévotion, c’est sa vie entière qu’il a consacrée à ce peuple pour lequel il ressent un amour profond.
Ce n’est pas uniquement la nation arménienne qu’il défend, c’est l’humanité et son avenir; il plaide la réparation et la justice pour une iniquité sans nom, «une honte pour l’humanité et la civilisation».
Anthony Krafft naît le 15 juin 1869 à Aigle et fait ses études à la Faculté de théologie de l’Église libre à Lausanne où il rencontre sa femme, Hélène Bonnard, son soutien et bras droit infaillible dans cette lutte.
Le pasteur Krafft-Bonnard est parmi les premiers à s’investir dans l’œuvre de secours aux Arméniens suite aux échos des massacres dans la presse.
En automne 1896, les différents comités de secours organisés dans plusieurs cantons suisses, depuis le printemps précédent, se réunissent pour s’unir et créer la «Conférence des Comités suisses de secours aux Arméniens» sous la présidence du professeur Georges Godet. Tout en laissant à chaque comité son indépendance, la Suisse vise ainsi à centraliser son œuvre et mener une action commune pour les points importants. Il est décidé lors de la première réunion de cette Conférence, le 29 septembre 1896, d’envoyer des secours en Arménie même, en collaboration avec la mission américaine déjà implantée depuis plusieurs décennies et de se préoccuper particulièrement des orphelins sur place. C’est à cette même réunion qu’une autre grande œuvre voit le jour; celle-ci se verra prise en charge par le pasteur Krafft-Bonnard et, sous diverses formes, durera près de cinquante ans, jusqu’à la mort de ce dernier. Lors de cette réunion, on étudie la question de faire venir des orphelins arméniens en Suisse afin d’être élevés dans des familles qui s’étaient préalablement proposées à en accueillir. Bien que le comité décide unanimement de refuser cette idée pour cause de nombreuses et diverses difficultés, il est toutefois décidé de créer une commission spéciale en charge de ce projet, officiellement rattachée au comité général. Le pasteur Krafft-Bonnard, présent à cette réunion, est alors désigné comme président de cette commission, nommée «Société Suisse d’immigration et de patronage d’orphelins arméniens», mise en place dès le lendemain. La Suisse se voit alors accueillir une trentaine d’orphelins reçus dans des familles qui en assumaient la charge financière, morale et éducative. Le pasteur Krafft-Bonnard accueille le premier orphelin arménien, Ohannès Hatschadourian (Jean Dourian), à la gare de Genève en 1897. La commission élargit son œuvre en s’occupant également de réfugiés arrivant seuls de Turquie et cherchant un abri en Suisse.
Face au redoublement de la violence, des déportations et des massacres en 1915, il est urgent de créer une organi-sation générale destinée à apporter un secours immédiat en plus de l’œuvre permanente de 1896. Le 3 novembre 1915, l’Œuvre de secours suisse 1915 en faveur des Arméniens est donc mise en place sous la présidence de M.W. Vischer. Le comité s’efforce également d’alerter l’opinion publique. Trois ans plus tard, suite à l’armistice laissant espérer la reconnaissance d’un Etat arménien indépendant, les délégués des divers Comités suisses se réunissent le 18 décembre 1918 et décident la fusion des divers comités et leur réorganisation sous le nom de «Fédération des Comités suisses amis des Arméniens» dont le comité central se trouve à Genève. «L’espoir de la Fédération est de constituer quelque part, en Arménie, un foyer suisse, centre d’activité philanthropique, éducatrice, médicale et missionnaire»[1]. Le pasteur Krafft-Bonnard assume le poste de secrétaire-général de cette nouvelle fédération.
