« … Notre humanité a vécu, le siècle dernier, trois grandes tragédies inouïes: la première est celle qui est généralement considérée comme « le premier génocide du XXème siècle »; elle a frappé votre peuple arménien – première nation chrétienne – avec les Syriens catholiques et orthodoxes, les Assyriens, les Chaldéens et les Grecs… »
Ces mots prononcés par le pape François au cours de la messe exceptionnelle dédiée à Saint Grégoire de Narek et aux 1,5 million de martyrs arméniens de 1915 célébrée le 12 avril dernier en la Basilique St Pierre de Rome ont eu un retentissement sans précédent dans le monde entier. En employant le mot tabou de « génocide » pour qualifier le massacre des Arméniens il y a cent ans, le souverain pontife a donné le coup d’envoi des commémorations du centenaire et a porté l’Arménie sur le devant de la scène internationale.
Trois jours plus tard, par une résolution votée à une très large majorité, le Parlement européen a invité Ankara à reconnaître le Génocide des Arméniens et ainsi jeter les bases d’une véritable réconciliation entre les peuples turc et arménien.
Un nombre de déclarations et de résolutions au niveau parlementaire et municipal reconnaissant le génocide des Arméniens se sont succédé à travers le monde durant la semaine qui a précédé le 24 avril. Parmi les plus significatives, la déclaration du Président allemand Joachim Gauck, qui a souligné « une co-responsabilité et même une complicité » de l’Empire allemand dans ce crime, et la résolution adoptée par le Parlement autrichien condamnant le Génocide des Arméniens et appelant la Turquie à faire face aux pages noires de son histoire. Inutile de dire que tous ces développements ont attiré les foudres d’Ankara.
Le 23 avril, à Etchmiadzin, l’Eglise apostolique arménienne a canonisé les martyrs du génocide, en présence de délégations étrangères et de représentants de différentes églises orientales. De toute la chrétienté depuis ses origines, il s’agissait de la canonisation la plus importante en nombre de personnes jamais effectuée.
Le centenaire du génocide a fait l’objet d’une couverture médiatique extraordinaire dans le monde entier. Le combat du peuple arménien contre le déni et le négationnisme de l’Etat turc est devenu d’actualité notamment après la déclaration du pape sur fond de menaces d’extermination qui pèsent sur les chrétiens et d’autres minorités au Moyen-Orient. Les langues se sont enfin déliées sur ce sujet dont l’évocation était fortement décommandée, il y a quelques années encore, par les directions de la presse écrite et audio-visuelle, sous peine de déclencher une plainte à la limite de l’incident diplomatique de la part de l’ambassade de Turquie, comme avouait récemment une présentatrice sur les ondes d’une chaîne française.
Quelques autres faits marquants ont également contribué à placer l’Arménie sous le feu des projecteurs: La visite en Arménie de Kim Kardashian et sa famille, qui a été suivie par les 27 millions de fans de la vedette de la télé-réalité américaine à travers le monde, et le concert du groupe de métal californien System of a Down (SOAD) sur la place de la République à Erevan pour clôturer une tournée intitulée Wake Up the Souls (Réveillez les âmes) pour commémorer les victimes du génocide.
Le 24 avril 2015, une célébration historique a eu lieu au Mémorial du Génocide de Tsitsernakaberd à Erevan avec la participation des centaines de chefs religieux, des ambassadeurs, des officiels et des présidents russe, français, chypriote et serbe. La cérémonie et les discours ont été retransmis en direct sur Euronews et par d’autres chaines télévisées.
La Suisse a été représentée à cette commémoration par son ambassadeur en Arménie Lukas Gasser, le Département fédéral des Affaires étrangères (DFAE) ayant annoncé dans un communiqué que le Conseil fédéral s’en était ainsi « tenu à sa pratique traditionnelle qui consiste à participer avec retenue aux com-mémorations d’événements historiques internatio-naux« . Et pourtant, le conseiller fédéral Didier Burkhalter avait participé le 27 janvier 2014 comme président de la Confédération à la commémoration de la libération du camp d’Auschwitz.
Par contre, une délégation parlementaire composée des conseillers nationaux, membres du Groupe parlementaire Suisse-Arménie, Dominique de Buman et Ueli Leuenberger, coprésidents, Christian van Singer, Jacques-André Maire, Anne Mahrer, Maja Ingold, Marianne Streiff et Francine John-Calame, accompagnés de Sarkis Shahinian (Secrétaire général du Groupe) et Sevan Pearson, l’assistant de ce dernier, ont représenté le peuple suisse à Erevan. Ils ont participé également au forum global « Contre le crime de génocide » tenu à Erevan du 22 au 23 avril dernier.
Dans une déclaration du 23 avril 2015, la délégation a dénoncé les pressions exercées par la Turquie sur des Etats souverains afin de les dissuader de reconnaître le Génocide des Arméniens et a appelé toutes les autorités à ne pas céder.
Alors que les présidents de deux super puissances se sont rendus à Erevan le 24 avril, la Turquie a été incapable d’attirer des chefs d’État du même calibre, malgré ses efforts considérables. En décidant de célébrer le 100e anniversaire de la bataille de Gallipoli avec un jour d’avance, elle s’est attirée de vives critiques pour avoir voulu faire de l’ombre au centenaire du Génocide des Arméniens.
