SAYAT TEKIR: « DANS NOTRE LUTTE POUR LE «CAMP ARMEN» NOUS NOUS SOMMES SENTIS SEULS »

NOR ZARTONK (Nouveau réveil), qui a été fondé par des jeunes Arméniens de Turquie après l’assassinat de Hrant Dink en 2007, se distingue par le militantisme de ses membres qui œuvrent pour faire vivre la culture et les revendications arménien- nes en Turquie. En effet, Nor Zartonk organise des manifestations les 24 avril à Istanbul, enseigne le génocide des Arméniens aux nouvelles générations, publie un journal, anime une radio qui émet en 15 langues et organise des cours d’arménien. 

En 2015, le combat de Nor Zartonk s’est illustré par l’occupation du «camp Armen», cet ancien orphelinat bâti par des survivants du génocide des Arméniens, qui était menacé de destruction suite à son expropriation par le gouvernement turc. Cette lutte qui a duré 175 jours, a été ponctuée par des agressions de la part de groupuscules nationalistes mais s’est soldée par la victoire de Nor Zartonk et l’orphelinat a été restitué à la Fondation de l’Eglise protestante arménienne de Gedikpasa. 

Sayat Tekir, un des fondateurs et porte-parole de Nor Zartonk était l’invité du stand arménien au dernier Salon du livre et de la presse de Genève (30 avril-1 mai 2016) pour parler de la lutte pour la restitution du «camp Armen» et du réveil de la jeunesse arménienne en Turquie. Nous avons profité de l’occasion pour lui poser quelques questions.

Arménouhi Magarditchian et Sayat Tekir au Salon du livre de Genève (photo Grant Hakobyan)

Pourriez-vous nous parler des activités de Nor Zartonk qui visent à sauvegarder l’identité arménienne en Turquie et à aider les Arméniens dits «cachés» de renouer avec leurs racines?

En 2010 nous avons crée l’Association arménienne pour la culture et la solidarité qui donne des cours d’arménien dans notre local associatif à Beyoglu. La plupart des personnes qui suivent ces cours sont des Arméniens islamisés et qui revendiquent leur identité arménienne. Ces Arméniens sont les plus motivés dans l’apprentissage de la langue et commencent très vite à faire des phrases simples pour se réapproprier leur identité qui leur a été volée. Je peux dire avec fierté qu’en six ans nous avons eu plus de 200 personnes dont seulement une cinquantaine d’arménophones, la majorité étant des Arméniens islamisés. Nous avons aussi des personnes ayant épousé des Arméniens et un petit nombre d’académiciens qui font des recherches sur les Arméniens. Nous avions l’intention d’ouvrir des branches de cette association dans les villes de l’Arménie historique pour organiser des cours et des ateliers de culture et d’histoire arméniennes. Malheureusement, la situation dangereuse dans ces provinces ne nous permet pas de mettre en œuvre de tels projets actuellement.

Parmi nos actions, citons la radio Nor Radyo, fondée en 2009, qui diffuse des émissions en 15 langues régionales de Turquie ainsi qu’en arménien, dans ses trois variantes: occidentale, orientale et hemchine. Nous publions le journal Nor Zartonk en arménien et en turc tous les deux mois ainsi qu’en arménien et en anglais tous les trois mois. Nous publions également des livres notamment sur le Génocide, sur les justes qui ont sauvé des Arméniens, etc. 

Qu’attendez-vous de la diaspora arménienne?

La diaspora peut nous aider en élevant sa voix. Malheureusement, les relations entre les Arméniens de Turquie et ceux de la diaspora ne sont pas satisfaisantes. Nous sommes un peuple dispersé à travers le monde. Cela constitue notre force mais aussi notre faiblesse. Il faudra d’abord renforcer les liens entre nos différentes communautés. Chaque communauté se sentirait plus forte dans sa lutte pour la justice ou dans la poursuite de ses objectifs si les autres communautés élevaient leurs voix pour exprimer leur solidarité. 

