MOTION 24.4259 – FORUM SUR LA PAIX DANS LE HAUT- KARABAGH
Le 18 mars 2025, le Conseil des États a adopté la motion 24.4259 « Forum sur la paix dans le Haut-Karabagh. Permettre le retour de la population arménienne ». Cette décision a été saluée par les milieux arméniens et arménophiles en Suisse et à l’étranger, certains allant jusqu’à la qualifier d’ «historique». Pour comprendre le processus, les perspectives et l’importance de l’adoption de cette motion, Artzakank s’est entretenu avec Sarkis Shahinian, président du Conseil des Associations Arméniennes et Arménophiles de Suisse (CAAS) et secrétaire général du Groupe parlementaire d’amitié Suisse-Arménie.
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Qui sont les principaux acteurs ayant initié et mené à bien le processus d’adoption de cette motion depuis son dépôt au Conseil national le 15.10.2024?
Le protagoniste principal a été Erich Vontobel, conseiller national de l’Union démocratique fédérale (UDF), au Parlement suisse, dans le même Groupe que l’UDC. Celui-ci est allé en octobre 2024 en Arménie avec sa femme et a rencontré, entre autres, des réfugiés du Haut-Karabagh ainsi que les responsables des autorités karabaghiotes en exil. Ceci lui a permis de se faire une idée personnelle de la situation. Au Palais fédéral, notamment à la Commission de politique extérieure du Conseil national (CPE-N), il a bénéficié du soutien du conseiller national et vice-président des Verts Nicolas Walder, avec qui il a été relateur au plénum du 17 décembre, après le vote de la motion par la Commission fin novembre. Une fois adopté au national, le dossier a été transmis à la CPE des États, qui l’a approuvé début janvier 2025. Enfin, le 18 mars, c’était au tour de la Conseillère aux États Tiana Angelina Moser d’être rapporteuse de la majorité. Elle a été épaulée par plusieurs de ses collègues, notamment Beat Rieder (Le Centre, VS), Charles Juillard (Le Centre, JU), Céline Vara (Les Verts, NE) et Carlo Sommaruga (PS, GE). Mais sans le conseiller national Stefan Müller-Altermatt (Le Centre, SO), coprésident du Groupe parlementaire d’amitié Suisse-Arménie (PGArm), qui s’est tellement investi en faisant distribuer à tous les conseiller d’État le jour précédent une fiche d’informations sur la situation au Haut-Karabagh, ce résultat n’aurait pas pu être garanti.
Que pouvez-vous dire sur la répartition des votes exprimés selon les partis et les groupes parlementaires pendant les différentes étapes de l’adoption?
Les Verts et le PS ont voté de manière compacte en faveur de la motion, à l’exception de Daniel Jositsch (ZH) qui s’est abstenu. C’est Le Centre qui a fait la différence. Sur les 15 conseillers d’Etat, 13 ont voté en faveur. Peter Hegglin (ZG) s’est abstenu, tandis que Fabio Regazzi (TI) a présenté une motion d’ordre pour changer la nature de la motion, motion qu’il a finalement rejeté. La position du groupe UDC a été une grande surprise: il a majoritairement voté en faveur de la motion (4 sur 7, dont Mauro Poggia (MCG, GE)). Ceci s’explique probablement par la dimension chrétienne du contenu de la motion.
Malheureusement, mais de façon attendue, le PLR a voté majoritairement contre, avec toutefois deux absents dans ses rangs. Compte tenu des valeurs auxquelles ce parti se dit être attaché, à savoir la défense des droits humains, et compte tenu de son histoire, face au comportement obstructif de Bakou (voir par exemple l’interdiction du CICR par l’Azerbaïdjan, qui prive ainsi tous les prisonniers de guerre arméniens actuellement détenus à Bakou de la seule possibilité d’être suivis par une institution internationalement reconnue), le comportement du PLR n’est pas compréhensible aux yeux de la communauté arménienne de Suisse.
Lors des débats précédant l’adoption de la motion par le Conseil national le 17.12.2024, le chef du DFAE Ignazio Cassis avait exprimé l’avis défavorable du Conseil fédéral sur l’organisation d’un tel Forum. A ce stade, quels sont, à votre avis, les obstacles éventuels à la mise en œuvre de cette motion?
Il y en a cinq. Le premier est l’Azerbaïdjan. Bakou a achevé ce qui était impensable il y a seulement quelques années: il a militairement envahi le Haut-Karabagh après l’avoir étranglé pendant dix mois par la famine et le blocus des biens de première nécessité (médicaments, énergie, etc.), rendant littéralement impossible la vie à plus de 100 000 personnes, qu’il a finalement expulsées sous menace militaire vers l’Arménie. Ceci a engendré un véritable nettoyage ethnique, que des spécialistes de premier plan, tels que l’un des fondateurs du Tribunal pénal international et premier procureur du TPI, l’Argentin Luis Manuel Ocampo, n’a pas hésité à définir comme génocide, se basant sur la définition de la Convention homonyme de l’ONU de 1948. Bakou ne commettra pas l’erreur de la partie arménienne, qui n’a pas immédiatement transformé le cessez le feu conclu en 1994 à Bishkek en traité de paix définitif. Il n’a donc aucune intention de remettre en question sa souveraineté sur un territoire qu’il considère comme sien et pour lequel le droit international est de son côté, reconnaissant le Haut- Karabagh comme territoire azerbaidjanais.