L’œuvre suisse est totalement désinvestie au niveau politique et ne s’occupe que d’humanitaire. Force est de constater que les secours sont néanmoins dépendants des avancées – ou non – politiques et diplomatiques. Par ailleurs, de nombreux arménophiles désirent venir en aide aux Arméniens, plus uniquement en qualité d’humanitaire mais aussi au niveau politique, particulièrement après le refus des grandes puissances d’acceptation d’un mandat de protection sur l’Arménie. «Devant l’abandon général de l’Arménie par les États civilisés, une pensée germa dans l’esprit, ou plutôt dans le cœur (…) d’un Genevois, fidèle ami des Arméniens dès la première heure. Il proposait d’unir en une Ligue universelle des consciences toutes les associations et tous les hommes qui considèrent comme un impérieux devoir de réparer, dans la mesure du possible, les torts causés à l’Arménie par la coupable négligence de l’Europe et de l’Amérique»[2]. L’instigateur de ce qui sera La Ligue internationale philarménienne, créée en été 1920 à Paris, n’est autre que le pasteur Krafft-Bonnard qui en sera rapidement le secrétaire-général, puis le président. Avec cette optique politique et diplomatique de défense des Arméniens, de réclamation de la réparation d’une injustice, le pasteur Krafft-Bonnard, sans jamais se décourager, écrit aux Conseillers d’État, Conseillers fédéraux, aux délégués de la Société des Nations, au président Wilson des États-Unis, pour plaider la cause des Arméniens et demander la réparation. A côté des représentants des délégations arméniennes, des politiciens et diplomates philarméniens français et suisses, il ne se lasse pas de réclamer la justice pour l’Arménie, de dénoncer la politique internationale, de révéler les responsabilités des puissances et la trahison des promesses, l’abandon et le sacrifice d’une nation pour des intérêts économiques et pétroliers; il ne cesse de revendiquer le traité de Sèvres, de demander la création d’un Foyer arménien en Turquie… C’est aussi sans relâche qu’il défend activement la cause arménienne sur la scène publique, avec des discours, conférences, brochures pour faire connaître le problème arménien au monde, pour réveiller l’opinion publique, pour crier l’injustice et la misère dont ce peuple est victime.
Mais il est encore une autre grande œuvre dont le pasteur Krafft-Bonnard est l’instigateur, l’organisateur et le responsable.
En 1921, face à l’affluence de réfugiés arméniens en Suisse, dont il fallait s’occuper au cas par cas et trouver un financement particulier pour chacun. Krafft-Bonnard propose au Comité central la création d’un foyer arménien qui accueillerait les réfugiés nécessiteux. A l’instar de 1896, le Comité central refuse d’en prendre la responsabilité administrative et aussi financière cette fois, et suggère ainsi de nouveau la constitution d’un comité spécial. Le 21 juin 1921, l’association «Le Foyer Arménien» est créée, sur l’initiative privée du pasteur Krafft-Bonnard, et la maison achetée dans ce but à Begnins reçoit ses premiers réfugiés le 13 juillet suivant.
En 1922, l’orphelinat suisse de Sivas, qui s’était déjà réfugié à Constantinople face aux menaces des troupes kémalistes, se voit contraint de partir pour la Suisse. Grâce au Foyer arménien créé une année plus tôt, le Comité central est en mesure d’accueillir sur le sol suisse les jeunes orphelins voués à la mort. Anthony Krafft-Bonnard envoie alors son fils et sa fille à Marseille chercher les jeunes arrivants. Ce n’est pas sans peine qu’ils parviennent à faire débarquer ces enfants dépourvus de papier, de patrie, d’identité. Après le défilé des enfants et l’établissement d’une liste de quarante-huit noms (trente-neuf enfants et neuf adultes), les autorités françaises autorisent cette petite colonie à traverser la France pour se rendre en Suisse. Si le premier pas en France est posé, ces jeunes gens ne sont pas encore arrivés à destination; il faut encore négocier difficilement avec les entreprises de chemin de fer pour accrocher un wagon à un train pour Lyon, puis à un autre pour Genève. Toutes ces difficultés surmontées, le 1er décembre 1922, les jeunes orphelins poussent les portes de leur nouveau chez-eux, dans la campagne vaudoise. Ce n’est pas seulement un nouveau toit qui leur est offert mais le début d’une nouvelle vie.
C’est aussi le début d’un nouveau grand chapitre pour le pasteur Krafft-Bonnard qui désormais se voit à la tête de ce Foyer arménien auquel il se dévoue entièrement. Il quitte ses responsabilités paroissiales pour se consacrer pleinement à la cause arménienne. Les orphelins deviennent «ses» enfants et Begnins voit des nouveaux-arrivants jusqu’en 1929.
Begnins n’est pas uniquement l’accueil d’orphelins, le sauvetage de vies humaines en danger. Ce que Krafft-Bonnard a créé à Begnins est bien au-delà et représente une réelle innovation pour l’époque.
