ENTRETIEN AVEC ALAIN NAVARRA-NAVASSARTIAN AUTOUR DES DROITS DES FEMMES

(Photo Grant Akobyan)

« Parler du droit et de la position des femmes dans nos sociétés, c’est parler d’égalité et d’égalité des sexes dans un paysage démocratique, mais c’est pour le moment surtout parler de citoyenneté tronquée, voire reniée. C’est aussi démonter les mécanismes d’oppression et de domination, c’est donc un choix de civilisation qui nous intéresse tous au premier chef, car c’est la possibilité de maintenir l’agir en commun dans un monde marqué par l’instrumentalisation des rapports sociaux et humains. »

(Extrait du dossier de presse du Stand Arménie – Hayastan au Salon international du livre et de la presse 2017)

Le Stand arménien du Salon international du livre et de la presse a proposé cette année un ensemble d’interventions qui avaient pour thème la situation des femmes en Arménie et dans les pays voisins. Nous avons rencontré le modérateur des conférences, Alain Navarra-Navassartian qui travaille sur une étude avec l’Université de Bologne.

Né d’un père italo-américain et d’une mère arménienne, à Paris, Alain Navarra-Navassartian est Docteur en histoire de l’art et Docteur en sociologie. Il a milité très tôt dans les GLH en France pour la reconnaissance des droits LGBT et  les luttes pour le mouvement de libération des femmes. Il a enseigné en Italie, en France et aux Etats-Unis. Co-fondateur de Spectrum Art, agence  d’art advisoring, montage de collections et d’expertise, il est aussi le co-fondateur de Hyestart, une ONG  axée sur la démocratie culturelle, et les droits de l’homme au travers d’une approche socio-culturelle dans la zone Caucase du Sud, Iran et Turquie.

Pourquoi est-il important aujourd’hui de parler des droits et du rôle de la femme arménienne?

Parler de la femme arménienne et de sa situation dans la société arménienne et des droits des femmes en Arménie est essentiel parce qu’il ne s’agit pas simplement de la problématique d’un genre, d’un sexe, mais de quelque chose de plus important: la remise en question des structures sociales et de l’avancée démocratique d’un pays.

Depuis l’indépendance de l’Arménie en 1991, de nombreux projets ont été mis en place par des ONG arméniennes et étrangères visant l’empowerment des femmes à savoir, l’octroi davantage de pouvoir aux femmes pour agir sur les conditions sociales, politiques ou économiques. Quels sont les résultats observés à ce jour?

Il y a beaucoup d’ONG en Arménie qui travaillent sur l’empowerment des femmes. On y voit d’ailleurs une présence massive de femmes. Selon les statistiques, 51% des étudiants dans les universités arméniennes sont des femmes. On voit donc un grand potentiel de capacités féminines. Ces ONG représentent un des moyens, peut-être malheureusement le seul, d’exploiter les capacités, les outils cognitifs et toute expérience de ces femmes accumulés durant leurs années d’études d’où l’importance de ces ONG. Qu’est-ce qu’on voit aujourd’hui comme effet bénéfique?  Des femmes qui sont capables de diriger – beaucoup de femmes arméniennes sont directrices de ces ONG – d’être dans la décision et pas simplement dans l’attente. Ces ONG permettent aux femmes d’avoir un accès, une ouverture pour la mise en pratique de leurs capacités.

Quel est le regard des hommes ou de la société arménienne sur ces femmes qui occupent des postes à pouvoir décisionnel, qui sont visibles dans la vie publique?

Pour une partie de la population masculine jeune de la moyenne bourgeoisie, évidemment c’est plus facile à accepter, parce que ces jeunes hommes sont en contact effectivement avec des sociétés occi-dentales, c’est à dire qu’ils ont l’habitude d’acquérir ce qu’on appelle des objets culturels occidentaux, de voyager, ne serait-ce que d’aller dans les salles de sport, posséder des outils informatiques. Pour une autre frange de la population, c’est absolument négatif. Ces femmes sont perçues comme des dangers. Tant qu’elles ne sont pas mariées, cela peut être toléré comme une occupation. Mais une fois qu’elles sont, si l’on veut, rentrées dans une vie de femme, telle que la conçoivent ces hommes – il faut qu’on soit mariée et qu’on soit mère – c’est différent. L’octroi davantage de pouvoir aux femmes est vu également comme un apport de l’étranger. Il est vécu comme une atteinte aux traditions arméniennes par l’étranger. Par conséquent, il y a une limite qui est donnée par les hommes d’une certaine classe sociale, c’est-à-dire classe moyenne à classe populaire.

