Ces derniers mois, nous assistons à une relance du processus des négociations pour un règlement du conflit du Karabagh avec la multiplication des rencontres entre les chefs d’État et ministres des Affaires étrangères d’Arménie et d’Azerbaïdjan. À cette occasion, la question d’une possible cession de territoires a refait surface dans l’actualité arménienne. En effet, le retour d’un certain nombre de districts sous le contrôle de l’Azerbaïdjan – un des éléments des Principes dits de Madrid qui ont servi de base aux pourparlers entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan sous l’égide du Groupe de Minsk depuis 2007 – a fait l’objet de déclarations politiques au plus haut niveau et de toutes sortes de spéculations dans les médias.
La déclaration la plus commentée de cette période fut sans doute celle du ministre de la Défense Davit Tonoyan. «En tant que ministre de la Défense, je déclare que nous avons reformulé l’approche « territoires contre la paix » par « nouvelle guerre en échange de nouveaux territoires »», a t-il annoncé le 29 mars à New York, lors d’une rencontre avec des membres de la communauté arménienne et d’ajouter: «Nous allons nous débarrasser des tranchées et de cette position défensive persistante. Nous allons augmenter le nombre d’unités militaires pour pouvoir transférer les opérations militaires sur le territoire de l’adversaire.»
Précédemment, le 28 février 2019, lors de sa visite en Artsakh, le chef du Service de la sécurité nationale d’Arménie Artur Vanetsian s’était attiré les foudres des autorités azéries en déclarant: «Le projet de repeuplement sera, à mon avis et l’avis objectif de nous tous, la garantie principale de la sécurité de notre pays. […] Par ce projet, nous tenons à adresser un message au peuple arménien et au monde entier que nous n’avons pas l’intention de céder même un pouce de notre territoire, bien au contraire, ce sont nos concitoyens qui doivent vivre sur nos terres et faire prospérer notre pays.»
Ces prises de position audacieuses de la part des hommes forts du gouvernement Pashinyan mettent en évidence la nécessité de promouvoir une croissance démographique rapide en Artsakh et en particulier, à Kashatagh et (Nor) Shahumyan, régions frontalières avec la République d’Arménie, ces mesures étant complémentaires au renforcement continu du système de défense militaire.
Malgré l’attention insuffisante accordée par les médias à ces régions adjacentes à l’Arménie, un certain nombre d’initiatives axées sur le développement y ont été entreprises à ce jour.
ARTSAKH ROOTS INVESTMENTS (ARI)
Parmi ces initiatives, le fonds d’investissement Artsakh Roots Investments (ARI)1, qui, en collabo-ration avec les autorités d’Artsakh, attribue des microcrédits aux agriculteurs de Kashatagh et de Shahumyan à des taux préférentiels. En dix ans d’activité, quelques 1416 familles (5826 personnes) et 202 villages ont bénéficié de ces prêts alors que USD 1’364’379 ont été versés à titre d’intérêts aux actionnaires d’ARI, des Arméniens du Liban pour la plupart. A noter que la croissance économique dans les régions concernées a été de 50% durant cette période. Par ailleurs, grâce aux prêts d’ARI, un nouveau village, baptisé Ariavan2, a été créé près de la route reliant Goris à Stepanakert. Cette année, 14 nouvelles maisons s’ajouteront aux 50 déjà construites dans ce nouveau village. À l’initiative de la branche australienne d’ARI, un quartier nommé « Sydney » verra le jour cette année à Karvachar dans la région de Shahumyan.
Pourquoi ARI concentre-t-il ses investissements à Kashatagh et Shahumyan? Quelles sont les spécificités de ces deux régions mal-connues et éloignées des circuits touristiques classiques? Dans une interview réalisée en 2018 par Vahe Katib pour la Radio australienne SBS, Massis Alexandrian, co-fondateur d’ARI, donne des réponses exhaustives à ces questions en commençant par les raisons qui ont été à l’origine de la création de ce fonds d’investissement.