Begnins est une école primaire destinée à former et éduquer les petits Arméniens dans leur langue maternelle, leur culture, leurs traditions. Les professeurs sont tous arméniens, les cours sont donnés en langue arménienne. Le programme respecte une certaine ligne «nationale» mais est aussi adapté pour qu’il corresponde à celui des écoles suisses afin que les enfants puissent poursuivre par la suite leurs études dans les divers établissements publics genevois. Le but ultime visé est de créer une élite qui, une fois que l’Arménie aura gagné son indépendance – comme il l’espère encore au moment de la création du Foyer arménien -, pourra prendre en main le nouvel État. En effet, Krafft-Bonnard connaît parfaitement la question arménienne et a donc pleine conscience que, le peuple arménien ayant été décapité, l’élite intellectuelle indispensable pour la création d’un Etat manque. Il faut donc créer, élever cette élite et ces orphelins étaient alors destinés à servir leur pays et à en prendre la tête. «L’Ecole arménienne de Begnins-Genève représente le principe de la lutte contre le danger de dénationalisation (…). Elle a pour but de lui donner une éducation supérieure, une culture nationale et une instruction professionnelle qui lui permettent de devenir un bon serviteur de sa nation, un élément de reconstruction nationale»[3]. C’est avec cette idée que Le Foyer arménien est guidé, soulignant d’autant plus la philanthropie et le désintéressement de cette action de justice, de cette œuvre constructive et purement humaine. Le foyer de Begnins recevait les enfants jusqu’à quinze-seize ans, puis ceux-ci déménageaient dans le foyer de Genève pour poursuivre leurs études.
Il faut souligner la persévérance du pasteur Krafft-Bonnard dans le combat incessant que représente la recherche de fonds pour entretenir les orphelins et maintenir le Foyer arménien. Suite à l’arrêt des ressources de la mission américaine en 1920 et la mort de Léopold Favre, principal mécène, en 1922, réunir l’argent nécessaire est une préoccupation permanente et une lutte quotidienne. La principale source de trésorerie est la vente de brochures – une trentaine de textes – que Krafft-Bonnard écrit sur la question arménienne, sur la situation et les difficultés des réfugiés et orphelins en Suisse et dans le monde; dans celles-ci, il fait aussi inlassablement appel à la bonté et l’humanité de la population suisse. Il se défend de demander l’aumône, il demande seulement de l’aide pour une cause juste, pour réparer une injustice dont l’Europe – et l’Amérique – est complice: «il ne s’agit pas de secourir au nom d’une charité qui fait l’aumône, mais au nom d’une justice qui veut réparer»[4].
Le pasteur Krafft-Bonnard peut être vu comme un des symboles de l’œuvre suisse remplissant à lui seul les trois buts visés: protester, donner abri et poursuivre une œuvre d’éducation, et plus encore. Difficile de rendre un juste hommage à un tel homme et à son œuvre; il n’a pas seulement plaidé la cause de l’Arménie mais s’est intensément battu pour elle; il n’a pas seulement sauvé des vies mais a redonné le droit légitime d’une existence honorable à de nombreux orphelins et réfugiés; c’est une nouvelle naissance qu’il a offerte à ces jeunes voués au mieux à la misère. Ce sont, depuis 1922, 250 réfugiés et 174 orphelins qui ont trouvé un abri sûr et respectueux dans Le Foyer arménien, entre Begnins et Genève.
