100 ANS DE SOLIDARITÉ SUISSE-ARMÉNIE

(Photo armenianorthodoxchurch.org)

Témoignage de Sévane Haroutunian

Mesdames et messieurs, bonsoir, parev

On m’a demandé de parler ce soir en tant que représentante de la «nouvelle» génération. Je ne sais pas si toutes les personnes de ma génération se reconnaîtront dans mes paroles et je ne prétends aucunement transmettre les idées de tous, ma voix est la mienne, elle correspondra à certaines personnes, mais non à d’autres, j’en ai conscience.

Je suis la petite fille de Puzant Haroutunian, arrivé à Begnins avec sa sœur Marie en octobre 1929. Begnins leur a ouvert les portes d’une nouvelle vie, plus exactement d’une possibilité de vie. Dans son journal intime, il écrit :

Je me rappelle très bien ce jour, ce jour inoubliable, où en Grèce, après avoir terminé l’école primaire, je travaillais; un soir, fatigué, à mon retour à la maison, ma mère s’est tournée vers moi et m’a demandé: “est-ce que tu voudrais aller en Suisse?” La Suisse, le paradis sur terre…. Est-ce qu’une telle chose peut être réelle ou est-ce une plaisanterie sortie tout droit de la tête de ma mère? J’ai demandé puis redemandé si elle plaisantait ou s’il y avait quelque chose de vrai dans ce qu’elle disait. Elle m’a confirmé qu’il se pouvait que les paroles deviennent réalité et que j’aille en Suisse. C’était ma plus grande chance.

La Suisse a représenté, pour mon grand-père, la toute grande chance de sa vie; la vie s’est ouverte à lui, ce jour inoubliable, et sa reconnaissance envers ce pays a toujours été au-delà des mots. Le Foyer lui a apporté, à lui et à tous les orphelins, non seulement la possibilité de vivre,de s’intégrer, mais également de conserver leur culture; le travail dans ce sens a été particulièrement magnifique. On ne peut que louer et remercier cette œuvre humaine extraordinaire menée sous l’égide de «papa Krafft», comme les orphelins le nommaient.

Photo tirée de Ecole arménienne: Begnins et Genève par A. Krafft-Bonnard

Aujourd’hui, malheureusement, malgré les efforts admirables mis en place pour la conservation et la transmission de cette culture arménienne, celle-ci est non pas sur le point de disparaître, mais elle s’effrite, se désagrège. Et on peut se reposer la question : comment faire pour la faire survivre ?

Je n’apporterai ni réponses ni solutions aux nombreux problèmes qui évoluent au cœur de n’importe quelle communauté diasporale; je mettrai en mots seulement mes constats et questionnements, sur deux points en particulier.

Tout d’abord, aujourd’hui, plus que jamais, l’Arménie, l’arménité est diversité. Elle a toujours été riche de diverses influences et s’est créée avec une complexité qui précisément lui a donné sa richesse et sa grandeur, mais à présent, au cœur de la communauté arménienne mondiale, la différence, la diversité est plus encore la réalité. La question, le défi: comment la communauté peut-elle répondre aux besoins de chaque individu et comment concerner l’individu à prendre part à la communauté et à s’investir, pour la faire perdurer ?

Une première chose qu’il faut prendre en considération et souligner, c’est le paradoxe entre communauté et individu. Les repères identitaires sont différents: ce qui est vrai pour la communauté ne l’est pas forcément pour l’individu. C’est une réalité à laquelle toute communauté se confronte, à laquelle même l’humanité se confronte, mais qu’on se plaît à oublier ou négliger. Dans la situation arménienne d’aujourd’hui, c’est une réalité qu’on ne peut plus ignorer.

Aujourd’hui de nombreux Arméniens ne connaissent pas l’histoire ou la littérature nationales, de nombreux Arméniens ne parlent plus la langue, de nombreux Arméniens sont musulmans… Si le christianisme, la langue arménienne, les traditions, les mœurs sont des aspects primordiaux et identitaires pour la communauté arménienne, force est de constater que ces éléments ne le sont pas forcément, ou ne le sont plus, pour l’individu arménien.

Et que ce soit l’Arménien suisse pour qui la langue arménienne est une langue étrangère, l’Arménien turc de Dyarbekir qui n’a connu que la religion musulmane, l’Arménien américain qui n’a jamais mangé de beureks, tous se sentent arméniens et ont le droit de se revendiquer aussi arméniens.

On a voulu nous annihiler il y a cent ans, on a survécu, et aujourd’hui la communauté est composée de tous ces Arméniens dont le destin singulier, qui fait partie du destin et de l’histoire de l’Arménie et de l’arménité, ne leur a pas permis de conserver tous les éléments communautaires.

