LE CHANGEMENT VIENDRA DE L’ENGAGEMENT DE LA SOCIÉTÉ CIVILE

Entretien avec l’activiste écologiste Lena Nazaryan

Depuis quelques temps, les mouvements de la société civile gagnent en visibilité en Arménie et font entendre leur voix pour protester contre certaines décisions controversées du gouvernement. La protection de l’environnement est à juste titre le domaine le plus préoccupant qui attire les jeunes activistes d’aujourd’hui. Afin de mieux comprendre les problèmes à l’origine des mouvements écologiques de ces dernières années, les objectifs et les revendications de leurs membres, nous avons rencontré cet automne à Erevan, quelques jeunes activistes dont l’engagement en faveur de l’environnement est une véritable source d’inspiration pour nous tous. Dans ce numéro, nous présentons à nos lecteurs le premier d’une série d’articles et d’entretiens consacrée aux questions écologiques en Arménie.

Diplômée de la Faculté du journalisme de l’Université d’Etat d’Erevan, Lena Nazaryan a travaillé comme journaliste auprès de Association of Investigative Journalistes (HETQ) avant de rejoindre Transparency International Anti-corruption Center à Erevan en qualité de spécialiste en gestion de projet. Elle est membre du mouvement « Save Teghut ».

Artzakank: Quand et comment les mouvements écologiques se sont-ils développés après l’indépendance de l’Arménie?

Lena Nazaryan: Il n’ y a pas une date précise mais je pense que cela a commencé en 2006 avec la problématique de l’exploitation minière de Teghut, lorsque le gouvernement arménien a commencé à prendre des mesures en vue d’autoriser l’industrie minière dans le pays. Au début, seul les ONG écologistes s’y sont intéressées en adressant des lettres au gouvernement mais faute de résultats, elles ont reculé pour être remplacées par des mouvements de la société civile. Ainsi fut lancé le mouvement « Save Teghut » en 2007, regroupant des jeunes de différentes professions qui n’ont pas jugé opportun de créer une nouvelle entité juridique. Les jeunes bénévoles réunis autour de ce mouvement, pensaient qu’il était inutile de négocier avec le gouvernement et qu’il fallait lutter par d’autres moyens. Nous étions arrivés au stade où il s’agissait d’une question de responsabilité pour nous et toute personne qui s’y impliquait en faisait son affaire personnelle.

A.: Quelles ont été les réalisations du mouvement « Save Teghut » à ce jour?

L.N.: Tout d’abord, les gens ont commencé à porter un regard plus sérieux sur l’environnement. Ceci est très important, car une dizaine d’années après l’indépendance, les gens n’y prêtaient plus d’attention. Bien que le mouvement de protestation contre l’usine chimique de Naïrite ait donné l’impulsion au mouvement Karabagh en 1987, les problèmes économiques qui surgirent par la suite avaient pris le dessus. Grâce au travail mené par « Save Teghut », les gens ont commencé à comprendre que l’écologie n’était pas que des jolies fleurs ou des oiseaux; qu’au-delà de l’aspect esthétique, il y avait l’aspect économique; que les produits alimentaires cultivés dans un endroit où l’eau et la terre étaient polluées n’avaient plus de valeur économique; que la présence des déchets toxiques empêchait tout investissement dans d’autres secteurs tels que le tourisme ou l’agriculture. Nous leur avons expliqué que la protection de l’environnement était indispensable pour un développement économique durable.

Au début, les gens ne comprenaient pas pourquoi nous descendions dans la rue. Ils ne comprenaient pas que nous estimions tout simplement qu’il s’agissait de notre pays et que nous nous sentions concernés par ce qui s’y passait car c’est ici que nous comptons vivre. A présent, les gens commencent à comprendre et ont plus de sympathie envers nous.

Par ailleurs, il faut tenir compte du changement générationnel. Les jeunes de la nouvelle génération n’ont plus peur des fonctionnaires et n’acceptent pas l’idée que les décisions de ces derniers soient irrévocables. Au contraire, ils peuvent les contester et ne pas s’y soumettre. Ce changement a joué un rôle très important dans l’évolution des mouvements de la société civile en Arménie.

Le parc naturel Shikahogh (photo: www.planeta.am)

Dans certains cas, la lutte des écologistes fut couronnée de succès notamment dans la protection du parc national Shikahogh et des chutes de Trchkan. Le premier était menacé par le projet d’une route qui l’aurait traversé pour relier l’Arménie à l’Iran. Sous la pression des ONG écologistes, les autorités ont reculé en modifiant le tracé de la route. S’agissant des chutes de Trchkan, nous avons été informés d’un projet de centrale hydroélectrique à y être érigé, alors que ces chutes avaient été classées zone protégée. Comme d’habitude, nous avons adressé des pétitions aux autorités et organisé des manifestations devant le palais du gouvernement avant de nous rendre compte qu’on nous ignorait et faisait trainer le dossier pour étouffer le mouvement. Nous avons alors commencé à organiser des expéditions sur les lieux afin de sensibiliser les gens qui ne connaissaient pas ce site. Lors d’une de ces campagnes, quatre ou cinq de nos amis ont décidé d’y rester. Ils y ont installé leur tente et ont annoncé qu’ils ne quitteraient pas les lieux et ne permettraient pas la poursuite des travaux. C’était une nouveauté dans notre manière d’agir et je pense qu’elle a joué un rôle décisif car c’est à partir de ce moment que les autorités ont accepté de négocier avec nous. Nous avons présenté quatre demandes: l’arrêt immédiat des travaux, la réparation des dégâts, le classement des chutes comme monument naturel protégé et le prononcé de sanctions à l’encontre des fonctionnaires responsables. Finalement les autorités ont mis un terme au projet et les chutes de Trchkan ont été classée monument naturel mais aucune suite n’a été donnée à nos deux autres demandes. Avec Trchkan, le mouvement écologique a franchi une nouvelle étape. C’était la première fois que les écologistes essayaient d’empêcher la réalisation d’un projet par leur présence physique sur les lieux.