Selon les associations de défense des droits de la femme environ un quart des femmes en Arménie auraient été victimes de violence conjugale. Très souvent la violence est exercée aussi par la belle-famille et notamment par la belle-mère. Malgré le nombre relativement élevé de femmes ayant fait des études supérieures comment expliquez-vous cette violence et le manque d’évolution dans la manière d’élever les enfants de sexe masculin au sein des familles?

C’est vrai, on se rend compte qu’il y a non pas de la violence forcément que du mari mais de la violence de la famille notamment de la belle-mère contre la belle-fille. C’est évidemment l’un des grands problèmes sur lequel on travaillera l’année prochaine et sur lequel je ne pourrai pas donner une réponse systématique maintenant. Ce qui pose problème c’est la reproduction d’un système de violence. L’écroulement du système économique peut être une explication dans le sens que le garçon devient nécessaire. Parce que même s’il part à l’étranger pour trouver du travail, il va envoyer de l’argent et subvenir aux besoins de ses parents. S’il reste en Arménie c’est le travail également du garçon qui est important. Il ne faut pas oublier que dans la société arménienne, quand une fille se marie, elle va vivre dans la maison de son mari, donc dans sa belle-famille. Il y a également tout un rapport de pouvoir.

Sur le plan économique, la transition vers un capitalisme mal géré, effréné, a changé énormément la donne et a complètement bouleversé la société arménienne qui ne bénéficie plus de la stabilité je dirais socio-économique de l’époque soviétique. Tous les rôles genrés ont donc été remis en question. Et puis, la guerre au Karabagh n’a rien arrangé. Il y a d’abord une culture symbolique très forte des hommes par rapport au monde féminin. Il faut aller sur la frontière pour la comprendre. On est coupé de son épouse, de ses enfants, de sa mère etc. On est coupé aussi symboliquement, géographiquement, et je dirais de la quotidienneté du rapport avec la femme. Quand on est dans une période de guerre – la guerre d’avril 2016 a été un vrai choc pour la société arménienne – et on a des enfants sur les fronts, on a peur de perdre son fils, on n’a plus la même vision. Je ne dis pas que les femmes acceptent les coups, pas du tout, mais d’un seul coup, encore une fois il y a presque de nouveau de la violence sociale.

Ne pensez-vous pas que les projets visant à l’empowerment des femmes ne pourront améliorer de manière significative la place de la femme en Arménie en l’absence de projets équivalents destinés aux hommes?

La question se pose aussi dans le monde occidental dans les études féministes à savoir, si l’on ne devrait pas également étudier la masculinité pour avoir des solutions pour ces problèmes de violence. Je pense que c’est essentiel. En Arménie, aucun travail n’a été mené avec les hommes, on n’a pas travaillé avec des hommes. Il est justement important d’amener l’homme à changer sa vision et à apporter un regard sur son comportement et sur ce qu’il considère être viril. Que veut dire être masculin, être un homme? Et une chose qui est quand même positive c’est que la société arménienne de l’Arménie n’est pas figée. Ces jeunes évoluent. Les hommes peuvent évoluer et je dirais que c’est très important de se pencher sur cette idée de la masculinité, pour travailler avec eux.

 De quelle manière pensez-vous que l’empowerment des femmes en Arménie contribuera à assurer la modernité démocratique dans le pays?

L’empowerment des femmes fait partie d’un processus de démocratisation. Parler de la position des femmes dans une société est une chose essentielle car questionner la position de la femme, c’est questionner tout un système, tout un processus qui amène à plus de liberté, plus de démocratisation. Comment expliquer que ce qui constitue l’autre moitié de l’univers n’ait pas le droit à son histoire, à ses droits, à sa représentation etc.?  Parler de l’histoire des femmes, des droits des femmes et de la position des femmes dans la société, c’est parler de la liberté de démocratisation et c’est questionner les structures sociales. Cela va arriver parce qu’on sent maintenant ce questionnement de la part de la jeune génération qui ose en parler. Nous avons fait cette étude sur un panel de femmes de 25 à 50 ans et on voit très bien la différence entre les femmes de 35-50 et celles qui sont plus jeunes. Peut-être qu’elles changeront lorsqu’elles seront mariées? Malgré tout, les différents projets d’empowerment ont donné à ces femmes l’estime de soi, qui est très importante. Elles connaissent maintenant leur propre valeur. Finalement, on n’arrivera pas non plus pendant des dizaines et dizaines d’années à leur faire croire qu’elles ne valent pas grand chose en dehors du mariage ou en dehors de la maternité. Je crois que les jeunes arméniennes commencent aussi à comprendre qu’il n’est pas antinomique d’être mariée et mère et en même temps avoir une vie professionnelle.

2017-07-23T19:13:31+02:00 15.07.17|INTERVIEWS|

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