Nous avons appris que Dr Victoria Abrahamyan a été récompensée par le prix «Distinguished Dissertation Award» (2020-2023) de la Society for Armenian Studies (Société des Études arméniennes – SAS) pour sa thèse de doctorat «Between the Homeland and the Hostland: (Re)Claiming the Armenian Refugees in French Mandatory Syria, 1918-1946». Ce prix a été créé en 2004 pour récompenser des travaux de recherche et de rédaction de thèses en études arméniennes exceptionnels et est décerné tous les trois ans.
«La thèse de Victoria Abrahamyan est un exemple remarquable de recherche originale, d’analyse perspicace et de clarté rhétorique», a déclaré Christina Maranci, présidente de SAS et titulaire de la chaire Mashtots d’études arméniennes à l’université de Harvard. «Elle contribue de manière importante à notre compréhension de l’accueil des réfugiés découlant du génocide arménien».
Née à Stepanavan en Arménie, Dr Abrahamyan a obtenu son doctorat en histoire contemporaine en mars 2023 à l’Université de Neuchâtel dans le cadre d’un projet intitulé
dirigé par le professeur Jordi Tejel. Elle est titulaire d’un master en études moyen-orientales de l’Université d’État d’Erevan et diplômée de l’Institut de la langue arabe à Damas en Syrie. Ses recherches portent sur l’histoire globale en Europe et au Moyen-Orient, l’histoire des deux guerres mondiales, la violence, l’impérialisme et le colonialisme, la science et la production de connaissances. Depuis février 2024, Victoria Abrahamyan est chercheuse postdoctorale à la Maison d’Histoire de l’Université de Genève. Elle travaille dans le cadre d’un projet financé par le FNS intitulé Mass Death, Science and Medicine: Handling the Corpses of War in Modern Europe (1850-1960). Mère de deux enfants, elle est également membre du comité de l’association KASA.
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Artzakank s’est entretenu avec Dr Abrahamyan autour de sa thèse et des résultats de ses recherches.
Artzakank: Nous vous présentons toutes nos félicitations! Pourquoi et comment avez-vous choisi le sujet de votre thèse de doctorat ?
Victoria Abrahamyan : Tout a commencé en 2005 pendant mon séjour d’études à Damas. Grâce aux excursions organisées les week-ends par l’Institut ou des groupes d’étudiants, j’ai pu découvrir le riche patrimoine de ce beau pays. Le 24 avril 2005, j’ai rejoint un groupe d’Arméniens venus du monde entier à l’occasion du 90ème anniversaire du génocide de 1915, et nous avons visité le musée du génocide et l’église arménienne de Deir ez-Zor ainsi que le désert où l’on pouvait encore retrouver des ossements. Cette visite m’a beaucoup marquée et quelques mois plus tard, accompagnée d’un groupe d’étudiants non-arméniens, je suis allée à la découverte de la région de Djézireh au-delà de l’Euphrate (elle correspond quasiment à l’actuel gouvernorat de Hassaké). À Ras al-Aïn, n’ayant pas trouvé d’hébergement pour y passer la nuit, nous avons été guidés vers l’église arménienne. Ma famille étant originaire de Kars, je ne soupçonnais pas l’existence de communautés arméniennes dans cette région de la Syrie; quel ne fut pas mon étonnement d’y voir un grand nombre de paroissiens de tout âge réunis pour accueillir la «fille arménienne» arrivée dans leur ville! Un Arménien prénommé Gevorg a accueilli notre groupe chez lui où sa famille avait préparé un grand banquet en notre honneur. Nous avons dormi à la belle étoile dans des lits préparés dans le jardin de la maison de Gevorg. J’y ai vécu des moments très forts, pleins d’émotions, et les autres membres du groupe n’arrivaient pas à croire que c’était ma première rencontre avec ces personnes. C’est ainsi que j’ai commencé à m’intéresser aux communautés arméniennes de cette région.
Après avoir terminé mon master à l’Université d’État d’Erevan, j’ai travaillé plusieurs années à Bruxelles où j’ai également obtenu un deuxième master, cette fois-ci en études européennes. Pendant toutes ces années, ma curiosité pour les communautés arméniennes du Moyen-Orient ne m’a jamais quittée et 12 années après ma première rencontre avec ces communautés, je me suis lancée dans mes recherches qui ont conduit à ma thèse de doctorat dirigée par le prof. Jordi Tejel à l’Université de Neuchâtel.