Dans notre lutte pour le «camp Armen» nous nous sommes sentis seuls. Nous défendions un orphelinat mais nous étions nous-mêmes comme des orphelins. Si les Arméniens du monde entier s’étaient mobilisés pour faire entendre leur voix, la résolution de la situation serait arrivée plus tôt. 175 jours est une longue période! Il y a eu des jours où nous avons manqué de nourriture mais c’est surtout le soutien moral des Arméniens de la diaspora qui nous a manqué le plus. N’oublions pas que nous vivons en Turquie où il règne un climat de peur. Il n’est pas possible de ne pas avoir peur lorsque vous connaissez l’histoire de ce pays. D’ailleurs, nous avons été attaqués à deux reprises par des groupes fascistes qui voulaient nous écraser et je pense que la diaspora avec ses partis politiques centenaires, ses organisations et représentants auraient pu élever sa voix pour que nous ne nous sentions pas seuls.

Quel soutien avez-vous reçu pendant ces 175 jours?

Nous nous sommes appuyés sur nos forces. Avec mes amis, nous sommes restés sur place jour et nuit pendant 175 jours. Certains de mes amis ont perdu leur emploi, d’autres ont eu des ennuis avec leurs copines. Mais il est normal de faire des sacrifices pour gagner quelque chose. Pour moi, nous avons remporté la victoire déjà le premier jour de notre action car nous avons vu des Arméniens s’emparer d’un lieu de mémoire et défendre leurs droits. Nous n’avons reçu aucun soutien du Patriarcat arménien de Constantinople, ni des autres fondations arméniennes. En revanche, nous avons bénéficié de l’aide des riverains turcs, kurdes, alévis, tcherkez et autres qui nous ont fourni du courant électrique et ont partagé leur repas avec nous. Ils se sont montrés solidaires envers nous parce qu’ils se sont rendus compte de l’injustice commise par le gouvernement en confisquant cet orphelinat. Sans leur soutien, nous n’aurions pas pu tenir 6 mois. L’histoire du camp a éveillé leur conscience. J’ai entendu certains dire: «Si le gouvernement a confisqué même leur orphelinat, Dieu sait ce qu’on a fait aux Arméniens en 1915…»

Que représente pour vous être arménien en Turquie aujourd’hui et quels sont vos défis?

Ce n’est pas facile d’être Arménien en Turquie. Même si nous voulions oublier notre identité arménienne, l’Etat ne nous le permettrait pas. Aujourd’hui notre présence sur ces terres depuis des millénaires est oubliée, nos églises, nos écoles et notre culture étant enfouies de sorte que lorsqu’on me demande l’origine de mon prénom et je dis que je suis Arménien, mon interlocuteur me demande quand je suis arrivé de l’Arménie! Au moment de l’occupation du parc Gezi en 2013, Erdoğan, Premier-ministre de l’époque, avait accusé les manifestants d’ignorer l’histoire, car il disait vouloir reconstruire la caserne des Canonniers. Nous avions installé une tente dans le parc et avons fait une déclaration pour dire que c’est le Premier-ministre qui ne connaissait pas l’histoire car une partie du parc abritait un cimetière arménien qui avait été saisi par l’Etat et qu’il suffisait de creuser la terre n’importe où en Turquie pour retrouver des traces ou des ossements arméniens. 

Malgré toutes les difficultés et tous les risques, nous sommes déterminés à continuer le combat. Nous suivons de près les procès des assassinats de Hrant Dink et de Sevak Balıkçı (tué durant son service militaire le 24 avril 2011) ainsi que d’autres procédures concernant des Arméniens. J’aimerais préciser que plusieurs Arméniens sont victimes d’agressions ou de menaces à cause de leur origine. Nous leur proposons des avocats et organisons des manifestations. Il est très important qu’aucun Arménien ne se sente seul face à ses agresseurs et c’est là notre plus grand défi. Les Arméniens de Turquie sont dépolitisés mais depuis une dizaine d’années, les choses sont en train de changer. Dans l’affaire du «camp Armen», nous avons lutté ensemble et remporté une victoire. Le «camp Armen» représente pour nous un monument en mémoire du Génocide. Une partie est en ruines tout comme notre peuple massacré et l’autre partie est vivante avec ses enfants de différentes couleurs.

(Propos recueillis et traduits de l’arménien par Artzakank)

2017-07-31T17:49:25+02:00 15.07.16|INTERVIEWS|

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