Quel regard peut porter une militante turque sur la communauté arménienne d’Istanbul et comment peut-elle prendre conscience de la question arménienne dans un pays où une chape de plomb pèse depuis un siècle sur les minorités nationales, religieuses, sociales ou politiques? La réponse se trouve dans un court et touchant ouvrage intitulé Parce qu’ils sont arméniens de Pinar Selek. Dans un récit personnel et engagé, tissé de rencontres, d’observations et de souvenirs, l’auteure raconte ce que signifie se construire en récitant des slogans qui proclament la supériorité nationale, en étudiant sur des manuels mensongers, en côtoyant des camarades arméniennes craintives et silencieuses, en sillonnant Istanbul où les noms arméniens ont été effacés des enseignes et en militant dans des mouvements d’extrême gauche ayant intégré le déni.
Pinar Selek est née en 1971 à Istanbul dans une famille engagée à gauche (son père fut emprisonné cinq ans à la suite du coup d’État de 1980). Sociologue, militante féministe et pacifiste, ses travaux et ses combats portent sur les droits des minorités et des exclus de la République turque. Sa vie bascule en juillet 1998 dans un invraisemblable imbroglio judiciaire lorsqu’elle est accusée à tort de terrorisme. Exilée en France depuis 2011, elle poursuit actuellement ses recherches à Lyon. Elle est l’auteur d’un roman, La Maison du Bosphore, paru en 2013 et l’essai Parce qu’ils sont arméniens en 2015, tous les deux aux éditions Liana Levi.
Le passage de Pinar Selek au stand « Arménie » lors du dernier Salon du livre et de la presse de Genève fut l’occasion de faire sa connaissance et de lui poser quelques questions.
Comment êtes-vous arrivée à toucher à la question arménienne?
Je suis issue d’une famille contestataire qui n’a pas été empoisonnée par le nationalisme turc. Depuis mon très jeune âge, j’ai appris à lutter pour les libertés et contre les forces dominantes. J’ai été très active dans les mouvements féministes, LGBT et antimilitariste et j’ai travaillé aussi sur les questions kurde et arménienne. Souvent les médias me présentent comme une personne qui œuvre en faveur des minorités, ce qui n’est pas vrai. Mes recherches se concentrent sur la question de la domination. Ma lutte contre les forces dominantes s’est croisée avec celle des groupes opprimés et j’ai toujours été dans de multiples luttes. Ma famille avait des amis arméniens et on parlait du génocide. J’ai eu des copines arméniennes au lycée français et je savais que le discours officiel sur les Arméniens était un mensonge. Plus tard, j’ai fait d’autres rencontres grâce à mon militantisme. Ces rencontres m’ont permis de me remettre en question mais également de remettre en question le regard des milieux contestataires en Turquie, qui ne parlaient pas beaucoup du génocide des Arméniens. Dans mon livre j’évoque ces différentes rencontres et le processus de ma prise de conscience de la question arménienne.
Votre livre comprend des pages émouvantes consacrées à Hrant Dink et en parlant de ses obsèques vous faites remarquer que « pour la première fois dans l’histoire turque, les gens se rassemblaient pour un Arménien ». En quoi était-il différent des autres Arméniens « invisibles » que vous avez décrits?
Ma rencontre avec lui a joué un rôle déterminant dans ma prise de conscience. Hrant m’a beaucoup influencée. Il était le premier Arménien que je voyais en Turquie, qui parlait à haute voix et refusait de se cacher. Il espérait pouvoir changer les choses et œuvrait pour un « vivre ensemble ».
Pourquoi avez-vous écrit ce livre?
J’ai écrit ce livre pour plusieurs raisons. Je travaille sur les questions du génocide et de la justice: J’essaie de comprendre si les lois de la justice internationale protègent les victimes de violences collectives et si oui, jusqu’où peut aller cette protection. Au cours de mes recherches, j’ai voulu m’arrêter car je me suis dit que je devais me situer par rapport à cette recherche et comprendre pourquoi je la faisais. Alors, j’ai décidé de me dévoiler, de livrer mon expérience personnelle pour prendre position. Par ailleurs, je sais par mon expérience de militante que les témoignages sont très importants dans la lutte pour la justice. J’ai alors voulu contribuer, avec mon petit témoignage, à la lutte pour la justice pour les Arméniens.
Vous dites: « Rien n’est plus précieux que de lutter pour la justice ». Estimez-vous que les mouvements contestataires actifs en Turquie disposent des moyens nécessaires pour sortir victorieux de cette lutte?
Nous sommes encore très faibles mais en même temps je crois en la force de la volonté. Actuellement, il y a une nouvelle génération en Turquie qui met en question le discours officiel. Depuis une dizaine d’années, les choses bougent aussi dans la communauté arménienne. Quand nous unissons nos forces contre la répression nous pouvons faire des miracles.
*****
Ce petit livre est un cri du cœur qui dit beaucoup sur le poids du silence et la responsabilité qui l’accompagne ainsi qu’un très bel hommage rendu à tous les « rebuts de l’épée » devenus « invisibles pour être tolérés ». Pour reprendre les mots de Pinar Selek, « Le témoignage d’une féministe antimilitariste qui a eu maille à partir avec l’État ne réparera sans doute aucune injustice. Mais pourra-t-il au moins en faire reculer d’autres?« (p. 9)
M.S.
Laisser un commentaire