TÉMOIGNAGE DE SIMON DARONYAN

«En 1915, mon arrière grand-père Artash ou Aras, que nous appelions Alik, fils de Hovhannes, a vu toute sa famille brûlée vive dans les roseaux où il s’était caché avec les siens»

Je m’appelle Simon. En fait, Simon est mon prénom chrétien. En Turquie, je m’appelais Serdal ou Sadat. Je suis né en Arménie occidentale, plus précisément dans le village de Gundemir, de la région de Taron, dans la province de Moush. Ma famille est originaire du village arménien de Kizilagaç ou Karmir Tsar (Կարմիր Ծառ) de Moush. C’était un village relativement prospère où les Arméniens vivaient depuis des siècles. La plupart des habitants étaient de la même famille ou avaient des liens de parenté entre eux. C’est dans l’école de ce village que Hrayr Djokhk (Armenak Ghazarian, 1864-1904), le fameux fédayi, a fait une partie de sa scolarité. Plus tard, il s’y est installé pour organiser ses opérations dans la région.

En 1915, mon arrière grand-père Artash ou Aras, que nous appelions Alik, fils de Hovhannes, a vu toute sa famille brûlée vive dans les roseaux où il s’était caché avec les siens. Il a vu aussi sa tante éventrée par un soldat. Alik, qui faisait partie d’une fratrie de 7 enfants, était probable-ment le seul survivant de sa famille. On ne saurait pas dire combien de personnes de notre clan ont survécu mais plusieurs années plus tard, nous avons appris l’existence des descendants d’un neveu et d’un cousin de mon arrière grand-père.

Alik a d’abord été hébergé par l’Imam de Zorowat, un village près de Kizilagaç, après lui avoir offert un certain nombre d’objets de valeur que chaque famille arménienne possédait à l’époque. Après quelque temps, en raison de la famine qui a frappé ce village, l’Imam lui a demandé de s’en aller. Alik s’est alors rendu à Silvan près de Diyarbakir, où il a travaillé comme ouvrier chez Sino Agha. Il s’est marié très tôt avec la fille d’une famille alévie dont les ancêtres étaient des Arméniens. Dans les années 30, le jeune couple s’est installé à Hamuk, le village de la belle famille. Etant le seul Arménien du village, Alik a subi beaucoup de préjudices, y compris de la part de ses beaux-frères, qui ont refusé de lui céder les terres qui lui revenaient par héritage. Parmi les enfants du couple seuls trois ont survécu dont mon grand-père Mahmut, l’aîné de la fratrie.

Mahmut était grand, fort et bon travailleur. C’est probablement la raison pour laquelle il fut affecté au service du commandant de l’unité dans laquelle il a fait son service militaire. Il gagna la confiance du commandant en lui restituant la somme d’argent que ce dernier avait prétendument perdu dans le but de le mettre à l’épreuve. C’est ainsi que le commandant lui offrit la somme retrouvée et après quelque temps Mahmut retourna au village avec l’argent qu’il avait pu mettre de côté. Les villageois lui proposèrent alors une parcelle de terrain qu’il refusa, en préférant élever des animaux et effectuer des travaux à la ferme. Gundemir, le village de mon grand-père est aussi un village arménien. La majorité de ses habitants ont péri pendant le génocide ou se sont installés ailleurs. Il n’y avait que des orphelins restés dans les villages avoisinants. Les quelques familles arméniennes converties restées sur place ont pu racheter leurs propres terres après des tractations qui ont duré une trentaine d’années.

Le village de Gundemir. Les montagnes Bingöl en arrière-plan

Mon grand-père Mahmut s’est marié très tôt avec la fille de son oncle maternel de Hamuk. Cette dernière a été tuée lors du tremblement de terre de 1966. Dans ma famille on se mariait tôt et on faisait beaucoup d’enfants. Les mariages étaient arrangés au sein de la famille élargie d’origine arménienne. Cela a été le cas aussi de mon père. Mon grand-père maternel, originaire de Dersim, et ma grand-mère maternelle, originaire de Kghi, avaient eux aussi perdu toute leur famille et avait grandi parmi le Alévis.

Je suis né à Gundemir, qui s’appelle Caycat actuellement, et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 14 ans. Les tremblements de terre de 1946 et de 1966 avaient détruit une grande partie de ce qui restait des édifices arméniens après le Génocide de 1915. Par ailleurs, on avait effacé toute trace des Arméniens mais leur mémoire subsistait. Je me souviens qu’il y avait les ruines d’un ancien cimetière arménien sur une colline que nous appelions Khatcha et un chemin que nous appelions Route des Arméniens. L’Eglise arménienne de Gundemir avait été transformée en mosquée. Il restait également les fondements du monastère «Karmir Vank». Le site était considéré comme un lieu saint car on n’arrivait pas à le détruire complètement. Mon père nous racontait que chaque fois qu’il y conduisait les animaux, il y apercevait une espèce de lumière, comme un cierge allumé. J’ai grandi avec toutes ces histoires, ne comprenant pas pourquoi nous étions traités de «Fılla» dans le village.

