Deux mois après le Centenaire du Génocide des Arméniens, marqué par une couverture médiatique mondiale extraordinaire, il est probablement encore trop tôt pour mesurer l’impact réel des nombreuses manifestations qui ont eu lieu à travers le monde. Les événements se succéderont tout au long de l’année et il est difficile de faire le point sur la portée des progrès réalisés dans notre lutte contre l’oubli et le négationnisme.
Par contre, quelques événements récents laissent présager un changement de paradigme dans le cadre du combat arménien pour la justice. Parmi ces évènements on peut citer le procès intenté par le Catholicosat de la Grande Maison de Cilicie le 27 avril dernier devant la Cour constitutionnelle de Turquie, demandant la restitution de son siège historique situé à Sis, district de Kozan, dans la province d’Adana. Par cette demande, un premier pas vers les réparations a été franchi en déplaçant les initiatives arméniennes au-delà de la reconnaissance du génocide, dans la sphère juridique.
Un autre développement majeur est survenu dans le dossier de Kamp Armen, ancien orphelinat arménien situé dans le district de Tuzla à Istanbul qui avait accueilli par le passé près de 1500 enfants dont le journaliste Hrant Dink et son épouse Rakel. Construit en 1963 sur un terrain acheté légalement par la Fondation de l’Eglise protestante arménienne de Gedikpaşa, l’orphelinat avait été exproprié par l’Etat turc en 1979 suite à une décision de la Cour suprême de 1974. Rappelons qu’en 1936, les autorités turques avaient fait signer aux fondations religieuses chrétiennes des déclarations énumérant leurs biens et selon une note en fin de document, ces fondations avaient l’inter-diction d’acquérir de nouvelles propriétés et de recevoir des donations. Depuis l’expropriation, le terrain est passé par les mains de plusieurs propriétaires et malgré l’abrogation de ladite décision, la fondation arménienne n’a pas pu le récupérer. En mai dernier, lorsque le projet de la destruction de l’orphelinat pour être remplacé par des résidences de luxe a été annoncé, la société civile turque, mais aussi des activistes arméniens se sont mobilisés. Plusieurs dizaines de militants se sont rendus sur place et ont réussi à stopper la destruction déjà commencée. Après deux semaines de mobilisation et d’occupation du site, les autorités ont suspendu les travaux de démolition en annonçant au propriétaire actuel du terrain qu’un accord serait trouvé afin de le dédommager. Ce dernier a déclaré qu’il allait transférer les droits de propriété de Kamp Armen à la Fondation arménienne protestante de Gedikpaşa. Dans un communiqué publié le 23 mai dernier, l’association de jeunes Arméniens d’Istanbul Nor Zartonk a déclaré qu’elle ne cessera pas la lutte tant que le processus formel d’enregistrement des titres fonciers ne sera pas officiellement terminé. Cette action menée par Nor Zartonk est la première résistance citoyenne des Arméniens de Turquie depuis le génocide et s’inscrit dans le cadre de la lutte contre la spoliation des biens arméniens. « Kamp Armen est, et sera, un précédent pour d’autres luttes concernant ces entités confisquées, usurpées illégalement et détruites et pour l’identité sociale, culturelle et politique du peuple arménien en Turquie » préviennent les jeunes de Nor Zartonk dans leur communiqué et appellent au soutien et à la solidarité à toutes les parties concernées au sein de la communauté internationale en faveur de leur lutte.
Mais l’événement le plus marquent de ces derniers mois fut sans doute l’entrée de trois Arméniens au Parlement turc à l’issue des élections législatives du 7 juin dernier: Selina Özuzun-Dogan (CHP), Markar Esayan (AKP) et Garo Paylan (HDP). Cette première apparition de députés arméniens en Turquie après une absence de presque 60 ans a été accueillie avec une grande satisfaction malgré le souvenir de Krikor Zohrab et Vartkes, députés au Parlement turc, assassinés en 1915, qui continue de hanter les esprits des Arméniens.
Dans son éditorial paru dans le journal Agos, Pakrad Estukyan souligne la responsabilité des élus arméniens envers la nation arménienne mais aussi celle de la nation envers ses fils/filles. Et de continuer: « même s’ils bénéficient du soutien de leurs partis, rappelons nous qu’ils sont assis à la table des loups »…
D’autre part, dans une interview accordée à ermenihaber.am, l’élu Garo Paylan s’est dit convaincu que la reconnaissance du génocide est essentielle pour la normalisation des relations entre la Turquie et l’Arménie. Pour lui, il s’agit « d’abord et avant tout, de reconnaître le crime de génocide en Turquie et d’abolir l’animosité envers l’Arménie ». Il a fait remarquer que « l’Arménie et sa diaspora à travers le monde devraient se concentrer sur la Turquie à la poursuite d’une plus grande reconnaissance internationale du génocide, et a fait appel à tous les partis arméniens de mener cette lutte en Turquie.
Le centre de gravité de notre lutte centenaire est-il en train de se déplacer vers la Turquie? Quel sera le rôle de ces nouveaux acteurs entrant en jeu aux côtés des intellectuels turcs et membres de la société civile turque, qui rejettent la version officielle de l’histoire, sans oublier les Arméniens dits cachés, de plus en plus nombreux à revendiquer leur identité arménienne en Turquie?
Maral Simsar
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