THE DAY AFTER: LE PRIVILÈGE DE NOTRE GÉNÉRATION

(© Alexander Egger)

Par Sarkis SHAHINIAN

Secrétaire général du Groupe parlementaire Suisse-Arménie et président d’honneur de l’Association Suisse-Arménie

Cent ans! Où commencer, ou terminer! Et, hélas, devoir toujours justifier sa propre existence! Cela a été le fil rouge de toute ma vie. Depuis que j’ai dû expliquer l’origine de mon nom à mes camarades d’écoles, à mes enseignants, à mes amis … Dire ce que c’était cette langue étrange que je parlais avec mes parents et dont j’étais pourtant fier: l’arménien.

Ne touchez pas à mon Arménie!

Au delà de toute pensée qui me lie à l’échéance fort traumatique du centenaire, ce qui m’interpelle le plus c’est pourquoi, encore aujourd’hui, les Arméniens sont restés les esclaves de cette expérience, pourquoi ils n’arrivent pas à prendre de la distance par rapport à leur histoire, à un crime qui n’appartient pas à leur génération… La réponse est claire: justice n’a pas été faite!

Notre génération a eu le privilège de traverser les passages fondamentaux de l’histoire de notre nation. Après le cinquantenaire du Génocide en 1965, l’édification du mémorial de Tsitsernakaberd en 1967 et les manifestations sur les places de l’Arménie soviétique, dont personne en Occident ne recevait les échos, démontraient que l’attachement de notre peuple à ses droits nationaux restait intact. Le stade de Beyrouth au Liban se remplissait de 120’000 Arméniens en provenance de tout le Moyen-Orient pour crier haut et fort «Mer iravounknere, mer hoghere» (trad.: nos droits, nos terres); La Fédération révolutionnaire arménienne (FRA) fondait le Comité de défense de la cause arménienne; en 1973 et officiellement en 1975 débutait la lutte armée arménienne avec ses développements et sa dérive, mais surtout avec la mobilisation qu’elle a engendrée, en diaspora comme en Arménie; la naissance en 1979 du Congrès Mondial Arménien, avec ses espoirs et ses déceptions et qui devait être simulé par d’autres organisations. Après le mouvement de libération d’Artsakh (Karabagh), les pogroms de Soumgaït, Bakou, Kirovabad, le terrible tremblement de terre qui a ravagé le Nord du pays fin 1988, l’Arménie a gagné son indépendance en septembre 1991; la guerre à Artsakh a tourné en notre faveur au prix du sacrifice de milliers d’idéalistes. La destruction des Khatchkars (croix de pierres) de Djougha par l’armée azerbaïdjanaise a montré que le droit international était un leurre et que seule la force militaire et intellectuelle d’une arménité unie pourrait garantir le destin de notre peuple. Et pourtant, beaucoup d’entre nous n’arrivent toujours pas à s’identifier avec cette République, quoiqu’on l’ait fortement souhaitée et rêvée, pendant des générations, depuis des siècles. Et pire: les Arméniens ont vécu un cauchemar le 27 octobre 1999: la décapitation de l’élite politique de leur jeune République. Le tribut de sang continua jusqu’aux événements du 1er mars 2008 et se perpétue à l’heure actuelle, avec l’inimaginable massacre de Gyumri en début de cette année. D’autre part, l’assassinat de Hrant Dink en 2008, qui n’a toujours pas été élucidé, continue de hanter les esprits.

Erevan, 24 avril 1965

Dans les années 1990 la société civile turque a commencé à prendre conscience de la réalité du Génocide. Suite à des victoires incontestables sur le plan de la reconnaissance internationale, le négationnisme turc a atteint un niveau beaucoup plus conséquent par rapport au passé. Rappelons les 550’000 copies du documentaire négationniste Sari Gelin, publié en mai 2005 par Time Magazine Europe et l’obligation à laquelle la rédaction du périodique avait été contrainte en publiant le même nombre de copies du documentaire Le Génocide des Arméniens, de Laurence Jourdan. La même année, Dogu Perinçek venait en Suisse avec l’intention de provoquer l’opinion publique helvétique en déclarant que le Génocide des Arméniens était «un mensonge international». Il a été condamné pour discrimination raciale. La communauté arménienne de Suisse a alors fait preuve d’une capacité de réaction efficace contre le négationnisme de l’Etat turc. C’était un comportement qui ne connaissait pas d’égal dans le monde entier. Mais, par la suite, nous avons dû essuyer un premier revers à Strasbourg. Aujourd’hui nous attendons le verdict final.

