«En effet, reconnaissance ou pas, ce qui s’est passé ne doit tomber ni dans l’oubli, ni dans le déni»
Née à Baden (Suisse) le 28 avril 1986, Silva Dedeyan a grandi et suivi sa scolarité à Neuchâtel. La maturité gymnasiale scientifique en poche, elle s’est ensuite orientée vers des études universitaires en droit avant de poursuivre par une formation pratique au sein de la justice et d’une Etude d’avocat.
Arménienne de Syrie (Alep) de ses deux parents, Silva Dedeyan a dès son plus jeune âge été bercée aussi bien par la langue arménienne, que la culture et l’histoire du peuple arménien. Finalement, ce métier dans les entrailles de la justice, elle ne l’aura pas choisi par hasard: le droit est une matière éminemment vivante n’ayant cesse d’aiguiser sa curiosité. Selon elle, si le droit n’est pas forcément moral, il donne une morale à ceux qui n’en n’ont pas, constituant ainsi le noyau sacré sur lequel une société donnée peut se reposer.
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Mes grands-parents paternels et mon arrière grand-mère maternelle ont vécu la déportation des Arméniens jusque dans le désert de Syrie.
Mon grand-père paternel, Krikor Dedeyan, avait 6 ans et vivait à Göldag, dans la province de Bursa, lorsqu’il a été poussé sur le chemin de l’exil, à pied, jusqu’à Eskisehir avec sa mère et sa sœur, son frère ayant été enrôlé dans l’armée turque. De là, ils ont ensuite été transportés jusqu’à Konya dans des wagons à bestiaux, avant de poursuivre la marche de la mort jusque dans le désert de Syrie. Alors que sa mère et sa sœur périrent sur le chemin, Krikor a eu la chance d’être sauvé par un bédouin dans le désert, chef de la tribu des Anézés. Krikor grandit jusqu’à l’âge de 21 ans parmi les membres de cette tribu. Un jour, une femme arménienne interpelle ce jeune homme du fait de son teint clair et ses yeux bleus, pensant ainsi qu’il pouvait être un survivant arménien. Après quelques échanges, la dame lui propose alors de rejoindre Alep en lui expliquant qu’il pouvait peut être y retrouver des membres de sa famille. Ayant vu sa mère et sa sœur mourir devant ses yeux, Krikor espérait pouvoir revoir son frère à Alep. C’est finalement Sarkis, l’un de ses cousins rescapé, que Krikor a retrouvé.
Ma grand-mère maternelle, Serpouhi Dedeyan née Avakian, avait 5 ans et vivait à Izmit en 1915. Elle a été déportée dans les mêmes conditions jusqu’à Eskisehir, puis Konya, avant de poursuivre la marche de la mort, portée sur le dos de son frère cadet, jusque dans le désert de Syrie. Sur le chemin, elle voit ses parents et ses deux frères se faire assassiner. Seule sur le chemin de la mort, elle fut sauvée par un villageois dans le désert et survit ainsi au Génocide. Des années plus tard, elle sera recueillie par les organismes arméniens organisés en orphelinats à Alep, qui accueillaient les enfants rescapés du Génocide sauvés par les villageois. A Alep, Serpouhi y retrouvera ses deux sœurs ainées. Elle fera alors la connaissance de Krikor, qui deviendra son époux, par l’intermédiaire de l’une de ses sœurs mariée à un prénommé Sarkis, cousin de Krikor.
Quant à mon arrière grand-mère maternelle, prénommée Azniv Hovanessian, elle vivait avec son mari et son unique enfant dans un village que l’on appelait autrefois Adebazar. En 1915, son époux a été froidement exécuté à l’instar des autres hommes du village. Emmenée avec les autres villageois dans une longue marche vers une mort quasi certaine, l’enfant d’Azniv ne survivra pas à la déportation. Au cours de cet exil, Azniv a eu la chance de croiser sur sa route un officier turc qui accepta de lui montrer le chemin d’Alep. Ainsi sauvée, Azniv, devenue une jeune femme, a reconstruit sa vie et refondé une famille à Alep avec un jeune Arménien prénommé Manoug.
La transmission de la mémoire du Génocide m’a été véhiculée en premier lieu par mes parents car cette tragédie est gravée en nous et il apparaissait naturel que ce triste héritage soit transmis dans une démarche de commémoration, non seulement pour la mémoire des martyres et des rescapés mais aussi pour les descendants des victimes.
Sur ce sujet, lorsque j’étais enfant, l’un des souvenirs les plus marquants que je garde encore aujourd’hui est celui où je me suis retrouvée, par hasard, devant les images du film «Mayrig» d’Henri Verneuil que mes parents regardaient à la télévision. De par l’émotion dans leurs regards, je me souviens avoir véritablement ressenti le poids de la tragédie vécue par mon grand-père paternel que j’avais eu la chance de connaître, et la souffrance endurée par tout un peuple.
