Pakrat Estukyan est le rédacteur de la section arménienne du journal Agos, le premier hebdomadaire bilingue arménien-turc fondé par Hrant Dink en 1996. Il présente plusieurs émissions de télévision et de radio diffusées depuis la Turquie, la France et la Belgique dans lesquelles il traite des sujets sur la vie culturelle arménienne. Membre de plusieurs commissions de réflexion sur des questions politiques et sociales, M. Estukyan écrit aussi des nouvelles dont une sélection a été publiée sous le titre de «Chants d’exil», traduite en turc par l’auteur et publiée sous le titre de «Hay Hikayeler».
En profitant de son passage à Genève le 15 octobre passé pour participer à la discussion-débat sur la presse arménienne en Turquie actuelle organisée dans le cadre de l’exposition « Fragments » au Théâtre St-Gervais à Genève, Artzakank a réalisé cette interview avec lui.
Quelle a été l’impact des commémorations du centenaire du génocide des Arméniens à travers le monde sur les Arméniens de Turquie? Quelle a été la position des Arméniens d’Istanbul? Ont-ils participé aux manifestations organisées sur la place Taksim et devant la gare Haydar Pacha?
Les Arméniens de Turquie font partie intégrante du peuple arménien dans le sens global du terme. Cependant, contrairement aux autres Arméniens, ils vivent en Turquie, qui en tant qu’Etat, a ses principes dont le plus important est la négation du génocide des Arméniens. Compte tenu de cette réalité, les Arméniens de Turquie savent que la Code pénal du pays prévoit des sanctions pour les personnes qui s’expriment à ce sujet et dès lors, n’en parlent pas trop. Cette prudence est aussi due à un autre facteur: les familles arméniennes ont peur de transmettre cette conscience à leurs enfants pour éviter qu’ils éprouvent de la haine envers les Turcs, une haine qui pourrait constituer un danger pour eux dans le futur. C’est la raison pour laquelle elles racontent souvent l’histoire de manière plus modérée ou bien, essayent de ne pas en parler en présence des enfants. En contrepartie, dans la diaspora le seul facteur pour la préservation de l’identité arménienne semble être la turcophobie et on élève les enfants dans la haine du Turc. Cela est dû au fait que les Arméniens ne sont pas capables d’expliquer les faits plus complexes de 1915. Ils ne s’interrogent pas sur le rôle de l’Europe et du monde civilisé ainsi que sur la stratégie adoptée par ces derniers pendant le génocide des Arméniens. Par exemple, comment se fait-il qu’en réponse à notre lettre adressée à la Reine d’Angleterre, les Anglais ont indiqué que leurs navires ne pouvaient pas monter sur nos montagnes? Pourquoi à la veille de leur retrait de Cilicie, les Français ont-ils refusé de donner suite aux supplications des Arméniens qui leur demandaient de laisser les armes et ont répondu sans aucune pitié qu’ils allaient les remettre aux Turcs? Mais les Arméniens ne veulent pas tenir compte de ces faits historiques et ont trouvé une explication simpliste: Les Turcs ainsi que les Kurdes et les musulmans en général, nous ont massacrés car ils étaient méchants, ils étaient des barbares. Bien sûr que les Turcs ou les musulmans de l’époque, tous les peuples musulmans de l’Empire ottoman, nous ont massacrés, exterminés et perpétré un génocide contre notre peuple; mais aujourd’hui, nous vivons dans ce pays, nous avons des contacts avec un peuple, et ne pouvons pas considérer tous les Turcs autour de nous comme des assassins. Si vous passez devant une école primaire en Turquie vous verrez que les élèves ne sont pas différents de ceux de n’importe quelle école primaire des autres pays. Nous ne pouvons pas voir une différence et dire qu’ils sont nos ennemis et qu’une fois devenus adultes, ils seront des assassins. Bien sûr qu’il y a parmi eux des futurs Perinçek mais aussi des futurs Taner Akçam. C’est un fait que nous ne pouvons pas nier. Nous, les Arméniens, sommes tellement naïfs que nous pensons que Taner Akçam et Ragib Zarakolu ont probablement des ancêtres arméniens. Dans ce contexte, nous avons eu de la peine à imaginer qu’une manifestation puisse avoir lieu sur la place Taksim, dans le centre d’Istanbul, pour condamner le génocide, et inviter l’Etat à présenter des excuses. Lors de la première manifestation de ce genre, il y a eu à peine cinq cents personnes dont une cinquantaine d’Arméniens. Petit à petit ce nombre a augmenté et cette année la manifestation a rassemblé plusieurs milliers de participants. Nous avons aussi été témoins d’un acte plus audacieux: Ne se contentant pas d’un rassemblement pour commémorer nos morts, les jeunes du mouvement Nor Zartonk ont organisé une marche depuis Galatasaray jusqu’à la place Taksim en scandant des slogans et en portant des pancartes avec les photos des martyrs du 24 avril. C’était très impressionnant! Les Arméniens de notre communauté, à l’exception des membres de Nor Zartonk, ne participent pas à ces manifestations car ils n’ont ni la culture, ni la tradition des manifestations et dès lors, restent neutres. Cette année le nombre des manifestants arméniens a toutefois enregistré une hausse avec la participation massive des délégations arméniennes de la diaspora.
Ces derniers temps on parle beaucoup des Arméniens islamisés et «cachés». La question fait couler beaucoup d’encre dans la presse arménienne et fait l’objet de discussions passionnées. A votre avis, comment les Arméniens devraient-ils traiter cette question délicate?