Le Conseil fédéral: le CF est très mal à l’aise par rapport à Bakou et à Ankara, compte tenu des bonnes relations économiques de la Suisse avec ces deux pays et parce qu’Ankara et Bakou ont toujours utilisé l’arme de la pression économique pour obtenir ce qu’ils veulent de Berne. Même dans son dernier discours tenu le 18 mars au Conseil des États, le conseiller fédéral Ignazio Cassis a esquivé la question de la motion, évoquant le fait que seules l’Arménie et l’Azerbaïdjan, en tant que sujets internationalement reconnus, ont le droit d’en discuter, oubliant ainsi c’est justement la Charte des Nations unies, dans son préambule, qui considère le droit à l’autodétermination des peuples comme un droit erga omnes, et que la Convention de Montevideo de 1933 définit les critères permettant de déterminer qui, d’un point de vue de rapports de forces sur le terrain, peut se considérer comme une autorité apte à représenter un peuple. Bien évidemment, tout cela n’a qu’une signification réduite pour un pays accueillant, à Genève et à Zoug, les sièges de la compagnie pétrolière de l’État azerbaidjanais SOCAR. Cette société a financé la guerre contre les Arméniens et incité, par ses canaux sociaux, à cette invasion militaire et donc à la guerre. Compte tenu de son comportement concernant la Palestine et sa position dilatoire quant à l’organisation d’une conférence de paix entre l’Autorité nationale palestinienne et l’État d’Israël (les deux parties n’ayant pas donné leur accord), il est probable que le CF reste silencieux jusqu’au bout pour mettre le législatif suisse devant le fait accompli.
La République d’Arménie: Le gouvernement arménien, tellement affaibli et sous la menace continuelle d’une nouvelle invasion de la part de l’Azerbaïdjan qui a renforcé son budget alloué à l’armement, est beaucoup moins intéressé à garantir le droit au retour des Arméniens du Haut-Karabagh. Il se montre également peu pressé de faire libérer les prisonniers de guerre à Bakou. Et que dire de la protection du patrimoine culturel du Haut-Karabagh? Or c’est précisément l’un des éléments qui contribuent à maintenir vivante l’identité arménienne.
L’annonce diffusée par Radio Azatutyun, qui rapporte une déclaration du ministère des Affaires étrangères arménien d’il y a quelques jours, confirme qu’Erevan est loin d’insister sur ce point sur la scène internationale. D’ailleurs, le fait qu’Erevan ait décidé de ne pas intervenir auprès des autorités judiciaires internationales contre Bakou si l’Azerbaïdjan faisait de même est assez parlant.
Les représentants officiels du Haut-Karabagh: Ils auront cette possibilité s’ils développent un narratif réaliste et crédible et si leur discours est à la fois poignant et intelligent auprès des autorités suisses et azerbaïdjanaises. Mais il faudra oublier toute référence à l’autonomie du Haut-Karabagh et se concentrer sur la présence de forces internationales garantissant la sécurité de la population karabaghiote.
Le temps: Plus le temps passe et plus les rescapés perdent espoir et, en quelque sorte, leur motivation à rentrer. Ils ont besoin d’un leadership fort et porteur de nouvelles idées pour les suivre. Trente ans d’autonomie de facto ont permis l’établissement d’une identité karabaghiote: l’armée, l’organisation de l’État, la santé publique, les services sociaux, l’instruction, la nourriture, les maisons… Bref: une vie normale. Avec un gouvernement arménien qui se dédouane complètement de ces responsabilités face à une dictature qui comprend uniquement le langage de la force, ayant perdu la guerre et étant loin de savoir si elle pourra garder son pouvoir politique en Arménie, mais surtout avec une direction dépourvue de toute reconnaissance en Mère Patrie, la situation devient particulièrement difficile.
Quelles seront, à votre avis, les conséquences de cette motion par rapport aux droits de la population arménienne du Haut-Karabagh?
Cette motion est une exclusivité mondiale. C’est la première fois qu’un législatif conçoit le rôle des représentants du Haut-Karabagh comme une autorité partenaire ayant le droit de négocier avec un État. Même l’Arménie ne l’avait pas fait, ni à l’époque ni aujourd’hui. Cela s’est produit alors que le nettoyage ethnique des Arméniens du Haut-Karabagh était déjà achevé. Il s’agit d’une occasion que les représentants du Haut-Karabagh doivent saisir pour se faire reconnaître comme de véritables partenaires diplomatiques fiables sur la scène internationale. D’autre part, cette motion risque de provoquer de vives tensions pour le gouvernement à la veille des élections de 2026.
(Crédit photos: parlement.ch)