Puis ma volonté de comprendre notre passé et l’identité arménienne m’a amené à me pencher sur la question du Génocide dans le cadre de mon travail final de baccalauréat. En effet, j’avais consacré ma thèse aux mémoires de mon grand-père défunt, Krikor, en parallèle d’une analyse critique de l’histoire du Génocide des Arméniens. Au cours de ce travail, j’ai été frappée de voir à quel point nombreux sont les sources et les preuves qui démontrent l’existence de l’élément matériel du crime de génocide, notamment des témoignages de diplomates, de missionnaires, d’infirmières, de voyageurs, ainsi que des télégrammes et des documents officiels. Je ne pouvais dès lors comprendre comment la Turquie pouvait décemment encore nier le crime conçu et réalisé par ses prédécesseurs.
Enfin, j’avais achevé mon travail par un voyage en Syrie dans le but de me rendre dans le désert sur les traces des déportations, et visiter notamment le mémorial du Génocide à Markadé et le lieu-dit Khabset Arman, littéralement «le Gouffre des Arméniens». Au cours de mon périple, j’ai eu la chance de rencontrer des descendants directs de survivants et c’est avec une émotion certaine que j’ai fait la connaissance d’un rescapé du Génocide. Je garderai un souvenir immuable de cette recherche qui m’a porté vers l’histoire de nos racines et la souffrance de notre nation.
L’entreprise génocidaire elle-même comprend une extermination raciale planifiée visant une purification ethnique, et elle s’achève – dans son expression la plus parfaite – par une forme de négation faisant de cette abomination, le crime idéal contre l’humanité.
Le négationnisme de l’État turc entache et empêche en quelque sorte notre deuil puisque nous demeurons dans un combat qui nous oppose à un Etat, dit démocratique, qui perpétue le crime en l’ignorant. Et pour cause. Si la Turquie n’a aujourd’hui le courage d’accepter la réalité du Génocide des Arméniens, c’est bien parce que cela reviendrait pour elle à se saborder politiquement, les fondateurs de l’actuelle République turque, fondée en 1923, n’étant autre que les commanditaires ayant œuvré pour le Génocide sept ans plus tôt. Enfin, et surtout, reconnaître le crime perpétré reviendrait à assumer les conséquences de sa reconnaissance, à savoir des demandes de réparations et surtout la restitution de territoires importants, ce que la Turquie ne saurait apparemment concevoir.
C’est pourquoi à mes yeux, il doit rester dans le Génocide vécu par nos grands-parents une forme de mémoire indélébile afin de lutter contre cette deuxième mise à mort que constitue le négationnisme. En effet, reconnaissance ou pas, ce qui s’est passé ne doit tomber ni dans l’oubli, ni dans le déni.
L’indifférence ne devrait pas avoir sa place ne serait-ce qu’au regard de la mémoire que les rescapés et la communauté arménienne ont bâtie au sortir de cette tragédie, et l’écho que celle-ci a reçu jusqu’à nos jours, grâce aux combats menés qui ont permis les nombreuses reconnaissances adoptées aujourd’hui à travers le monde.
Jean Jaurès avait écrit à propos des Arméniens que: «L’Humanité ne peut vivre éternellement avec dans sa cave le cadavre d’un peuple assassiné».
Cent ans après, le drame de ce génocide demeure toujours comme une plaie ouverte dans nos mémoires, précisément parce que le négationnisme cynique de l’Évènement par la Turquie s’inscrit inéluctablement dans une continuité.
À mes yeux, la cicatrisation de cette blessure et une possible réconciliation entre Turcs et Arméniens ne pourraient se faire que par une reconnaissance de ce Génocide par le gouvernement actuel d’Ankara. Les Arméniens ne recherchent que Vérité et Justice, et ce depuis bien trop longtemps. Plutôt que de s’enliser dans le déni, la Turquie moderne devrait maintenant avoir le courage de faire face à son histoire et franchir l’étape de la maturité qui lui permettra de se grandir. N’est-ce pas finalement cette même Turquie qui a demandé son intégration à l’Europe en alléguant pouvoir défendre les valeurs universelles des nations européennes?
De notre côté, en mobilisant nos voix et nos pensées, je crois que l’on peut donner la résonance de la douleur de ce qui s’est passé et continuer notre combat permanent pour obtenir des États et des organisations nationales et internationales la reconnaissance du génocide arménien.
La poursuite de ce combat est pour nous crucial pour ne pas que nos martyrs soient un jour ensevelis, aux yeux du monde, dans le silence et l’oubli.
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