Les Arméniens devraient avoir une approche chrétienne comme dans la parabole de l’enfant prodigue où le père dit: « Il était mort et il est vivant, il était perdu et il a été retrouvé ». Je souhaiterais porter ce regard sur les Arméniens islamisés parce que pendant cent ans ils ont vécu une vie incompréhensible. N’ayant pas eu de contacts avec eux, nous avons pensé qu’ils avaient profité des opportunités que le pays leur offrait aux niveaux social et économique et qu’ils devraient être contents. Maintenant que nous commençons à faire leur connaissance, nous comprenons qu’ils ont fait beaucoup d’efforts pour préserver leur identité. Il y a deux ans, j’ai rencontré un Arménien qui vit toujours à Sebaste (Sivas). Il m’a expliqué que son père s’était converti à l’islam en 1945 mais qu’il n’y avait jamais eu de mariages mixtes dans sa famille, alors que cela était devenu courant parmi les Arméniens d’Istanbul, avant d’ajouter: « Dites-moi maintenant, qui de nous est resté plus arménien, moi ou vous? Il est vrai que notre arménité n’est pas celle que vous connaissez. Nous sommes allés d’une ville à l’autre à la recherche des nôtres afin que nos enfants n’épousent que des Arméniens comme nous. » J’ai rencontré d’autres personnes qui m’ont dit la même chose.
Mais que demandent ces Arméniens qui commencent à retrouver leurs racines des Arméniens en général?
Ils demandent de redevenir arméniens, de voir leurs enfants devenir arménophones, de s’afficher en tant qu’Arméniens, d’être reconnus en tant que tels par le peuple arménien. Mais nous sommes hésitants, nous cherchons des arrière-pensées dans leur démarche et nous demandons comment pouvons-nous être sûrs qu’ils soient vraiment arméniens. Comment savoir? Si je ne peux pas être sûr, pourquoi devrais-je les rejeter au lieu de leur tendre les bras? Pourquoi ne devrais-je jamais être trompé ou exploité? Certainement quelques personnes me tromperont mais je parle de la masse. Le risque de voir quelques personnes nous tromper nous pousse à les rejeter tous. A mon avis ceci n’est pas raisonnable d’un point de vue national. Nous étions arméniens avant de devenir chrétiens. Pour moi, l’arménité représente une plus grande valeur que le christianisme.
Ils ont préservé certaines composantes de l’identité arménienne et ont un grand désir de se réapproprier la langue et la culture. L’année passée, j’ai accompagné un groupe de 45 personnes en Arménie. Il fallait voir l’enthousiasme de ces Arméniens de Diyarbakir de langue maternelle kurde en train de se préparer pour aller à Etchmiadzine. Ils avaient tous apporté des habits spéciaux pour l’occasion autres que ceux portés les autres jours. J’ai eu les larmes aux yeux en voyant leur sérieux, leur manière de communiquer avec les clergés, les sentiments d’exaltation qu’ils ont manifestés à l’intérieur de la cathédrale, j’en ai été très impressionné et je me suis dit: ils sont nous! Nous devons leur ouvrir nos bras et nos cœurs même si quelques-uns parmi eux risquent de nous décevoir.
Depuis le début de l’année vous présentez l’émission hebdomadaire « Baduhan » (la fenêtre) en turc sur la chaîne de télévision kurde Med Nuce qui émet depuis Bruxelles. Pourriez-vous nous expliquer dans quelles circonstances cette émission a vu le jour, quels sont ses objectifs et à qui s’adresse-t-elle?
J’ai accepté sans hésitation la proposition qui m’a été faite par cette chaîne kurde. C’est moi qui ai choisi le nom et défini le cadre et le contenu de l’émission. Elle traite de la culture arménienne qui est une notion très vaste. Je suis complètement libre dans le choix des sujets et des invités. Les programmes sont soit en arménien soit en turc selon la langue de mon invité(e) avec sous-titres dans l’autre langue. Ils sont diffusés tous les lundis à 21h. Nous avons réalisé des émissions sur quelques anciens métiers des Arméniens disparus ainsi que sur la cuisine, la littérature et certains thèmes sociaux. Dernièrement, j’ai préparé des émissions en Arménie en interviewant entre autres, Hratchya Tamrazian, le directeur du Matenadaran, Suren Danielyan, le directeur du Centre Spyurk pour la recherche et la formation et Hasmik Harutyunyan, une des meilleures interprètes de la musique traditionnelle arménienne de nos jours.
Notre émission est très suivie en Turquie mais aussi en Europe. Je précise que plusieurs chaînes de télévision et de radio ont leurs locaux dans le même immeuble que Med Nuce et diffusent leurs émissions en turc et en kurde. Les Kurdes ont aussi une chaîne de télévision à Istanbul qui diffuse seulement en turc. C’est sur cette chaîne que mon ami Aris Nalci présente son émission « Gamurch » (le pont) traitant des sujets concernant les Arméniens et les autres minorités non-musulmanes de Turquie. Les téléspectateurs préfèrent suivre les nouvelles sur ces médias alternatifs vu que beaucoup de chaînes sont pro-gouvernementales et sont soumises au contrôle des autorités. Il faut dire aussi que ces derniers temps on remarque une importante prise de conscience politique parmi les minorités non-musulmanes qui s’est manifestée lors des élections législatives du 7 juin passé par un vote massif en faveur du HDP. Ce parti, qui n’est plus un parti kurde, se présente comme défenseur des valeurs de la démocratie et se veut représentatif de la société turque dans sa diversité, d’où son succès parmi les électeurs issus des minorités.
(A suivre)
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(*) Une initiative de la société civile commencée par des jeunes arméniens de Turquie. La deuxième partie de l’interview avec Pakrat Estukyan à paraître dans notre prochain numéro sera consacrée à ce mouvement.
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