Dans une déclaration publiée le 20 avril, le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu a annoncé qu’une messe, dirigée par Mgr Aram Ateşyan, Vicaire général du Patriarche arménien en Turquie aurait lieu le 24 avril « pour les Arméniens ottomans qui avaient perdu la vie » en 1915. C’était la première fois qu’Ankara autorisaient les Arméniens de Turquie à organiser une cérémonie religieuse en hommage à leurs ancêtres « qui ont perdu la vie lors du déplacement« , un droit à la mémoire qui leur était jusqu’alors refusé … Dans le même communiqué, le chef du gouvernement a aussi présenté ses « condoléances » aux petits-enfants des Arméniens en soulignant que la Turquie partageait leurs souffrances. Le 23 avril, le président Erdogan a, à son tour, admis les « souffrances » vécues par les Arméniens de l’Empire ottoman tout en rejetant la qualification de génocide.
Les organisations arméniennes n’ont pas tardé à fustiger ces déclarations qui ne comportaient aucun renoncement au négationnisme d’Etat, ni exprimaient un quelconque regret ou volonté de réparation.
La mobilisation des Arméniens du monde entier pour commémorer le centenaire dans la dignité à été remarquable. Les manifestations organisées un peu partout se sont caractérisées par la présence d’une jeunesse nombreuse et très active, preuve que la politique génocidaire n’a pas abouti et que les descendants des victimes sont plus déterminés que jamais dans leur combat pour la justice.
En Turquie, malgré le discours officiel toujours dans le déni, des cérémonies de souvenir ont eu lieu à Istanbul et dans toutes les grandes villes comme Izmir, Ankara ou Diyarbakir. Commencées il y quelques années, ces manifestations se font de plus en plus nombreuses et cette année le rassemble-ment près de la place Taksim à Istanbul a réuni plusieurs milliers de personnes dont des repré-sentants étrangers et des membres de la diaspora arménienne, y compris de Suisse. Notons également la participation de M. Rémy Pagani, conseiller administratif de la Ville de Genève, aux côtés de M. Tobia Schnebli et Mme Stéfanie Prezioso, conseillers municipaux en Ville de Genève et de M. Pierre Vanek, député au Grand Conseil et ancien conseiller national, pour souligner l’importance d’une reconnaissance officielle du génocide arménien.
En Suisse, depuis le début de l’année nous assistons à de nombreux événements dédiés au centenaire du Génocide. Il suffit de visiter le site www.genocide1915.ch pour se rendre compte du nombre impressionnant des initiatives sur les plans communautaire et individuel. Il n’est pas possible de faire un compte-rendu de toutes ces manifestations qui ont lieu un peu partout en Suisse et qui sont annoncées régulièrement dans la lettre d’information du Centre arménien de Genève, transmise par voie électro-nique. Parmi les événements marquants honorés de la présence de personnalités politiques et autres, citons:
– La magnifique exposition de la collection Kalfayan au Musée des Suisses dans le monde (voir notre article page 12);
– Le Concert du 17 avril au Victoria Hall avec l’Orchestre de chambre « Les solistes de Neuchâtel » sous la direction de Sergey Ostrovsky, et comme solistes Varduhi Khachatryan, soprano, et Juliette Galstian, mezzo, interprétant le « Stabat Mater » de Pergolèse, ainsi que des chefs-d’œuvre de la musique classique;
– La cérémonie religieuse à l’Eglise Saint Hagop de Troinex le 24 avril;
– La manifestation du 24 avril à Berne, suivie d’un concert de musique sacrée à la Collégiale de la ville (voir l’article page 4);
– La soirée de commémoration du 25 avril au Fraumünster de Zurich avec des chants liturgiques et un concert du Chœur de chambre national d’Armé-nie, sous la direction de Robert Mlkeyan.
Parmi les autres manifestations artistiques, un récital de chant qui a eu lieu le 29 avril au Point Favre, à Genève. Karine Mkrtchyan, accompagnée au piano par Elizavetha Touliankina a interprété des chants de Komitas dans la deuxième partie du programme.
Par ailleurs, une action symbolique a eu lieu le matin du 24 avril sur la place des Nations à Genève: un groupe d’Arméniens portant sur leurs habits les noms de leurs grands-parents ou de leur village sont restés immobiles durant trente minutes, en silence, pour dire au monde que les enfants d’Arménie sont toujours debout.
Notons également la projection d’images « One person died » d’Alina Mnatsakanian sur des bâtiments publics dans plusieurs villes suisses.
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Les commémorations du centenaire à travers le monde, fortement médiatisées sur le plan inter-national, ont renforcé l’image d’un peuple uni dans la mémoire et la volonté de continuer le combat malgré sa dispersion géographique et ses différences en découlant. La question qui se pose maintenant est de savoir si cette réussite médiatique débouchera sur des actes concrets à savoir, la reconnaissance pleine et entière du crime par l’Etat turc et l’ouverture de la voie vers les réparations.
Mais le plus important pour nous aujourd’hui est de redéfinir nos priorités et objectifs à la lumière des changements de concepts identitaires survenus durant ces dernières décennies et de la situation géopolitique complexe dans laquelle se trouve l’Arménie. Nous avons survécu à l’extermination de notre peuple et il est de notre devoir d’assurer sa pérennité sur tous les plans et de nous engager pour un État arménien fort et juste, auquel pourront s’identifier tous les Arméniens.
Maral Simsar
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