Le génocide fait partie de l’histoire du peuple arménien, avec l’éclatement qu’il a provoqué et la diversité qu’il a créée. Si ce génocide est l’histoire de tous, il est aussi l’histoire d’individus singuliers. Refuser cette réalité du génocide, c’est aussi nier le génocide, en dépit de toute la lutte pour sa reconnaissance. Il est nécessaire de reconnaître et d’accepter la réalité du génocide à l’intérieur même de la communauté arménienne.

Les Arméniens ont depuis toujours voyagé à travers le monde, ils ont côtoyé toutes les ethnies, de la France jusqu’en Inde, ils ont échangé, partagé, influencé, été influencés. De toutes ces cultures croisées sur les routes commerciales, de toutes ces cultures par lesquelles ils étaient entourés et avec lesquelles ils ont vécu pendant de longs siècles, de toutes celles-ci, ils ont à chaque fois pu en tirer le meilleur et s’enrichir.

La diversité n’est de loin pas une chose négative; il faut seulement l’appréhender, l’accepter, et l’utiliser afin d’en développer une nouvelle richesse. Et qu’on soit chrétien, musulman, arménophone ou non, l’Arménie vit dans le cœur de chacun, et chacun la transmet à sa manière.

Deuxièmement: si, aujourd’hui toujours, la lutte pour la reconnaissance du génocide est essentielle, et que, pour la communauté arménienne et pour le monde entier, au vu des événements actuels, cette reconnaissance doit aboutir, au niveau micro, pour l’individu, pour la jeunesse arménienne, cette focalisation n’est pas totalement bénéfique.

Elle amène à la négligence, à l’oubli, à l’ignorance de ce qu’est l’Arménie; à force de lutter contre l’oubli du génocide, on oublie ce qu’est véritablement l’Arménie, car l’Arménie ne se résume pas à 1915. L’Arménie, c’est 3000 ans d’histoire, c’est un peuple doté d’une magnifique civilisation, qui a su survivre et conserver sa culture malgré des siècles de domination, c’est une histoire complexe et internationale, une littérature riche, belle, ouverte sur le monde, ce sont des traditions multiples, ce sont des auteurs,des musiciens,des compositeurs, des poètes, des danseurs… Et ce sont aussi et surtout tous ces aspects, toute cette culture, qu’il faut mettre en avant et rappeler au monde.

Réduire l’Arménie à 1915, c’est presque, toute proportion gardée, continuer l’œuvre finale d’anéantissement. Parce que ce ne sont pas uniquement des êtres humains qui ont été anéantis, c’est une civilisation entière, et si on veut faire avorter cette tentative de destruction, c’est précisé-ment en gardant vivante cette civilisation, cette culture, et en la faisant connaître. C’est la nouvelle lutte, le nouveau défi ! Comment, avec toutes les diversités, avec toutes les individualités, avec tous les intérêts personnels et les réalités sociétales actuelles, comment continuer la transmission de la culture arménienne et la faire perdurer ?

Le génocide représente une petite part de notre histoire; sans l’oublier bien sûr, il ne faut pas toutefois le sacraliser et se poser en éternelles victimes d’un moment d’histoire. Je citerai quelques lignes du grand patriote Avétis Aharonian qui, décrivant une discussion avec des Suisses, ayant lieu en 1903 et faisant écho aux massacres hamidiens certes mais pouvant  être transposé à 1915 et à aujourd’hui encore, je pense, écrit: «Monsieur est arménien, dit monsieur Gayot à sa femme…Immédiatement commence une conversation à propos des malheureux arméniens. (…) Cette pitié sans fin devient blessante pour le sentiment national; le mot malheureux perce l’oreille comme un clou.»*

Le génocide semble être devenu un point identitaire pour certains; personnellement je ne le considère pas comme tel et refuse de le considérer comme tel. Je pense que c’est un poids, parce que c’est un poids, dont il faut libérer la jeunesse. Les Arméniens ne sont pas des victimes, des malheureux; les Arméniens sont un peuple ancien et fort qui s’est battu pour conserver sa culture et ne s’est jamais laissé assimiler en trois mille ans d’histoire, et c’est peut-être ce point qu’il faut rappeler à la jeunesse et au monde, ce point sur lequel il faut insister.

Շնորհակալութիւն!

(*) Extrait du livre Le Village suisse d’Avétis Aharonian, traduction française par Sévane Haroutunian, à paraître chez les Editions Turquoise en novembre 2015.

2021-01-15T18:39:09+01:00 15.11.15|COMMUNAUTÉ, SUISSE-ARMÉNIE|

Laisser un commentaire