«La lutte pour la libération d’Artsakh a abouti à une situation où nous avons actuellement un Artsakh libre et des territoires libérés qui appartiennent historiquement au peuple arménien. Cela nous a coûté très cher en termes de vies humaines et il est de notre devoir de sauvegarder et de nous approprier ses terres. Aujourd’hui, si vous traversez Artsakh, vous verrez des kilomètres et des kilomètres non-habités. Il est très dangereux de les laisser vides et nous devons les repeupler le plus vite possible. Ces préoccupations ont poussé un nombre d’hommes d’affaires arméniens du Liban en 2009 à créer ARI afin de renforcer le pays de l’intérieur et de venir en aide au gouvernement d’Artsakh, qui doit consacrer tous ses moyens à la défense du territoire.
L’une des raisons pour lesquelles nous avons choisi les régions de Kashatagh et de Shahumyan est que celles-ci constituent le cordon ombilical qui relie l’ancienne région autonome du Nagorny Karabagh (de l’époque soviétique) à l’Arménie. Nous devons les garder à tout prix car elles sont d’une importance stratégique primordiale pour les Arméniens. Kashatagh est en fait le Bas-Karabagh historique qui, avant l’époque soviétique, était peuplé majoritairement d’Arméniens tout comme le Haut-Karabagh. L’Azer-baïdjan était conscient de l’importance de ces régions et avait tout fait sous le régime soviétique pour les vider de leur population arménienne. Ses efforts furent couronnés de succès et l’Arménie fut séparée de l’Artsakh (jusqu’en 1992). Notre objectif est d’agir dans le sens inverse, c’est-à-dire de repeupler ces terres et de rétablir le lien avec l’Arménie pour éviter l’enclavement d’Artsakh à nouveau.
Il y a un autre élément important. La région de Kashatagh dispose d’une frontière de 200 km de long avec l’Iran. Pour un pays comme l’Arménie ou l’Artsakh, entouré de voisins inamicaux, ces 200 km de frontière avec un autre voisin plus amical revêt d’une importance majeure.
Par ailleurs, Kashatagh et Shahumyan présentent des atouts importants d’un point de vue économique – la première dans le domaine de l’agriculture et la deuxième dans le domaine de l’élevage. Les terres de Kashatagh sont fertiles, l’eau y est abondante alors que Shahumyan possède de vastes pâturages alpins. Pour un pays qui subit un blocus, il est indispensable d’assurer l’autosuffisance alimentaire et nous pensons que si le potentiel de ces deux régions est exploité d’une manière efficace, celles-ci seront capables de répondre aux besoins de la population d’Arménie et d’Artsakh en produits alimentaires de base.[…]
En parlant des risques pour les actionnaires d’ARI, M. Alexandrian a mentionné le danger de perdre l’Artsakh à la suite d’une éventuelle guerre. «Mais si nous contribuons aujourd’hui au renforcement d’Ar-tsakh par des projets visant le développement économique et le repeuplement, nous aurons toutes les chances de le garder pour toujours. Si vous vous promenez dans les rues d’Artsakh, vous verrez que 2 hommes sur 3 sont en uniforme militaire, ce qui signifie que toute la population est impliquée dans la défense des frontières. Il appartient dès lors à la diaspora de participer à la prise en charge des autres domaines» a t-il fait remarquer. «L’existence d’Artsakh est une question de vie ou de mort pour les Arméniens et chacun(e) de nous a le devoir d’y apporter sa contribution.»
Au-delà de leur importance stratégique, Kashatagh et Shahumyan abritent un grand nombre de sites historiques tels le complexe monastique Dadivank et la forteresse Handaberd à Shahumyan, le monastère Tsitsernavank et l’église rupèstre de Tandzut à Kashatagh, pour ne citer que quelques-uns, sans parler des paysages à couper le souffle. Il est grand temps que ces terres, partie intégrante de Hayastan, bénéficient de toute l’attention qu’elles méritent.
M.S.
[2] Voir Ariavan: premier village écologique créé en Artsakh paru dans Artzakank N° 210
Laisser un commentaire