En regardant en arrière, les décennies d’engagement dans un combat qui remplissait chacun de mes jours – et de mes nuits – les aspects profondément difficiles dans les rapports déjà pas faciles avec ma famille, les contradictions dans les discussions avec mes collègues au lycée, mes amis, les personnes que j’ai aimées et qui m’ont aimé, en commençant par ma femme, mes enfants, les personnes de la rue, les intellectuels, les journalistes, les responsables politiques et culturels, les décideurs, les artistes, bref, avec l’être humain, souvent se dégageait une ombre épaisse derrière cette tour d’ivoire appelée «la cause arménienne» qui me poursuivait sans nécessairement suivre mes intentions: ma tête allait à droite, elle allait à gauche; j’avançais, elle reculait; je sautais, elle restait assise; je chantais, elle pleurait; Une schizophrénie complète. C’était la frénésie de démontrer mon respect envers mes morts, encore sans sépultures, ma valeur contre un ennemi mille fois plus puissant et que pourtant j’étais parvenu à battre.

Au seuil de ce centenaire, je me demande désormais: n’est-il pas venu le moment de prendre la distance par rapport à tout cela? N’avons-nous pas le droit de vivre heureux et de ne plus rester esclaves de cette volonté de rabaisser notre dignité, ne fut-ce que de la part d’Ankara, de Washington, de Moscou, de Berne ou de Genève? Où en est restée notre indépendance intellectuelle? Où est notre capacité de prendre des décisions de façon réfléchie, dans l’intérêt de notre nation?

Ce centenaire est en train de mettre à nu nos sentiments d’appartenance identitaire, notre «Selbstverständlichkeit», la capacité de prendre de la distance par rapport à nos rêves, de comprendre les acquis fondamentaux de la lutte de libération nationale que d’autres ont combattu à notre place et d’assumer une responsabilité majeure de poursuivre les intérêts des seuls territoires peuplés aujourd’hui par des Arméniens: l’Arménie et l’Artsakh. Et de comprendre que nous sommes responsables du destin de notre peuple. Nous sommes appelés à devenir les représentants de cette voix qui fera la différence lors de ce centenaire, lorsque nous dirons haut et fort au monde entier ce que nous voulons.

Tout cela fait partie du Day After arménien, de notre capacité de savoir faire le deuil d’un trauma et de le transformer en une lutte couronnée de succès, notre force de combat, et la réinvention de notre identité. Bref, le « nous » qu’on est en train de rechercher depuis longtemps et que la République d’Arménie a créé en partie mais que nous n’arrivons pas encore à saisir. Rester arménien dans la diaspora n’a pas de perspective. Nous avons des traditions qui appartiennent aux scientifiques plutôt qu’à une communauté soudée: pas à des familles « normales », avec des perspectives « normales », avec des dynamiques « normales ». Il n’y a pas 7 millions de Komitas, avec un génie particulier, une soif, et donc un parcours, de recherche culturelle à soi, avec sa biographie, mais surtout sa capacité – si rare – de découvrir une tradition vieille de mille ans en allant la ressusciter pendant des dizaines d’années dans les villages perdus de l’Arménie. Nous sommes un peuple cosmopolite, parfaitement intégrable dans une culture judéo-chrétienne, qui suit tout naturellement la culture dominante. Sans la perpétuation de notre culture par le biais d’institutions destinées à le faire, c’est à dire des écoles à tous les niveaux, mais surtout sans un moteur «sain» en nous-mêmes, une identité liée à des valeurs positives et proactives, avec une perspective de continuité, et qui soit capable de transformer la culture de la mort, de l’injustice et de la haine en quelque chose de constructif pour notre réalité d’aujourd’hui et de demain, pour la sécurité nationale de l’Arménie, mais aussi pour la joie de nous nommer encore, et si je peux me permettre aussi avec un certain degré de fierté, Arméniens, nous risquons de disparaître. Ce dont nous souffrons aujourd’hui, c’est le négationnisme, les Perinçek, les Conseils d’Etat genevois et les Conseils fédéraux suisses qui avancent leurs intérêts politiques devant ce qu’ils prêchent devant le monde entier, à savoir la défense des Droits humains. C’est ça qui crée la frustration, parce que nous nous sentons tributaires d’un respect, à une autre échelle, vers le pays d’accueil, et trouvons normal ce genre de rabaissement. Mais c’est ce type d’esclavage qui nous menace chaque jour: la terreur de la culture dominante. Ce qui ne peut que nous emmener à un sentiment de culpabilité, qu’est le «devoir de mémoire», devenu toutefois trop grand pour nos épaules, pourtant les seules à garantir le destin de notre peuple. Que nous le voulions ou non, c’est cela: l’Arménie ce n’est pas les autres: c’est nous. Avant, pendant, mais surtout après le 24 avril 2015!

 

 

2018-03-24T21:11:56+01:00 23.03.15|NO SPÉCIAL 2015|

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