TÉMOIGNAGE DE SEVAN PEARSON

«Mon arrière-grand-père a été l’un des chefs de la célèbre résistance de ces Arméniens, dont Franz Werfel retrace l’histoire dans son célèbre ouvrage Les quarante jours de Musa Dagh»

Mon nom est Sevan Pearson et je suis arménien par ma mère (Sirvart Kazandjian) et Anglo-Suisse par mon père. J’ai récemment fêté mes 30 ans. Après des études en sciences politiques et en histoire à l’Université de Lausanne, mes pas m’ont mené à Munich où je réside actuellement. C’est dans cette ville que j’ai suivi un cursus en études est-européennes avant de me lancer dans un doctorat en histoire contemporaine consacré à la Bosnie et Herzégovine, thèse que je devrais achever d’ici début 2015.

Ma famille du côté arménien provient de plusieurs régions d’Arménie occidentale. Une branche se trouvait à Van et a pu fuir vers l’Arménie orientale juste avant le début du Génocide. Une autre partie de la famille habitait Yerznga. Le destin de ces personnes a été plus tragique: les rares survivants (l’un se trouvait à l’étranger au moment du Génocide tandis que l’autre avait été vendu à des Kurdes mais a réussi à s’enfuir) aboutiront eux aussi en Arménie orientale. C’est donc à Erevan que les deux branches de la famille se rencontrent et s’unissent par le mariage de mon arrière-grand-père et de mon arrière-grand-mère. Rapidement, la nouvelle famille quitte la capitale arménienne pour Tiflis, où est née ma grand-mère. L’appartenance au parti Dachnaktsoutioun leur fait cependant courir le risque d’être envoyé en Sibérie par les Bolcheviks nouvellement arrivés au pouvoir. Ainsi, le jour de la mort de Lénine en 1924, la famille profite du chaos ambiant pour fuir l’URSS et aboutir un peu par hasard en Éthiopie, pays de naissance de ma mère.

Un groupe de résistants de Moussa Ler

L’autre partie de la famille est originaire du Moussa Ler, sur les bords de la Méditerranée. Mon arrière-grand-père a été l’un des chefs de la célèbre résistance de ces Arméniens, dont Franz Werfel retrace l’histoire dans son célèbre ouvrage. Ma famille moussalerntsi est montée avec des milliers d’autres Arméniens sur la montagne au début du Génocide. Mon grand-père avait alors quatre ans. Et après quarante jours de résistance acharnée, tous ces Arméniens furent sauvés par l’armée française qui les a conduits en Égypte. Le hasard a fait par la suite que mon grand-père est arrivé en Éthiopie où il a rencontré ma grand-mère et l’a épousée. C’est dans ce pays qu’ils ont mis au monde cinq filles (la première est décédée en bas âge), dont ma mère.

Ma mère a vécu ses premières années en Éthiopie. Le malheur s’est abattu à nouveau sur la famille puisque mon grand-père est décédé en laissant derrière lui ma grand-mère et ses quatre filles (alors âgées de huit à deux ans). La jeune veuve est ainsi retournée vivre avec ses parents et ses frères et sœurs, formant une famille très nombreuse. A l’âge de treize ans, ma mère a été envoyée chez une grand-tante au Liban. Après trois ans, elle est revenue en Éthiopie, avant d’aller étudier la composition au Conservatoire d’État d’Erevan en Arménie soviétique. Ce premier contact avec ce qui reste de la mère-patrie a été difficile: le régime était dur et les pénuries monnaie courante. Ma mère a vécu ainsi cinq ans en Arménie, avant d’aboutir à Paris. C’est finalement l’UGAB à Lausanne, cherchant une secrétaire bilingue français-arménien, qui a conduit ma mère sur les bords du Léman en 1971 où elle a rencontré mon père, un Anglo-suisse de Genève.

