MÉMOIRE ET JUSTICE

Éditorial

Par Maral SIMSAR

Voilà cent ans déjà que nos parents, grands-parents ou arrière grands-parents furent chassés de leurs terres, dépossédés de leurs biens, privés de leur patrie et dispersés à travers le monde. La plupart d’entre eux étaient pourtant voués à la mort avec les autres membres de leurs familles, massacrés dans des conditions terribles sur l’ordre du gouvernement des Jeunes-Turcs.

Depuis cent ans, les descendants des rescapés demandent justice pour le peuple arménien dans un monde où les intérêts politiques et économiques pèsent plus lourd que les principes fondamentaux. Pire encore, la simple reconnaissance de ce crime imprescriptible fait souvent l’objet de vulgaires marchandages et tergiversations de la part de responsables politiques «pragmatiques».

Depuis cent ans, nous luttons contre le déni et le négationnisme dans toutes ses formes, afin que nos morts sans sépulture puissent enfin reposer en paix.

Depuis cent ans, nous commémorons ce Génocide, l’annihilation de toute une population rayée de ses terres sur lesquelles elle avait vécu depuis des millénaires, mais aussi l’effacement d’une culture et d’une civilisation ainsi que la perte d’une patrie, sans pouvoir faire le deuil des victimes.

L’Etat génocidaire ne pouvait pas prévoir que cent ans après la mise en exécution de son plan diabolique, il existerait un État arménien à ses frontières et que les descendants des victimes seraient encore là pour transmettre la mémoire de leurs aïeux et réclamer justice avec autant de détermination. Ce centenaire est l’occasion de raviver la mémoire des victimes mais aussi des rescapés dont le courage et la résilience devraient nous servir d’exemple. En effet, après avoir assisté à l’extermination de leurs proches et au pillage de leurs biens, ces survivants de l’horreur ont réussi à se reconstruire et créer une nouvelle vie dans les pays d’accueil. Ils ont aussi jeté les bases des structures communautaires de la diaspora et ont transmis à leurs descendants ce qu’ils avaient pu sauver du patrimoine culturel arménien. De surcroît, ils ont contribué à l’économie et à la culture de leurs pays d’accueil dont ils sont devenus les citoyens.

Par ce numéro, Artzakank rend hommage à tous les survivants par le biais des témoignages de douze de leurs descendants qui vivent en Suisse. Ils donnent un aperçu de l’extraordinaire histoire de renaissance du peuple arménien grâce à la force de survie remarquable qui a caractérisé les rescapés. C’est à eux que nous devons tout ce que nous avons pu accomplir depuis cent ans, tant au  niveau individuel que collectif.

A l’occasion de ce centenaire, nos pensées vont également à toutes les personnes qui ont apporté leur soutien à notre peuple dans les moments les plus douloureux de son histoire. La tradition humaniste suisse a naturellement joué un rôle prépondérant dans les œuvres de secours grâce auxquelles des milliers de vies arméniennes purent être sauvés. Dans cette édition nous rendons hommage à deux figures remarquables, Jakob Kunzler et le pasteur Anthony Krafft-Bonnard, sans oublier tous les autres arménophiles suisses. Rappelons aussi que c’est à Genève que fut fondée en 1920 la Ligue internationale philarménienne, animée notamment par l’orientaliste Léopold Favre, le professeur Edouard Naville et le philanthrope norvégien Fridtjof Nansen. Par ailleurs, dans les années 1920, les conseillers fédéraux Gustave Ador et Giuseppe Motta plaidèrent la cause arménienne à la tribune de la Société des Nations.

Aujourd’hui, des voix s’élèvent en Turquie pour défier la position officielle de l’État turc. Ce dernier nie toujours le Génocide perpétré sous l’Empire ottoman dont il est le successeur et continue de jouir des biens et avoirs confisqués aux victimes. La politique des gouvernements turcs successifs depuis cent ans se manifeste par le déni du crime, la stigmatisation des Arméniens, le lobbying, le financement des ouvrages négationnistes, le chantage, les pressions sur des gouvernements étrangers et la destruction systématique des édifices arméniens. A cela s’ajoutent les tentatives infructueuses de diviser les Arméniens ainsi que les appels cyniques invitant ces derniers à comprendre et partager la douleur et les souffrances des Turcs pendant la Première Guerre Mondiale…

Aujourd’hui la mémoire et les efforts de nos parents, grands-parents et arrière grands-parents nous donnent la force de poursuivre notre lutte pour rétablir la justice historique fondée sur une reconnaissance sincère et des réparations équitables, mais aussi pour la sauvegarde et la transmission du patrimoine culturel qui nous a été légué par nos aïeux. Cependant c’est l’Arménie et l’Artsakh qui se trouvent aujourd’hui au centre de nos préoccupations et notre premier devoir est d’assurer leur existence et développement. Un État arménien fort et prospère constitue la pierre angulaire de la réussite de notre combat centenaire.

 

2018-04-02T16:52:05+02:00 01.04.15|ÉDITORIAL, NO SPÉCIAL 2015|

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