ENTRETIEN AVEC RUZAN MANTASHYAN
En profitant de sa présence à Genève à l’occasion des représentations de La Traviata, nous avons eu l’immense plaisir de rencontrer Ruzan MANTASHYAN (https://www.mantashyanruzan.com/) qui nous a accordé une longue interview dans laquelle elle se dévoile sur son passé, présent et avenir artistiques. Une cantatrice d’exception, une voix solide, ample et lyrique, mais aussi une jeune femme simple et touchante, qui tient des propos intelligents et modernes dans une joie de vivre débordante. Elle a l’intelligence de continuer à prendre des leçons de chant même de loin, par des moyens techniques modernes alors qu’elle est déjà une cantatrice confirmée, tout en restant à l’écoute des développements politiques et artistiques de son pays natal, l’Arménie. Ne ratez aucune occasion de l’entendre si elle se produit ici ou ailleurs, car cette étoile montante au firmament de l’opéra vous emballera sûrement par sa prestance naturelle et sa maîtrise artistique sur scène.
Ara SIMSAR
Après des études au Conservatoire Komitas avec V. HARUTYUNOV, vous êtes partie en Italie pour vous perfectionner auprès de Mirella FRENI à Modène et Hedwig FASSBENDER à Francfort, avant de faire partie de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris pendant 2 saisons. Quels enseignements avez-vous tiré de ces riches années d’apprentissage et en quoi vous ont-elles guidée dans le choix du répertoire que vous interprétez aux quatre coins du monde à l’heure actuelle?
J‘ai beaucoup appris de chacun de mes trois grands professeurs. Je me considère très chanceuse d’avoir rencontré les bonnes personnes, qui m’ont guidée dans mes pas. Mon premier professeur, Valery Harutyunov, n’a pas hésité à me laisser partir. «Je t’ai tout donné, continue avec Mirella Freni» m’a–t-il dit et c’est avec sa bénédiction, pour ainsi dire, que je suis partie alors qu’il me restait encore une année pour étudier avec lui. Mais grâce à cette opportunité, j’ai obtenu mon diplôme du conservatoire par correspon-dance en étudiant avec lui et Mme Freni en même temps. Je pense que Valery Harutyunov m’a donné l’éducation de base dont j’aurais toujours eu besoin tout au long de ma vie, car de temps en temps, on revient à ses racines. J’ai ensuite appris la tradition italienne avec Freni. J’étais très jeune à l’époque et j’ai commencé par des rôles plus légers, des rôles de jeunes filles comme Susanna (Les noces de Figaro), Musetta (La Bohême), Michäela (Carmen), etc. Puis j’ai évolué au fil des ans. Aujourd’hui, les personnes qui m’aident le plus dans le choix du répertoire sont H. Fassbender et mon manager, René Massis, qui ont une connaissance approfondie du sujet. Malheureusement, mes deux premiers professeurs ne sont plus de ce monde. Je pense que le plus judicieux est de suivre sa propre évolution naturelle, de suivre l’évolution de sa voix au fil des ans et de décider du répertoire à privilégier en fonction de cela. Il faut être bien guidé par des personnes compétentes et intéressées, car quand on est jeune on veut tout faire, tout chanter, mais on ne comprend pas vraiment les difficultés. On peut même chanter le rôle, mais pour ce qui est de son avenir, il faut écouter ceux qui ont de l’expérience.
Quant aux critères pour le choix des rôles, c’est difficile à dire car lorsqu’on vous demande si vous voulez chanter tel ou tel rôle, c’est pour trois années plus tard. Il faut pouvoir se projeter dans le futur et imaginer où l’on en sera dans sa carrière, à quel stade de développement vocal on sera. Et j’en reviens à la nécessité d’avoir de bons conseillers qui vous aideront sur ces points que l’on ne peut pas encore cerner, faute d’expérience. Dans mon cas, comme je l’ai déjà mentionné, il s’agit de mon manager, René Massis, de son épouse, mon ancienne professeure Hedwig Fassbender. Ils sont tous deux d’excellents conseillers, et je leur en suis très reconnaissante.