Les chutes de Trchkan (photo Ara Ananyan)

A.: Quelles sont les organisations actives dans le domaine de l’écologie en Arménie et comment sont-elles financées? Collaborent-elles entre elles?

L.N.: Les mouvements de la société civile n’ont pas de statut juridique et ne sont pas enregistrés auprès des autorités. Par exemple, « Save Teghut » n’a pas d’adresse officielle, n’a pas un président, ni un conseil d’administration. Les membres de ces groupes travaillent dans différents domaines et œuvrent  en parallèle au sein de ces mouvements pendant leur temps libre et à titre bénévole. De ce fait, le gouvernement ne dispose pas de moyens d’exercer de la pression sur ces groupes qui ne dépendent pas d’un quelconque financement. Ces mouvements de la société civile regroupés actuellement sous l’appellation « Save Teghut » pourraient disparaître une fois que l’objectif serait atteint.

D’autre part, il existe de nombreuses ONG* actives dans le domaine de l’écologie mais elles ne sont pas présentes lors des actions menées sur le terrain. Financées par des organismes internationaux, elles préparent des rapports, organisent des cours et des séminaires, mènent des actions éducatives et réalisent un nombre de projets sans se mettre à dos le gouvernement. Certaines organisations aident les mouvements de la société civile par la mise à disposition de locaux, du matériel, des imprimés etc.

A.: Rencontrez-vous des problèmes avec la police?

L.N.: Toute personne qui descend dans la rue pour défendre une cause sait qu’elle risque d’être embarquée par la police et je peux dire que cela est aussi une forme d’action. En principe, nous ne demandons pas l’autorisation de la municipalité pour organiser une action dans l’espace public car la loi ne la prévoit pas pour des rassemblements réunissant moins de 100 personnes. Dans tous les cas, nous disons que nous ne pouvons pas prévoir le nombre de personnes. Nous organisons nos actions à travers les réseaux sociaux et les policiers viennent « assurer notre sécurité ». Beaucoup d’activistes, qui ont acquis une certaine expérience en la matière, connaissent bien leurs droits et savent comment discuter avec les policiers tout en respectant la loi. Ces derniers ont été obligés, à leur tour, d’appliquer la loi. La plupart du temps, les activistes amenés au poste sont relâchés trois heures plus tard car la police n’a pas intérêt à les garder, son but étant de faire saboter notre action. Par ailleurs, nos activistes bénéficient de l’aide des avocats envoyés par des organisations juridiques qui ont des programmes d’aide aux activistes de la société civile.

A.: Comment les écologistes arméniens envisagent-ils de continuer leur combat?

L.N.: Je pense que le combat devrait être mené sur trois fronts en parallèle: Tout d’abord, les écologistes devraient pouvoir participer au processus d’élaboration des lois. Ils devraient pouvoir proposer des réformes qui assureraient un meilleur contrôle du secteur et durciraient la réglementation y relative, de sorte que notre législation soit conforme aux normes internationales en la matière. Il est important d’avoir de bonnes lois même si celles-ci restent tributaires d’une bonne gouvernance. En d’autres termes, nous pouvons avoir de bonnes lois, mais elles risquent de ne pas être appliquées si les inspecteurs sont corrompus. Deuxièmement, les écologistes devraient continuer leur travail de sensibilisation de la population à l’environnement. Les gens devraient comprendre que la qualité de vie est conditionnée par la qualité de l’environnement. En effet, la pollution des eaux, de la terre et de l’air est un indice de pauvreté et il est important de faire changer l’approche des gens sur l’environnement. La troisième voie est la promotion des investissements dans l’économie verte, à savoir des activités économiques produisant peu de déchets toxiques ou recyclables, ainsi que des entreprises socialement responsables. Il existe quelques petites entreprises qui répondent à ces critères mais cela ne suffit pas. Notre objectif est de faire en sorte que la politique économique change dans le pays.

* * *

Une bouffée d’air frais souffle sur l’Arménie avec les actions menées par ces jeunes, qui sont déterminés à prendre leur destin en main, tout comme leurs parents à la veille de la chute de l’Union soviétique. N’oublions pas que le Mouvement Karabagh a été précédé d’un mouvement écologique qui organisa des manifestations de rue en automne 1987 pour réclamer la fermeture de l’usine chimique de Nayirite et la centrale nucléaire de Metsamor.

                                                                                                       M. S.
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(*) Voir la liste sur le site du Ministère de l’Ecologie  (http://www.mnp.am/?p=307)

2017-07-31T17:57:00+02:00 15.11.14|ARMÉNIE & ARTSAKH|

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