par Armand GASPARD
Ndlr: L’auteur invite les lecteurs à voyager ou plutôt à musarder dans l’espace et le temps pour découvrir certains lieux significatifs ou anecdotiques liés aux Arméniens en Suisse. Nous nous intéressons à l’habit arménien de Jean-Jacques Rousseau, qui était son costume préféré et qu’il portait en toutes circonstances. Par ailleurs, une promenade avenue de la Roseraie, encore apparemment un coin perdu d’une campagne délicieuse, mais de fait en plein cœur de Genève, nous conduit au numéro 29, là où la revue révolutionnaire Drochak était publiée au début du 2oe siècle. Rêvons paresseusement et profitons de ce guide, de ce chemin tracé pour explorer certains épisodes de l’histoire des Arméniens, qui s’inscrivent dans celle de Genève et d’autres localités suisses. Quelques chemins de traverse s’offrent à nous.
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C’est à Genève que la communauté est la plus ancienne et la plus nombreuse. C’est aussi dans cette ville qu’ont lieu plusieurs évènements majeurs de l’histoire des Arméniens au 19ème siècle et au début du 20ème.
Jean-Jacques Rousseau appréciait tout particulièrement l’habit arménien. En 1766 le peintre écossais Allan Ramsay réalisa un portrait du grand écrivain vêtu de ce costume. Si l’original se trouve à Edimbourg il en existe une copie au Musée d’art et d’histoire de Genève et une autre au château de Coppet.
Hentchak et Dachnak
Au début du 19ème siècle les premiers étudiants arméniens arrivent à l’Université de Genève où ils rencontrent des Russes et d’autres ressortissants d’Europe orientale. A la fin du siècle la ville de Calvin devient une pépinière de révolutionnaires avec Bakounine, Plekhanov, Herzen et Lénine. En novembre 1887 sept étudiants arméniens animés par Nazarbek et sa femme Maro fondent le parti social-démocrate Hentchak (Cloche) et le journal du même nom sur le modèle d’un parti russe de même tendance. Peu après le parti Hentchak est transféré en Grèce puis en Russie. Il existe encore en Arménie et en diaspora.
En 1892, la Fédération arménienne révolutionnaire arménienne FRA Dachnaktsoutioun, fondée en 1890 à Tiflis, s’installe à Genève où elle publie son organe Drochak (Drapeau) jusqu’en 1914 (avenue de la Roseraie 29). Les fondateurs du parti s’y trouvent: Christapor Mikaëlian (1859-1905), l’un des promoteurs du mouvement arménophile Pro Armenia en France, Rostom (Stepan Zorian, 1867-1919) et Simon Zavarian (1866-1913). Stepan Zorian a encore des descendants à Genève notamment le’ancien conseiller d’Etat Charles Beer. Parmi les dirigeants, il y a aussi Karékine Pasdermadjian alias Armen Garo (1873-1923) qui a sa tombe au cimetière des Rois avec celles de sa femme et de son fils Hrant, professeur de sociologie à l’Université de Genève, Mikaël Varandian (1874-1934), écrivain et politologue, Roupen Ter-Minassian (1882-1951), Hovnan Davthiantz (1865-1918) et Levon Chanth (1869-1951).
Outre Drochak une dizaine de journaux arméniens ont été publiés par intermittence à Genève au début du 20ème siècle.
En 1910, quatre ans après la fondation de l’Union générale arménienne de bienfaisance (UGAB) au Caire par Boghos Nubar Pacha, une section suisse est fondée à Genève par Agathon Bey. Elle existe toujours.
Destins croisés
A la fin du 18ème siècle un mouvement philarménien se développe en Suisse, notamment à Genève. On y trouve l’orientaliste Léopold Favre (1846-1922) fondateur de l’hôpital-orphelinat de Sivas, l’égyptologue Edouard Naville, le pasteur Antony Krafft-Bonnard (1869-1945). Dans les années 1920 il s’y ajoute les conseillers fédéraux Gustave Ador et Giuseppe Motta.
