DE KRIKOR ZOHRAB À HRANT DINK …

(Wikipedia)

par Maral SIMSAR

L’assassinat de Hrant Dink à Istanbul, le 19 janvier 2007, a occupé le devant de la scène de l’actualité arménienne en ce début de l’année et a soulevé un tollé général d’indignation et de consternation parmi nos compatriotes du monde entier. Les images impressionnantes des obsèques du journaliste et intellectuel arménien avec la participation de plus de 100’000 personnes, brandissant des petits panneaux sur lesquels on pouvait lire «Nous sommes tous des Arméniens» et «Nous sommes tous des Hrant Dink» ont fait le tour des médias internationaux. Cette manifestation de sympathie ainsi que la présence des représentants du gouvernement d’Arménie et de la diaspora aux funérailles furent interprétées par des journalistes occidentaux comme des signes d’un climat favorable au dialogue turco-arménien. Les intellectuels des milieux démocratiques en Turquie, quant à eux, rendirent hommage à Hrant Dink, le fervent défenseur des droits des minorités, tout en dénonçant l’article 301 du code pénal turc sous lequel celui-ci fut reconnu coupable et condamné pour «atteinte à l’identité turque». Mais cet optimisme est vite parti en fumée, laissant sa place aux discours nationalistes turcs par le biais de certains groupes, qui se manifestèrent dans les stades de football, portant des bonnets blancs comme l’assassin au moment du tir fatal et hurlant des slogans à la gloire de ce dernier. La présence de ces «bonnets blancs» dans les rues d’Istanbul et la diffusion de vidéos troublantes, qui montraient des policiers de Trabzon posant avec le tueur de Dink devant un drapeau turc, faisant de l’assassin un héros national, indiquaient la présence d’un grand nombre de citoyens prêts à soutenir le crime commis. De surcroît, les révélations sur l’implication des forces de police et d’un État profond «supervisé» par l’armée dans l’assassinat de Hrant Dink suscitèrent des sentiments de peur parmi les membres de la communauté arménienne d’Istanbul. Cette inquiétude fut exacerbée notamment par les menaces qui continuaient d’arriver à la rédaction d’AGOS, le journal fondé et dirigé par Hrant Dink, et sur la messagerie électronique du Patriarche Mesrob Mutafian.

A travers son journal AGOS, Hrant Dink luttait pour faire entendre la voix arménienne au sein même de la société turque et travaillait sans cesse à briser la version officielle du génocide de 1915 à travers le dialogue arméno-turc. Il osait se revendiquer «Arménien de citoyenneté turque» dans un pays où pour certains, l’adjectif «arménien» est assimilé à une insulte. En effet, Il attira les foudres des médias turcs lorsqu’il révéla en avril 2004 que Sabiha Gökcen, une fille adoptive d’Atatürk, la première femme pilote du pays et une icône de l’identité turque, était en réalité une orpheline arménienne. L’état-major turc déclarera: «Discuter un tel symbole, quelles que soient les intentions nourries, est un délit contre l’unité nationale et la paix civile » …

(anca.org)

Au cours des années, les procès se suivront, toujours au titre «d’insulte à l’identité turque», et de plus en plus de Turcs connaîtront son nom en l’accolant à celui d’un traître, alors que sa boîte mail se remplira de menaces de mort. En février 2004, dans un article sur l’identité arménienne, en critiquant les vues inflexibles de certains Arméniens de la diaspora il écrit: «le sang propre dont les Arméniens ont besoin afin d’établir un courant noble de relations avec l’Arménie [sera trouvé} si/quand ils pourront nettoyer leur sang du poison des Turcs.» Par « le poison des Turcs» il voulait dire la haine des Turcs mais les nationalistes prirent les mots hors contexte et les interprétèrent comme «le sang des Turcs est empoisonné »… Cela lui coûta une condamnation de six mois avec sursis, confirmée par la Cour d’Appel.

La veille de sa mort, Hrant Dink avait fait parvenir un article au magazine Radikal 2 dans lequel il écrivait: «La question que, non seulement moi ou les Arméniens, mais tout le monde ne peut s’empêcher de se poser est la suivante: Comment se fait-il que tous les gens qui ont été traînés en justice du fait de cet article 301 pour avoir «insulté l’identité nationale turque» ont vu leurs procès prendre fin pour des raisons techniques ou juridiques et ce, dès les premières sessions, alors que Hrant Dink a été condamné à six mois de prison?» […] « le fait que je sois Arménien a-t-il joué un rôle dans cette décision?»

Le lendemain de l’assassinat, le journaliste britannique Robert Fisk écrivait dans le journal The Independent: «Hrant Dink est devenu hier le 1’500’001ème victime du génocide arménien». Quelques jours plus tard, l’écrivain turc Ahmet Altan se demandait dans un article paru sur Gazetem.net «De 1915 à 2007, rien n’a changé?» D’autre part, dans son article paru dans l’AGOS du 2 février sous le titre de « De temps à autre – un sérieux danger », Taner Akçam écrivait : «Que ça plaise ou non, partout dans le monde, à Istanbul aussi, presque chaque Arménien associe l’assassinat de Hrant Dink aux évènements de 1915 et il est perçu dans ce contexte.»

Le parallèle est inéluctable pour la plupart des Arméniens. Krikor Zohrab, Roupen Sevag, Taniel Varoujan et les autres croyaient sincèrement qu’un régime constitutionnel et libéral à l’occidentale serait instauré en Turquie sous lequel tous les peuples de l’Empire ottoman jouiraient des mêmes droits, quelle que soit leur religion ou ethnie. De même, Hrant Dink considérait que le processus de démocratisation commencé en Turquie en marge des négociations pour l’adhésion du pays à l’Union Européenne, faciliterait la tâche d’éduquer le peuple turc quant aux événements de 1915 et mènerait d’une part, à la reconnaissance du génocide arménien et d’autre part, à l’élimination de toute forme de discrimination dont souffrent les minorités en Turquie. Si les premiers ont été fauchés par le génocide de 1915, l’assassinat de Hrant Dink a été le fruit de la politique négationniste de l’Etat turc, une politique qui fait partie intégrante du génocide.

Le 24 avril de cette année et des années à venir, nous évoquerons le souvenir de Hrant Dink au même titre que celui des intellectuels arméniens, ses frères aînés, massacrés en 1915, avec qui il partageait les mêmes rêves idéalistes, hélas trop vite étouffés.

 

 

2021-01-19T11:40:49+01:00 19.03.07|ÉDITORIAL, GÉNÉRAL|

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