La famille Kazandjian en 1950

Ma mère s’est toujours investie pour faire vivre la culture arménienne; non seulement elle m’a appris la langue, mais depuis l’enfance je baigne dans la musique et l’histoire de l’Arménie. Le traumatisme du Génocide est bien présent; depuis tout petit, je sais ce que les Turcs ont commis. Déjà à l’âge de huit ans, je consultais les nombreux ouvrages d’histoire de l’Arménie, entreposés dans l’imposante bibliothèque de ma mère et connaissais l’existence du Génocide. Par la suite, j’ai eu l’occasion d’approfondir le sujet lors de mes études universitaires.

Le Génocide de 1915 fait partie des horreurs indicibles du 20e siècle. L’État turc actuel doit absolument non seulement reconnaître ce crime, mais en assumer les responsabilités. Le chemin est certes encore long, mais il existe en Turquie de courageux (et plus souvent encore: courageuses) activistes qui abordent sans peur cette question et appellent à une reconnaissance du Génocide. Mais ces personnes se heurtent à un système basé sur un nationalisme exacerbé dont les méfaits sont encore bien réels: meurtre de Hrant Dink par exemple ou de Sevak Balikci. Par ailleurs, les scandales n’éclaboussent pas que la Turquie; que penser en effet de la décision honteuse du Conseil constitutionnel en France, invalidant la loi punissant la négation du Génocide ou de l’arrêt récent de la CEDH affirmant que punir la négation du Génocide des Arméniens constitue une atteinte à la liberté d’expression? Y aurait-il des victimes qui en valent moins que d’autres? Car c’est bien la conclusion à laquelle l’on aboutit suite à cette décision scandaleuse de la CEDH. En cela, elle est clairement raciste car elle induit une hiérarchisation des victimes et donc des humains, pensée à la base de ce repoussoir qu’est le racisme.

Un Génocide ne se «répare pas». Cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas exiger des «réparations». Ce qui importe, c’est de réussir à vivre avec ce traumatisme et d’éviter ce que Janine Altounian appelle «l’enfermement génocidaire». Certes, 1915 fait partie de l’identité arménienne, que nous le voulions ou non. Mais cette dernière ne se réduit pas à cela, loin de là. Il est important de rappeler que les Arméniens ont une histoire et une culture riches. Il n’en demeure pas moins qu’une reconnaissance pleine et entière de la part de toute la communauté internationale (y compris de la Turquie) ainsi que des réparations contribueront à aller de l’avant et à cicatriser un tant soit peu les plaies. Cependant, attendre de la Turquie ce geste pour atténuer la douleur du Génocide au niveau individuel constituerait une stratégie erronée. Lier son destin à un Etat négationniste et nationaliste n’est pas une bonne idée. Chacune et chacun doit donc trouver sa voie pour justement ne pas subir «l’enfermement génocidaire». Personnellement, je n’ai pas encore trouvé totalement ce chemin, mais j’entrevois une piste. L’héritage du Génocide se traduit dans mon cas par un engagement pour les droits humains et des minorités. Je me suis intéressé ainsi à l’histoire de la Bosnie et Herzégovine et à la question complexe de la coexistence de différentes populations. Par ailleurs, je me suis engagé dans différentes associations arméniennes œuvrant aussi bien pour le développement de l’Arménie, le rayonnement de la culture arménienne que pour la reconnaissance du Génocide. Je conçois en effet que, sans oublier le passé, il faut regarder vers l’avenir et contribuer à construire une Arménie démocratique, respectueuse des droits humains et prospère. Quant à la lutte pour la reconnaissance du Génocide et contre sa négation, je la conçois comme un combat pour des valeurs universelles, transcendant largement le seul monde arménien. Agir en ce sens, c’est se souvenir du passé, tout en échappant à «l’enfermement génocidaire» et en regardant ainsi vers l’avenir.

2018-04-01T19:12:25+02:00 01.04.15|NO SPÉCIAL 2015|

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