INTERVIEW AVEC GAÏDZ MINASSIAN

« La restauration de la souveraineté de l’Arménie s’impose comme une source de réalité avec laquelle les Arméniens doivent nécessairement composer »

Parmi les nombreux titres parus à l’occasion du centenaire du génocide des Arméniens il y en a un qui suscite beaucoup d’intérêt car il interpelle le lecteur sur les perspectives d’avenir du peuple arménien. Il s’agit de Arméniens: Le temps de la délivrance de Gaïdz Minassian paru chez CNRS Editions. « Analyse approfondie de l’histoire et de la mémoire arméniennes, cet ouvrage explore les spécificités d’un peuple dont l’identité nationale ne peut pas se construire à partir du seul génocide. (…) S’affranchir de la mémoire, se délivrer du poids du passé et devenir le sujet de son propre destin: tels sont les enjeux actuels du peuple arménien. » écrit Vincent Duclert dans son préface du livre.

Docteur en sciences politiques et journaliste au Monde, services Débats, Gaïdz Minassian est enseignant à Sciences Po Paris et chercheur associé à la Fondation pour la Recherche Stratégique. Parmi ses ouvrages citons Guerre et terrorisme arméniens (PUF 2002), Géopolitique de l’Arménie (ellipses 2005), Caucase du sud nouvelle guerre froide (autrement 2007), Eurasie, au cœur de la sécurité mondiale (autrement 2010), Zones grises, quand les États perdent le contrôle (autrement 2011), Trois mille ans d’historiographie arménienne (CNRS 2015), Arméniens, le temps de la délivrance (CNRS 2015),1915 le rêve brisé des Arméniens (Flammarion 2015).

De passage à Genève pour participer à des tables rondes organisées dans le cadre du festival Rencontres de Genève Histoire et Cité sur le thème « Construire la paix » (13-16 mai 2015), Gaïdz Minassian a accepté de nous accorder cette interview pour laquelle nous le remercions chaleureusement.

Dans votre livre Arméniens: Le temps de la délivrance vous écrivez: « Il se passera nécessairement quelque chose d’universellement solennel et bouleversant ce 24 avril 2015. … » (page 492). Votre pressentiment s’est-il réalisé?

Je ne sais pas s’il s’est réalisé. Et je n’ai pas la prétention de croire qu’un livre change les habitudes. Il est bien trop tôt pour tirer un bilan ou évoquer son impact. Mais, le fait que le titre ait poussé les gens à s’interroger et que le contenu ait suscité du débat m’apporte déjà une grande satisfaction. Evoquer de façon critique et originale, donc nouvelle le rapport des Arméniens à l’Histoire et la Mémoire, leur rapport au politique, les Arméniens et les logiques de domination mérite plus qu’un essai. Il faudrait multiplier les expériences sur le sujet pour en tirer des enseignements utiles. La question est posée. D’ailleurs, le sujet ne m’a pas attendu pour lancer le débat. Mais, je l’ai soulevé dans l’espace public.

Quel bilan peut-on dresser aujourd’hui des commémorations du centenaire du génocide sur les plans interne (arménien) et externe (international)?

Là aussi, il est trop tôt pour tirer un bilan des commémorations. Mais en quelques mots, je dirai plusieurs choses: la question de la reconnaissance du génocide a désormais totalement pénétré l’espace public mondial. Il n’y a pas un Etat qui d’une manière ou d’une autre n’a pas évoqué la réalité du génocide. Désormais, non seulement le négationnisme est officiel mais il est devenu ridicule et pathétique. Toute idée d’une commission d’historiens comme le souhaite M. Erdogan est encore plus vide de sens. Les Arméniens à leur tour doivent changer de paradigme et trouver une autre grammaire, une autre façon de défendre leurs intérêts, bref sortir d’une approche essentialiste pour tendre vers une approche sociale au sens durkheimien.

D’autres enseignements peuvent être tirés comme par exemple sur le plan historiographique. Le génocide de 1915 est en train de devenir un élément central de l’Histoire contemporaine de l’humanité. Il n’est plus à la marge. Il y a eu plus de 60 ouvrages cette année en France sur la question. En 1965, il n’y a eu qu’un article dans Le Monde peu avant le 24 avril. Vous mesurez vous-même la différence.

