LA PRESSE ARMÉNIENNE DE LA DIASPORA: QUEL AVENIR?

Stand arménien au Salon du Livre et de la Presse de Genève 2011 (Photo: Centre Arménien)

par Séta Kapoïan

Il faut d’abord redire une évidence qui souligne la fragilité de cette presse. Son avenir passe d’abord par la pérennité des communautés arméniennes de la diaspora. La presse est le reflet de ces communautés fragmentées, morcelées, luttant sans cesse pour leur survie. Elle n’est en théorie qu’un des multiples outils disponibles pour faire vivre la culture arménienne. Mais en fait son rôle est d’autant plus nécessaire que les autres instruments de cette présence culturelle ont tendance à s’effacer: à mesure que les générations se succèdent en diaspora, tant les écoles que les associations arméniennes ont tendance à s’étioler et à connaître une baisse de leur fréquentation. La presse demeure dès lors pour beaucoup le seul lien avec la culture et l’actualité arméniennes.

C’est ainsi que se pose la question de sa pérennité dans ce contexte changeant. Cette question est d’autant plus problématique qu’en Suisse comme dans les autres communautés de la diaspora, les communautés arméniennes sont de plus en plus diverses. Des Arméniens de tous horizons cohabitent dans les mêmes villes d’Europe et d’Amérique sans se connaître. De Genève à Los Angeles, coexistent ainsi des descendants de rescapés du génocide de la troisième ou quatrième génération avec des immigrés de fraîche date venus du Proche ou du Moyen-Orient et enfin plus récemment d’Arménie, sans même évoquer l’infinie diversité des profils sociaux ou linguistiques.

Le premier défi d’une presse diasporique de qualité est donc de parvenir à intéresser tous ces publics aux attentes évidemment très diverses. Alors que les uns ne s’intéressent peut-être qu’à l’actualité de la République d’Arménie, d’autres sont davantage tournés vers l’actualité arménienne locale, nationale ou internationale. La vraie difficulté consiste donc à maintenir une veille sur une grande diversité de sujets sous peine de perdre en chemin une partie significative de son lectorat. La rédaction idéale d’un journal diasporique doit donc refléter cette diversité des publics si elle veut garder le contact avec ses lecteurs.

Le deuxième défi que doit relever la presse diasporique, c’est évidemment Internet. Comment rester pertinent alors que beaucoup d’informations sont déjà disponibles sur le net? Là encore, une presse communautaire de qualité doit aborder cette question de front sous peine, là encore, de disparaître. La réponse à ce défi passe d’abord évidemment par la production d’une information originale et de qualité, mais aussi par l’établissement d’un lien direct avec son lectorat. Ce lien est très difficile à tisser tant nos communautés sont éclatées et diverses, mais c’est néanmoins la seule réponse possible à l’omniprésence du net qui menace toute la presse et pas seulement la presse arménienne.

Le troisième défi que doit affronter la presse diasporique, c’est enfin celui du temps. La plupart des titres ne bénéficient pas de soutien institutionnel et sont à la merci de bonnes volontés individuelles. Le défi spécifique de la presse diasporique est donc de susciter une relève, de former de nouvelles générations de journalistes pour assurer à la fois la pérennité d’un journal mais aussi d’une communauté.

La responsabilité est évidemment écrasante. Le journaliste de la presse diasporique n’est pas un journaliste comme les autres, il n’est pas seulement chargé de fournir de l’information pertinente, il a aussi la charge de transmettre une culture et d’assurer la vitalité de sa communauté, ceci même dans des pays où la liberté d’expression est restreinte. Comme l’enseignant ou le prêtre, c’est en fait un véritable sacerdoce qui exige bien souvent d’importants sacrifices personnels que beaucoup ne sont pas prêts à fournir. L’exemple le plus frappant à cet égard est bien la personnalité exceptionnelle d’Arpik Missakian qui a pris la relève de son père et a consacré sa vie au journal Haratch, quotidien parisien en langue arménienne qui a existé de 1925 à 2009. La question dès lors qui se pose pour l’avenir est la suivante: comment produit-on des journalistes? Et c’est toute la fragilité de la construction diasporique: tant qu’elle reposera sur des individualités exceptionnelles et non sur des institutions, la question de sa survie se posera à chaque génération. Comme l’école ou l’église, il est donc nécessaire de transformer le journal diasporique en institution placée au cœur de la communauté et regroupant toutes ses composantes au titre de son rôle éducatif et social, ceci tout en veillant scrupuleusement à préserver l’indépendance de sa ligne éditoriale.