Vous chantez en six langues dont l’arménien. Nous avons pourtant peu de chances de vous entendre en concert et surtout en récital jusqu’à présent. Pensez-vous développer ce répertoire dans un proche avenir? Quelles sont les difficultés, selon vous, d’une soirée de récital pleinement réussie? Le choix des œuvres, la tonalité des œuvres choisies, le fil conducteur du thème abordé? Un mix d’œuvres légères et plus profondes? La langue?
Pour être honnête, je suis très intéressée par les concerts et les programmes de concerts. J’y travaille, et maintenant, après avoir chanté la dernière représentation de La Traviata, je me précipite en Arménie, où il y aura un concert dans la petite salle d’Arno Babajanyan avec le pianiste Kirill Gerstein. Nous avons un programme de Komitas – Debussy. C’est un pianiste exceptionnel. Parallèlement, je travaille sur un autre programme. En août, je présenterai à nouveau Komitas, Rachmaninov, Liszt et Richard Strauss dans le cadre de la Schubertiada à Vilabertran, Gérone. Il y a d’autres programmes en cours avec un pianiste arménien que je ne souhaite pas encore annoncer. Depuis la naissance de mon enfant, je m’intéresse de plus en plus aux concerts, car ils me permettront d’être moins souvent loin de chez moi. C’est un créneau que je n’ai pas encore beaucoup exploré et j’y travaille avec beaucoup d’intérêt.
Aussi difficile qu’il soit pour qu’un concert soit considéré comme réussi, je pense qu’il devrait y avoir un fil conducteur entre les compositions, un thème qui me touche ou touche quelqu’un, dont on veut parler, qu’on veut souligner, qu’on trouve important, et ainsi, on peut suivre le programme plus facilement. Mes collègues, qui ont donné de nombreux concerts, me disent tous qu’il est essentiel qu’il y ait un fil conducteur entre toutes les chansons, un thème qui permette de comprendre la structure de la soirée et que les gens la rejoignent plus facilement. Ce thème s’exprime de différentes manières, dans différentes
Nous avons eu l’immense plaisir et la fierté de vous entendre plusieurs fois au Grand Théâtre de Genève et la dernière fois en tant que Rachel dans La Juive, alors que vous étiez enceinte de 6 mois de votre fils, mais aussi aux opéras de Lausanne et de Zurich. Après cette prise de rôle de Violetta dans La Traviata, pensez-vous donner une nouvelle orientation à votre carrière en interprétant davantage de rôles verdiens plus dramatiques par exemple? Quels sont vos critères qui vous guident en choisissant d’interpréter un nouveau rôle?
Non, je ne suis pas pressée. On m’a déjà proposé des rôles comme Léonora (Il Trovatore) à plusieurs reprises, et même Élisabeth de Valois dans la version française (Don Carlos) mais j’ai décliné car je pense que je ne dois pas me précipiter. J’aborde Verdi avec beaucoup de prudence même si j’ai déjà chanté Alice Ford (Falstaff) à Komische Oper de Berlin et je le chanterai cet automne à Vienne. Je pense qu’un rôle comme Violetta (La Traviata) a de multiples facettes et que j’ai encore du chemin à parcourir. Violetta est un rôle emblématique à cet égard, et on a beaucoup à apprendre d’elle. C’est mon premier grand rôle verdien et je commence à apprendre le langage verdien, pour ainsi dire. Je ne suis pas pressée. Je pense que tout doit se dérouler dans un climat dynamique et calme, sans précipitation. Si je chante les rôles dramatiques de Verdi maintenant, que devrais-je chanter ensuite? Je souhaite que ma carrière de chanteuse dure plus longtemps langues, dans le langage musical de différents compositeurs et dans les mots des poètes. Comme je l’ai dit, il existe un autre programme, plus dépendant, lié à la nationalité arménienne. Cela peut aussi être un sujet, et nous préparons un tel programme. Je n’ouvrirai pas trop de parenthèses, car une fois prêts, nous essaierons de le présenter à différents endroits. Les sujets peuvent donc être variés. Il est important que le programme soit homogène.
Nous aimerions également vous entendre dans des rôles du répertoire allemand que vous n’avez pas encore abordé jusqu’à présent, même si celui-ci requiert une technique différente de celle des ouvrages en italien et/ou français que vous maitrisez à merveille. Certaines héroïnes straussiennes ou wagnériennes telles que la compositrice (Ariadne auf Naxos dans lequel vous avez déjà chanté la partie de l’Echo), Senta ou Elsa vous attirent-elles, entre autres?