A.: Quels sont les questions sur lesquelles vous vous êtes penchée dans votre thèse de 565 pages qui a suscité l’admiration du comité de la SAS pour sa profondeur, son argumentation bien documentée et la qualité de son écriture, comme indiqué dans son communiqué de presse ?
V. A.: Dans ma thèse j’examine l’installation des réfugiés arméniens en Syrie pendant le mandat français et les luttes géopolitiques qui ont façonné leur expérience. J’explore la manière dont divers acteurs extérieurs, chacun rivalisant d’influence, ont cherché à exercer une influence sur les réfugiés arméniens. Plus précisément, ce travail se penche sur l’histoire enchevêtrée des installations de réfugiés arméniens en Syrie, dirigées par la puissance mandataire française et soutenues par la Société des Nations, ainsi que sur leurs liens complexes avec les efforts de rapatriement initiés par les autorités soviétiques en Arménie et soutenus par Moscou pendant l’entre-deux-guerres.
Loin d’être des exécutants passifs, les réfugiés arméniens se sont en fait retrouvés à l’intersection d’au moins trois projets de construction de l’État et deux «patries» – la Syrie et l’Arménie soviétique. Les trois projets de construction de l’État qui s’articulent autour des réfugiés arméniens sont ceux de la puissance mandataire française, des nationalistes syriens et des autorités soviétiques d’Erevan et de Moscou. À travers ce prisme, cette thèse révèle la remarquable capacité d’action des réfugiés arméniens et de leurs dirigeants politiques, qui, malgré d’immenses pressions, ont su naviguer entre ces projets concurrents et leur résister.
Cette thèse vise à combler les lacunes de la littérature existante sur les réfugiés arméniens en Syrie en intégrant les sources en langue arménienne et en reliant les multiples acteurs qui ont interagi dans la Syrie sous mandat français. L’objectif est d’analyser en profondeur trois événements clés de la Syrie de l’entre-deux-guerres à travers le prisme des réfugiés arméniens, tels que l’acquisition de la citoyenneté et du droit de vote, la révolte syrienne (1925-1927) et le plan de peuplement de Djézireh et les rumeurs d’un complot franco-arménien visant à établir un ‘foyer national’ arménien en Syrie. Dans les trois cas, j’analyse les discours et les activités des dirigeants politiques et de certaines institutions des réfugiés mettant en exergue les dimensions locales, nationales, régionales et internationales.
En mettant l’accent sur les réfugiés arméniens, cette thèse apporte un éclairage unique sur l’ampleur de l’implication des acteurs étrangers en Syrie. Ce faisant, la thèse établit un lien entre l’installation des réfugiés arméniens en Syrie et la lutte d’influence entre les forces occidentales et soviétiques au Moyen-Orient. Cette période cruciale de l’histoire arménienne présente de nombreuses similitudes frappantes avec la période contemporaine, marquée par de grandes incertitudes, la concurrence pour les ressources et les nouvelles routes commerciales, ainsi que la lutte pour le pouvoir et l’influence.
A.: Quelles sont les sources sur lesquelles vous avez travaillé ?
V. A.: Ma thèse s’appuie sur des archives, des mémoires et des journaux rédigés dans six langues différentes (l’allemand, l’anglais, l’arménien (oriental et occidental), l’arabe, le français et le russe): Les archives diplomatiques françaises de Paris et de Nantes, les archives diplomatiques américaines et britanniques, les archives de la Société des Nations (SDN) et du Comité de la Croix-Rouge internationale. Les autres sources sont,entre autres,les archives du Comité central des réfugiés de Paris et de la Délégation nationale arménienne, les archives de l’UGAB (Paris et Le Caire), les archives du catholicos arménien de Cilicie (Liban), les archives de la pré-lature arménienne d’Alep, les archives communistes et d’État de l’Arménie, et les archives centrales de Dashnaktsutyun (Watertown, États-Unis) ainsi que de nombreuses sources en langue arménienne qui ont été utilisées pour la première fois.
Ces sources ont été collectées auprès de seize archives nationales et locales différentes dans onze pays, dont celles d’Antélias, de Beyrouth, du Caire, de Genève, de Londres, de Nantes, du Maryland, de Paris, de Vienne, de Washington, de Watertown et d’Erevan.
(Propos recueillis par Maral Simsar)
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Victoria Abrahamyan travaille actuellement sur son livre qui sera publié par une maison d’édition londonienne. Basé sur sa thèse de doctorat, il sera destiné au grand public et comptera environ 250 pages.