Avec ce qui se passe en Turquie, là aussi, il va falloir s’interroger sur l’exploitation, le traitement de ce capital social de vérité qui jaillit de la société civile turque. Que faire de ces potentialités? Je crois davantage aux relations intersociales qu’aux relations internationales. Autrement dit, je crois davantage aux coopérations entre les sociétés civiles fondées sur la tolérance, la solidarité et les échanges mutuels qu’à la coopération entre les Etats fondée sur la puissance et l’intérêt national et l’autoritarisme en ce qui concerne la Turquie et l’Arménie.

Vous  parlez de la nécessité de désacraliser 1915 et de s’affranchir de la mémoire du génocide que vous jugez étouffante et stérile. Pourquoi cette mémoire, qui a contribué à préserver l’identité arménienne, ne peut plus fonctionner aujourd’hui?

La mémoire fonctionnera toujours mais elle ne doit plus être étouffante comme elle l’a été jusqu’à maintenant. Vous n’avez pas une manifestation dans la diaspora qui ne commence pas par « En hommage à… » ou « En souvenir de… » On ne peut pas être bloqué dans le passé et cantonné dans une sorte de transmission d’une mémoire figée dont on ne veut en plus tirer aucun enseignement. Globalement, les Arméniens ne connaissent pas leur histoire et l’identité arménienne se construit à partir d’éléments disparates, de vagues souvenirs familiaux ou extra-familiaux. Réévaluer de l’intérieur le rapport entre Histoire et Mémoire, ce n’est pas renier la seconde, mais c’est privilégier la première. Si la Mémoire revient à fétichiser des événements et couler dans le marbre des récits approximatifs d’événements, cela fige les mentalités et la pensée. Mais si la Mémoire sert à alimenter l’Histoire dans la prise de distance des individus par rapport à un récit méconnu et qu’il faut réellement connaître sous toutes ces coutures, alors la mémoire devient vivante, le passé allume le présent. Les Arméniens se projettent dans l’avenir en regardant trop longtemps dans le rétroviseur.

Enfin, la restauration de la souveraineté de l’Arménie s’impose comme une source de réalité avec laquelle les Arméniens doivent nécessairement composer. S’ils ne s’imbibent pas du réel, les autres imposeront leur perception. Or, ils n’en prennent pas le chemin, tout est mémoriel chez les Arméniens sur le plan collectif: l’Etat mémoriel, les partis mémoriels etc… Nous devons collectivement en sortir pour prendre conscience de son existence unique et s’autonomiser du poids de la domination. C’est la première démarche: si on prend conscience que les logiques de domination donc le poids de la mémoire sont les principaux obstacles à l’épanouissement d’une vie individuelle et nationale, alors la moitié du chemin est faite, la délivrance n’est plus loin.

Pensez-vous que les communautés arméniennes sont prêtes à s’affranchir de cette mémoire? La tendance parmi les descendants de la quatrième génération de raconter l’histoire de leurs aïeux rescapés du génocide qui envahissent les réseaux sociaux en cette année de centenaire ne montre-elle pas la volonté de s’accrocher à cette mémoire?

Sur le plan collectif, les Arméniens n’existent pas dans le monde réel. Le génocide leur a donné ce cachet mémoriel dans le monde de l’inexistence. Je dis bien collectivement. Penser collectivement arménien, c’est choisir le non-dit, le fait de ne pas exister. Donc, si l’on sort de la mémoire du génocide pour aller vers la défense de l’Etat (y compris le Karabakh), alors qu’un grand pas collectif aura été accompli. D’ailleurs souvenez-vous du seul moment collectif récent que les Arméniens ont unanimement vécu: le mouvement du Karabakh de 1988. Pour la première fois, les Arméniens sont entrés dans l’Histoire universelle sur le plan collectif et ont rompu avec la Mémoire. La mémoire du Karabakh les a mobilisés certes, mais ils faisaient l’Histoire sous nos yeux.

Dans votre livre vous décrivez les différents degrés de souveraineté et de domination qu’a connus l’Arménie dans le passé et estimez que malgré ses difficultés, elle « n’a jamais été de toute son histoire aussi forte qu’aujourd’hui » (page 53). En quoi consiste cette force?

Le fait de pouvoir disposer d’un Etat souverain et d’une diaspora structurée (certes pas comme il le faudrait encore) mais intégrée dans les Etats d’adoption, constitue une force indéniable. Pour la première fois depuis des siècles, l’Arménie a vu son assiette territoriale s’agrandir dans la réalité. Et les micro-sociétés arméniennes de la diaspora sont essentiellement implantées dans des Etats qui comptent: la Russie, la France, les Etats-Unis, le Canada pour ne citer que les plus importants.