Au début du 20ème siècle plusieurs Arméniens fondent une famille à Genève où ils ont des descendants : les Tchamkerten (cigarettes Araxe), Tchéraz, Philippossian. Des intellectuels et artistes y séjournent : le dramaturge Arthur Adamov, le poète Avétik Issahakian, le romancier Dérénig Démirdjian qui a terminé sa carrière en Arménie soviétique, Georges Pitoëff et son fils Sacha y fondent un théâtre d’avant-garde. Pianiste et compositeur venu de Smyrne, Stepan (Stephan) Elmas (1862-1937) devient citoyen d’honneur de Genève et sa tombe se trouve au cimetière des Rois.
En 1920, Elisabeth Schahnazariantz Zorian est l’une des premières femmes à obtenir un doctorat (sciences naturelles) de l’Université de Genève.
L’arménologie fait son entrée à l’Université de Genève grâce au linguiste Robert Godel (1902- 1984). En 1974 une unité d’arménien est créée à la Faculté des lettres grâce à la Fondation des frères Ghoukassiantz. Le premier titulaire est Martiros Minassian auquel succèdent en 1993 Valentina Calzolari et, jusqu’en 2006, Bernard Outtier. En 2007 Valentina Calzolari est nommée professeure associée. Elle est ainsi devenue titulaire de la première et unique chaire d’études arméniennes en Suisse.
En 1969 l’église Sourp Hagop est construite à Troinex au pied du Salève sur le modèle des églises paléochrétiennes d’Arménie qui a été le premier Etat à adopter le christianisme au tout début du 4e siècle. Il y a en outre sur le parvis un khatchkar (pierre à croix sculptée) qui rend hommage aux victimes du génocide. Depuis 1991, un Centre culturel et communautaire s’ajoute à l’église avec bibliothèque et, grâce à la Fondation H. Topalian, une école arménienne hebdomadaire.
De la SDN à l’ONU
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Société des Nations est créée à Genève pour consolider la paix. Dans les années 1921-22 la Question arménienne y est évoquée notamment par le conseiller fédéral Giuseppe Motta qui déclare : « Ne pas résoudre la question de l’Arménie serait une souillure, une honte pour la civilisation humaine … ».
Après la dernière guerre mondiale l’ONU est créée avec siège principal à New York et secondaire à Genève pour les agences spécialisées, notamment la sous-commission des droits de l’homme. En août 1985 celle-ci adopte un rapport sur le crime de génocide qui mentionne celui des Arméniens.
Malgré l’opposition de la Turquie de nombreux parlements reconnaissent ce génocide notamment ceux des cantons de Genève et Vaud ainsi que le Conseil national suisse le 16 décembre 2003. En outre le Code pénal suisse réprime depuis 1994 la négation du génocide ce qui a permis en 2007 la condamnation d’un Turc qui avait tenu des discours négationnistes en Suisse.
Le 21 septembre 1991 l’Arménie proclame son indépendance suite à la dissolution de l’URSS. Une ambassade est ouverte à Genève auprès de l’ONU et des autorités fédérales à Berne. Depuis septembre 2009 l’ambassadeur est S.E. Charles Aznavour.
Lieux de mémoire dans d’autres cantons
LAUSANNE
Des négociations entre la nouvelle Turquie kémaliste et les Alliés de la Première Guerre mondiale commencent à Ouchy en automne 1922 pour aboutir le 24 juillet 1923 au Traité de Lausanne signé au Palais de Rumine. Il termine la guerre gréco-turque et instaure un nouvel ordre politique en Asie Mineure. En outre il remplace le Traité de Sèvres du 10 août 1920 qui créait une grande Arménie indépendante dans des frontières tracées par le président Wilson. A Lausanne l’Arménie soviétisée depuis le 29 novembre 1920 n’a pas eu voix au chapitre et a été totalement sacrifiée.