Quand j’étais petit, je comprenais que nous étions différents et  j’essayais de comprendre pourquoi il y avait tant d’hostilité contre nous. Chaque fois qu’il y avait des bagarres entre enfants, les autres se mettaient ensemble pour nous combattre. Alors je me posais beaucoup de questions: pourquoi étions-nous différents, où se trouvaient les Arméniens qui avaient vécu sur nos terres, pourquoi faisions-nous l’objet de tant d’insultes et de haine? Il y avait un autre clan kurde d’origine arménienne, converti à l’Islam bien avant 1915. Notre famille, quant à elle, ne s’était pas convertie et avait été dépossédée de ses terres et nos titres de propriété avaient été remis à d’autres habitants du village. Certains Arméniens convertis étaient devenus des imams et qualifiaient les autres de «giaour» et cela, pour se défendre. Mon père refusait toute demande de conversion en disant qu’il risquait de devenir pire que ces imams convertis. Il y avait un clan dont les membres étaient des musulmans sunnites, mais on disait qu’ils étaient nos cousins.

Dans ma famille on ne discutait pas de ce qui est arrivé aux Arméniens mais on parlait de «bizimkiler» (les nôtres) dans tel ou tel village. Je me demandais qui c’étaient! Les restes, les rescapés vivaient dans un cercle fermé et se connaissaient entre eux. Je voyais des croix et des motifs arméniens sur les tapis que tissaient les femmes de notre famille mais ne savais pas ce que c’étaient. Nous avions un tapis accroché au mur sur lequel on voyait Jésus entouré de ses 12 apôtres. Cependant, nous ne pouvions pas dire ouvertement que nous étions des Arméniens et je savais qu’il y avait quelque chose de caché dans notre passé. D’autre part, on disait à la télé que tous les Arméniens étaient des terroristes et qu’ils avaient commis tel ou tel attentat. Une fois, à l’âge de 12 ans, j’ai entendu mon arrière grand-mère raconter à notre voisine l’histoire de notre famille et petit à petit, j’ai commencé à comprendre ce qui nous est arrivé.

C’est lors d’un séjour à Antakya que j’ai vu pour la première fois une église en fonction et j’ai rencontré un jeune qui s’est dit chrétien. Puis, à l’âge de 16 ans, je suis allé rejoindre mon oncle en Allemagne pour poursuivre mes études. Quelque temps après, lorsque j’ai aménagé dans la région de Mayence, je me suis renseigné pour savoir s’il y avait une église ou une association arménienne. C’est ainsi que j’ai noué des liens avec toutes les associations arméniennes de la région de Francfort et j’ai participé aux commémorations du génocide de 1915. Je tiens à dire que je n’ai jamais renié mes racines et j’ai toujours revendiqué mon identité arménienne.

Je n’avais pas eu la chance de fréquenter une école arménienne mais voulais apprendre la langue. L’occasion ne s’est présentée qu’en 2006 lorsque nous avons mis en place des cours d’arménien à Mayence et j’ai commencé à apprendre l’arménien. Malheureusement, j’ai dû arrêter pour des raisons professionnelles et j’ai continué mon apprentissage par des livres. Je suis bien décidé de maîtriser ma langue maternelle à laquelle j’attache beaucoup d’importance car aucun peuple ne peut exister sans sa langue, sa culture et son passé. Il appartient à chacun de nous de faire un effort pour apprendre sa langue maternelle.

La plaine de Moush

Il est aussi important de savoir où vivaient exactement nos aïeux, ce qu’ils faisaient, quelles étaient leurs us et coutumes; d’où on venait et où on voulait aller.

Les hasards de l’histoire ont fait que certains Arméniens sont aujourd’hui musulmans et continueront de vivre dans cette religion. Cela n’enlève en rien de leur arménité. Les racines de nos ancêtres se trouvent dans les terres que nous appelons le plateau arménien. La partie orientale, où vivent les citoyens arméniens, constitue la moitié de l’arbre. Mais la partie occidentale qui se trouve en otage est en train de dépérir. Il faudra régénérer les racines de cette partie pour que l’Arménie occidentale s’épanouisse de nouveau.

Nous avons été dispersés à travers le monde comme les grains de la grenade dont l’arbre se trouve en Arménie occidentale. Tout en vivant dans différents pays, nous ne devons pas oublier où se trouve l’origine et les racines du grenadier.

2018-04-01T22:46:01+02:00 01.04.15|NO SPÉCIAL 2015|

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