Depuis quelques années, les mouvements civiques font entendre leur voix en Arménie et ont réussi à gagner quelques points. A ces jeunes engagés s’ajoute un certain nombre d’Arméniens issus de la diaspora qui s’installent en Arménie contribuant ainsi à un changement des mentalités. Pensez-vous que le processus d’affranchissement de la mémoire du génocide a déjà commencé en Arménie et qu’une nouvelle identité plus plurielle et nuancée est en train de s’y créer?

Regardez ce qui se passe en Arménie. Dans notre monde globalisé et interdépendant, la société civile s’émancipe du pouvoir et se réapproprie l’Etat. En fait, la société civile arménienne défend l’Etat contre le régime. Aussi paradoxale que cela puisse paraître, cette configuration a du sens aujourd’hui, car la société civile arménienne, notamment les jeunes, aime son pays, mais ne peut plus supporter le régime et le système clanique, corrompu, médiéval en place depuis 1991 (si ce n’est avant) en Arménie. Ce système clanique et médiéval arménien est un ennemi de l’Etat arménien. Il faut bien comprendre que la première victime de la corruption endémique en Arménie, c’est l’Etat arménien. Les nouvelles générations l’ont compris, reste aux 50 familles qui se partagent l’ensemble des ressources du pouvoir en Arménie à le comprendre et à agir en sorte. L’émergence de la société civile en Arménie s’affranchit de la mémoire et des pratiques obsolètes du pouvoir arménien mais aussi d’une forme d’immobilisme mémoriel lié au passé. On peut être fier de son passé sans se renier. On peut s’inscrire dans le temps réel sans oublier. Mais rester dans une mémoire figée, sclérosée et stérile, ça je pense que les Arméniens du monde entier n’en veulent plus.

Et dans la diaspora, voyez-vous les prémices d’une volonté de changement dans ce sens?

Oui depuis longtemps sans pour autant que les individus prennent conscience de leur prise de distance par rapport à la mémoire. Ceux qui en Occident s’écartent à juste titre du communautarisme d’inspiration proche-orientale ne se sentent pas moins appartenir à une double culture. Ils prennent juste conscience de leur individualité, de leur « je » et de leur bi-culturalisme. En diaspora, les partisans de l’individualisation sont bien plus nombreux que les communautaristes prisonniers d’un système holiste qui uniformise les mentalités, standardise les comportements et calcifie tout changement. Le virage proche-oriental des années 1960-70 était basé sur l’exclusion et la tiers-mondisation des esprits, et même s’il fonctionne encore ici ou là il est en train de mourir notamment en Occident. La restauration de l’Etat souverain y est d’ailleurs pour beaucoup dans cette lente mais irréversible agonie…

Si la mémoire du génocide a été le ciment de la cohésion nationale durant le siècle passé, quelles sont les idées qui pourraient rassembler les Arméniens  (Arménie et diaspora) à l’heure actuelle?

Le Karabakh et l’Etat arménien que j’associe en fait, car je ne vois pas pourquoi le Karabakh serait définitivement indépendant. En toute logique, le Karabakh doit se rattacher – et le plus vite possible – à l’Arménie pour constituer la IIIe République d’Arménie. Donc, je dirai l’Etat arménien comme base du nouveau ciment identitaire mais aussi la démocratie et les libertés. Même si cela nécessite du temps et que les esprits n’y sont pas prêts, il n’y a pas d’alternative crédible et d’espoir en dehors de la démocratie et des libertés fondamentales. La sécurité est l’obsession des Arméniens. A juste titre. Or, la meilleure des sécurités, c’est la démocratie. Un Etat démocratique ne peut pas être déstabilisé. L’Arménie a une double particularité laquelle renforce sa cohésion et son unité: d’une part c’est un Etat ethniquement homogène mais ouvert sur le monde; d’autre part, c’est un Etat qui peut être un « îlot de démocratie » (expression de James Baker, ancien secrétaire d’Etat américain sous Bush père) dans la région. Les Arméniens seraient bien inspirés de s’engager dans les voies suivantes: Etat, démocratie, liberté, sécurité, inclusion, multilatéralisme.

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Ndlr: Cette interview n’est qu’un aperçu rapide du contenu d’un des derniers ouvrages de Gaïdz Minassian, Arméniens: Le temps de la délivrance. Cette vaste recherche multidisciplinaire captivante, qui porte un nouveau regard sans complaisance sur le passé, le présent et l’avenir des Arméniens, ne laisse aucun lecteur indifférent!

2017-06-30T17:16:23+02:00 15.07.15|INTERVIEWS|

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