Le destin de plusieurs personnalités arméniennes passe également par Lausanne. L’écrivain et homme d’Etat Avétis Aharonian (1866-1948) y fit des études de lettres et composa ses premiers œuvres notamment Le village suisse. De retour en Arménie dont l’indépendance est proclamée le 28 mai 1918, il est élu peu après président du Parlement. Après la soviétisation fin 1920 il choisit l’exil en Occident. Pendant la Conférence de Lausanne il est à la tête d’une délégation arménienne qui n’a pas droit à la parole. Il termine sa vie à Marseille.
Médecin et poète, Roupen Sevag Tchilinguirian (1885-1915) fait ses études universitaires à Lausanne où il compose ses premières œuvres et rencontre son épouse, allemande. De retour à Istanbul, sa ville natale, il est arrêté avec des centaines d’intellectuels arméniens le 24 avril 1915, date du début du génocide. Après son assassinat une partie de sa famille émigre en France où un musée lui est consacré à Cagnes-sur-Mer.
Le compositeur et ethnomusicologue Komitas (1869-1935), qui a sauvé de l’oubli des centaines de mélodies traditionnelles arméniennes, donne des conférences et concerts en Suisse en juin 1907, notamment à Lausanne.
BEGNINS S/NYON
De décembre 1922 à 1936 ce village accueille un Foyer arménien (orphelinat) créé par le pasteur Antony Krafft-Bonnard et l’Œuvre suisse de secours aux Arméniens. L’enseignement est en arménien en vue de former une élite dans la perspective d’un retour au pays. Il y a même une imprimerie avec typographie arménienne. Un Foyer pour les aînés est ouvert à Genève (chemin du Velours 22 à Conches). Sur près de 300 orphelins il n’en survit que 3 en 2010 mais une « Amicale des anciens » regroupe les familles de trois générations. En 1980 une stèle commémorative a été inaugurée sur la place principale du village.
En 1921, Puzant Masraff, venu d’Egypte, commence à exploiter la source thermale et son eau minérale à laquelle il donne le nom d’Arkina, site balnéaire au nord d’Ani, capitale des rois d’Arménie, actuellement près de la frontière turco-arménienne. La famille Masraff est toujours présente en Suisse romande où elle a été cofondatrice de l’association KASA (Komitas Action Suisse-Arménie).
(photo)
MONTHEY (VALAIS)
La fabrique de pierres précieuses synthétiques de la famille Djevahirdjian (Djeva S.A.) est fondée pendant la Première Guerre mondiale par Hrand Djevahirdjian, dirigée en 1947 par son neveu Vahan, puis dès 1992 par la fille de ce dernier, Katia. La commercialisation de la «djevalite», pierre dont l’éclat rappelle celui du diamant, débute en 1975.
Dans le village voisin de Malévoz le Dr André Repond, psychiatre, a épousé une Arménienne de Bakou, Myriam Lazarian. Leur fille Nanik, née en 1920, est devenue la femme de l’écrivain Denis de Rougemont, fondateur du Centre européen de la culture à Genève.
FRIBOURG
Pendant la Première Guerre mondiale la Faculté de théologie de l’Université a introduit l’enseignement de l’arménien classique par le Prince Max de Saxe (1870-1951). Il a légué une importante bibliothèque d’arménologie. Son enseignement a été repris par le Père Dirk van Damme jusqu’à sa mort en 1997. Il existe une plaque commémorative du Prince Max de Saxe à l’Université de Fribourg et une brochure sur sa vie et son œuvre.
BERNE
Kunstmuseum (Musée des Beaux-Arts) : Les 10 000 martyrs du Mont Ararat, œuvre de Niklaus Manuel Deutsch (1484-1530), peintre du début de la Renaissance. Il s’agit du massacre de légionnaires romains convertis.