Certes la stèle de remerciement offerte par le Catholicos Kevork V en 1926 témoigne de la reconnaissance officielle du peuple arménien, toutefois la vie respectable et le sourire retrouvés d’un ancien orphelin n’est-il pas plus gratifiant encore et plus emblématique de l’œuvre et du dévouement du pasteur Anthony Krafft-Bonnard?: «Alors, Krafft-Bonnard, nous l’appelions notre père. (…) Que ce soit dans la vie quotidienne ou matérielle, nous avions besoin d’aller vers lui, car c’est lui qui devait trouver l’argent pour notre subsistance, pour nos études, donc nous étions intimement liés à sa vie, et lui intimement lié aux nôtres. Cela est d’autant plus extraordinaire que cet homme, d’un jour à l’autre, quitte le pastorat et s’intègre au mouvement arménien à tel point; par ses conférences, par ses déplacements, il explique la cause arménienne, la cause de ces orphelins qui ont trouvé refuge en Suisse. Nécessairement, étant en contact, nous avions tous les moments pour vivre avec lui et de ce fait, nous l’avons appelé «papa Krafft» qu’il méritait à 100%, (…). Cela nous a toujours donné une joie de pouvoir dire «un papa» et nous avions même fait un chant en son honneur, et chaque fois qu’il arrivait, on chantait cela et chaque fois que l’on avait des fêtes, il était là, (…) c’est un homme qui a vécu notre vie tous les jours, à tel point que lorsqu’il a perdu sa femme, malgré toute l’insistance de la famille à Lausanne et ailleurs, il a préféré venir finir ses jours avec les derniers que nous étions, (…). Il a vécu avec les tout derniers jusqu’à la fermeture du foyer – tout le monde était hors de la coquille – il était donc impensable de l’appeler autrement que Papa, ça venait de nos cœurs. Il avait une telle bonté, une telle intense joie de pouvoir vivre avec nous. C’était un privilège extraordinaire, et ce souvenir de Papa Krafft est ineffaçable. Nous lui devons au fond notre joie de vivre et notre reconnaissance.» [5]
Publications d’Anthony Krafft-Bonnard:
1919 Suisse et Arménie, le passé et l’avenir de l’œuvre suisse en Arménie (Traduit en allemand)
1920 Suisse et Arménie, 1919-1920
1921 Et l’Arménie…?
1921 Sans Foyers! Le cri de détresse de l’Arménie
1922 L’Heure de l’Arménie, avec préface de H. La Fontaine, sénateur de Belgique (Traduit en allemand et en danois)
1923 Sivas-Samsoun-Constantinople-Begnins, un orphelinat arménien
1923 L’Arménie à la Conférence de Lausanne
1924 Arménie, Suisse et Société des Nations en 1924
1925 Discours à la Conférence du Christianisme pratique à Stockholm
1926 L’Exil arménien, avec une introduction du Professeur Frédéric Macler
1928 Album de l’Ecole arménienne, Begnins et Genève
1928 Le Problème arménien: Comment il se pose aujourd’hui? Revue: Le Christianisme social
1928 La tuberculose et la jeunesse arménienne
1930 Arménie, justice et réparation (Traduit en allemand)
1931 Dix ans après l’Ouverture du Foyer arménien de Begnins
1932 Pourquoi un Foyer arménien en Suisse?
1932 Et l’Arménie, un devoir ancien et toujours urgent
1933 Faut-il abandonner?
1934 Sans Patrie, seuls sur terre
1935 Pétrole, Arménie, Orphelins (Traduit en allemand)
1936 «Premièrement… » (Traduit en allemand)
1937 Le Rocher de Planajeur… (Traduit en allemand)
1938 Impasse… Jusqu’à quand? (Traduit en allemand)
1939 Sentinelle, que vois-tu? (Traduit en allemand)
1940 Acta non Verba
1941 Au secours des grands blessés de la politique internationale (Traduit en allemand)
1941 Une déception, un espoir, un témoignage à propos des événements en Orient (Traduit en allemand)
1942 Le problème des Sans-patrie (Traduit en allemand)
1944 Les cinq étapes d’un drame, de 1878 à 1943 (Traduit en allemand)
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[1]Suisse et Arménie. Le passé et l’avenir de l’œuvre suisse en Arménie, édité par le Comité central de la Fédération des comités suisses amis des Arméniens, Genève 1919.
[2] MERCIER, «La Ligue internationale philarménienne», in Nouvelles d’Arménie, organe trimestriel de la Fédération des Comités Suisses Amis des Arméniens, No 16, décembre 1920.
[3] KRAFFT-BONNARD, Ecole Arménienne: Begnins et Genève, Genève 1925.
[4] KRAFFT-BONNARD, Arménie: justice et réparation, Genève 1930.
[5] Témoignage de Puzant Haroutunian, orphelin de Begnins.
Bien que connaissant depuis longtemps le problème de l’exil des Arméniens, je n’avais jamais entendu parler de la lumineuse figure d’Anthony Krafft-Bonnard jusqu’à’ sa découverte dans le petit livre d’Harry Koumrouyan « Panne dans le métro et autres histoires ».L’article de Sévane HAROUTUNIAN vient compléter ma connaissance.