Je pense que chanter en allemand ne nécessite pas une autre technique vocale. Il y a cependant des détails et des nuances linguistiques à maîtriser. Avec un coach on peut les apprendre avec le temps. C’est pareil pour n’importe quelle autre langue. Je ne chante pas en allemand car je n’ai pas de répertoire. Je chante des rôles pour voix lyrique, et dans le répertoire allemand, les rôles sont généralement très légers ou plus souvent écrits pour une voix plus dramatique. J’ai déjà chanté Les quatre dernier Lieder de Richard Strauss avec l’Orchestre Philharmonique de Monaco. Je ne suis pas pressé de chanter Senta et Elsa, mais peut-être un jour Les Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Il y a des possibilités, des options, mais je pense qu’il y a une tendance générale à faire appel à des chanteurs germanophones pour la musique allemande, ce qu’ils font bien mieux que d’autres. Cela a été le cas pour le rôle de Rosalinde dans l’opérette Die Fledermaus, où la préférence a été donnée à une chanteuse germanophone, car il y avait des dialogues.
Dans le prolongement de la question précédente, quels sont les rôles que vous aimeriez aborder et ajouter à votre répertoire qui comprend quelques 22 rôles à l’heure actuelle?
Il y aura Desdémona, pour l’année Verdi, qui sera la transition naturelle après La Traviata. Je pense que ce rôle correspond davantage à ma voix que celui de Violetta. Parmi les nouveaux rôles, si je peux me permettre, Rusalka (Rusalka) de Dvořák. Il est vrai que je l’ai déjà chanté mais c’était pendant la Covid et nous avons fini par faire un film et ne l’avons pas chanté en public. Ensuite, il y aura Ïolanta de Tchaïkovski. J’ajoute petit à petit. À chaque saison, soit je n’ai pas de nouveau rôle, soit il n’y en a qu’un seul, ce qui me permet de me préparer sereinement pour le rôle. Par exemple, pour la saison prochaine, il y aura des rôles que je n’ai pas chantés depuis longtemps, comme Fiordiligi (Cosi fan tutte), que je devrai redécouvrir. C’est une saison intéressante, car il y aura Fiordiligi, Alice Ford, que j’ai déjà chantée mais que je devrai redécouvrir, et Tatiana (Eugène Onéguine), que j’ai chantée à de nombreuses reprises. Une œuvre très intéressante est attendue à Paris, sous la baguette de Semyon Bychkov. Ensuite, il y aura de nouveau La Traviata à Montpellier. C’est intéressant, maintenant que j’ai mis Violetta de côté pour un moment, je sens que le moment est venu de lui accorder un peu de repos, car je me suis beaucoup investie en elle pendant des mois. Et ensuite, je suis sûre qu’elle se développera au maximum. Ensuite, il y aura Rusalka et Desdémone, Ïolanta, etc. Je présente mes projets pour les deux ou trois prochaines années. C’est déjà beaucoup de travail. Les rôles augmenteront petit à petit. Pour certains, je pense que je refuse sagement, car j’aimerais beaucoup interpréter Madama Butterfly, mais je pense qu’en attendant un peu plus longtemps, le résultat sera bien meilleur. On me l’a proposé deux ou trois fois, mais j’ai sagement refusées. Dans notre profession, on dit non, plus qu’on accepte parfois, car il faut choisir son répertoire avec intelligence, et je pense que ce n’est pas parce qu’on a chanté un rôle une fois qu’on le maîtrise parfaitement. Il est bien plus intéressant de développer un rôle qu’on a déjà chanté de nombreuses fois, mais c’est aussi très intéressant d’aborder une nouvelle partition et de découvrir un nouvel héros, un nouveau rôle sous un angle nouveau.
En conclusion, quelques mots à l’attention des mélomanes arméniens qui vous apprécient et qui vous suivent depuis vos débuts mais aussi aux lecteurs de notre journal Artzakank?
Je tiens à exprimer ma profonde gratitude aux journalistes d’Artzakank pour leur attention et leurs questions intéressantes. Je me produis à Genève toujours avec une grande joie, comme si c’était chez moi. J’espère y retourner bientôt et rendre mes compatriotes fiers. Merci!