Archives fédérales
On y trouve la fameuse pétition proarménienne de 1896-97 avec 454 291 signatures (15,7% de la population suisse). Elle demande au Gouvernement fédéral d’intervenir pour mettre fin aux massacres de chrétiens dans l’Empire ottoman.
BÂLE
Famille Loris-Melikoff, descendants directs du général d’origine arménienne et ministre du tsar Alexandre II Mikhail Loris-Melikoff, mort en exil à Nice en 1888. Son petit-fils s’est établi à Bâle pendant la Première Guerre mondiale. La famille conserve l’épée offerte par le tsar à leur ancêtre après la conquête d’Erzeroum en 1877.
Basler Mission
Au début du 20ème siècle des missionnaires suisses de Bâle ont été actifs dans les provinces arméniennes du Caucase, notamment au Karabagh où ils ont installé la première imprimerie.
ZURICH
L’écrivain Siamanto alias Adom Yardjanian (1878-1915) y a complété ses études de lettres.
Johannes Spörri (1852-1923) a travaillé à Van de 1905 à 1915 pour l’Oeuvre germano-suisse de secours aux Arméniens. Il y a séjourné avec sa femme Frieda Knecht et leurs deux filles. Ils sont revenus en Suisse via la Russie en guerre. La tombe de J. Spörri se trouve à Seegen (Argovie).
HUNDWIL (Appenzel A.I.)
Village natal de Jakob Künzler (1871-1949) envoyé en 1899 en Anatolie par le pasteur Lepsius pour secourir les Arméniens. Il a dirigé avec sa femme l’orphelinat d’Ourfa pendant le génocide et sauvé des milliers d’enfants en les transférant au Liban. Son récit lm Lande des Blutes und der Trënen (Au pays du sang et des larmes) a été republié en 1999 (Ed. Chronos, Zurich). Une plaque commémorative a été scellée en 1980 dans l’église protestante de Hundwil.
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Bibliographie
Karl Meyer. L’Arménie et la Suisse – Histoire du Secours suisse en faveur des Arméniens, service auprès d’un peuple chrétien, traduit de l’allemand par Jean Tépélian, édition française par Pascal Nigoghossian-Nicolan, Villeurbanne, France, 1986.
Hans-Lukas Kieser. La question arménienne et la Suisse (1896-1923), Ed. Chronos, Zurich, 1999.
Dictionnaire historique de la Suisse, Berne, 2000 – www.dhs.ch : article sur l’Arménie et 7 notices
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Armand Gaspard
Biographie
Naissance le 23 janvier 1924 à Montreux.
Journaliste suisse d’origine arménienne. Auteur de livres et grands reportages sur les Balkans, le Caucase, l’Asie mineure.
Rédacteur et chargé de missions pour l’International Press Institute (Zurich) pendant 17 ans. De 1975 à 1989 attaché de presse à l’Université de Genève.
1946 Après une licence en droit à l’Université de Genève, il commence une carrière de journaliste, de la Gazette de Lausanne au Journal de Genève.
1948-1951 Correspondant dans les Balkans, basé à Athènes.
1951-1975 Chargé de recherches à l’International Press Institute de Zurich. 1975-1989 Attaché de presse à l’Université de Genève.
Depuis 1990, correspondant en Suisse de Haratch (jusqu’en 2009), France-Arménie et membre de la rédaction d’Artzakank, journal de la communauté arménienne de Suisse.
Bibliographie sélective
Le Combat arménien : entre terrorisme et utopie, Lausanne, 1923-1983, Editions l’Age d’Homme, 1984. Ce livre existe aussi en arménien, traduction par Armen Donoyan, Navasart Publishing House, Glendale, California, USA, 1989.
Caucase. Editions Rencontre, Lausanne 1969
La Geste de David le Sassouniote. Traduit de l’arménien d’après la version de Hovhannès Toumanian. Editions de la Frégate, Genève, 1945.
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