On le sait, l’avenir de la presse est dans les réseaux. Sélectionner les meilleurs contenus et les valoriser, c’est le travail du journaliste aujourd’hui et c’est ce que nous tentons de faire. Pour la presse arménienne en diaspora, il s’agit d’informer ses lecteurs sur l’actualité locale, de les inviter à réfléchir grâce à des analyses, de soutenir une cause: par exemple, aujourd’hui en France le vote de la loi sur le négationnisme par le Sénat; en Suisse, le refus des protocoles arméno-turcs dans les conditions actuelles; en Turquie, le refus d’être considérés comme des citoyens de seconde zone. Il s’agit aussi de livrer aux lecteurs de son pays, la Turquie, la France ou la Suisse, des analyses des grandes questions d’actualité concernant les Arméniens dans d’autres pays car, malgré l’existence presque centenaire de la diaspora et l’existence de réseaux sociaux ou tout simplement d’internet, les communautés arméniennes dans le monde restent souvent ignorantes des problématiques spécifiques à chacune d’entre elles. On pourrait songer à programmer des rencontres de titres de la presse arménienne de la diaspora pour la création d’un nouveau périodique international et multilingue pour que l’Argentin comprenne les mécanismes du négationnisme en France ou en Amérique du Nord. Que sait-on en Suisse des Polonais d’ascendance arménienne ou en France de la norme antiraciste du Code pénal suisse? Un titre international arménien et multilingue permettrait aussi de saisir la perception que les communautés ont d’elles-mêmes. Il est intéressant de noter que les Arméniens de Turquie ne se considèrent pas comme faisant partie de la diaspora car ils vivent sur la terre où ont vécu leurs ancêtres depuis fort longtemps.

Dans les années qui ont suivi le génocide, la presse arménienne de France en langue arménienne – principalement Haratch que j’évoquais tout à l’heure, mais aussi Achkhar, Gamk ou Khetan – a servi d’outil éducatif à la génération sacrifiée des rescapés, privée d’études. Elle a aussi aidé nombre de personnes de la deuxième génération à perfectionner leur connaissance de la langue arménienne. Haratch a cessé de paraître en 2009. Mais un nouveau titre parisien en langue arménienne, Nor Haratch, a pris courageusement la relève quelques mois plus tard. A côté des combats politiques, il y a la lutte pour garder vivant l’arménien occidental, victime du génocide, lui aussi. Cette langue est en train de devenir langue de musée dans nos contrées ; évidemment, il ne tient qu’aux Arméniens de l’apprendre et de la pratiquer et les journaux constituent un excellent outil pour cela. Ecrire l’arménien occidental est aujourd’hui un acte révolutionnaire puisque cela revient à rétablir dans notre pensée le sol que nos pieds ne foulent plus. Plus que jamais, la presse arménienne en diaspora devrait tenir une large place dans le combat politique et culturel des communautés arméniennes.

(Intervention prononcée lors de la table ronde du 30 avril 2011, avec Jiraïr Jolakian, Nor Haratch, Jean-Jacques Karagueuzian, Nouvelles d’Arménie, Rober Koptas, Agos, Varoujan Mardikian, France-Arménie et Séta Kapoïan, Artzakank)

2017-12-02T00:18:10+01:00 19.05.11|COMMUNAUTÉ, GÉNÉRAL, OPINION|

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