par Alexis KRIKORIAN
Ndlr: Intervention prononcée dans le cadre de la conférence-débat organisée le 25 novembre 2016 à l’occasion du 30ème anniversaire d’Artzakank.
I: Introduction:
A mon sens, la plus importante question qui est posée, lorsque l’on débat de l’avenir de la diaspora arménienne et de son rapport à la République d’Arménie, est celle du cadre démocratique. La Suisse pourrait d’ailleurs jouer, à mon avis, un rôle pionnier en Diaspora dans ce domaine-là. J’y reviendrai plus tard. Personnellement, je trouve qu’on a trop souvent tendance à opposer, peut-être artificiellement, la reconnaissance du Génocide des Arméniens et la lutte contre le négationnisme et le racisme (en Europe et en Turquie) à l’engagement pour la démocratie, l’Etat de droit et les droits de l’homme en Arménie. Car ce ne devrait pas être l’un ou l’autre, mais l’un ET l’autre. En effet, même si nous avions la meilleure des démocraties en Arménie, à quoi cela pourrait-il bien servir avec des voisins hostiles qui ne penseraient qu’à terminer le travail de 1915 ? Inversement, la situation régionale, avec des voisins hostiles à l’idée même d’Arménie, ne devrait pas servir à justifier, pour certains en Diaspora, une situation où certaines des libertés fondamentales en Arménie sont continuellement bafouées. Au contraire, peut-être même au nom de son passé martyre, l’Arménie devrait être la plus belle des démocraties, respectant, même valorisant les opinions minoritaires! Pour cela, et cela n’en prend malheureusement pas le chemin, il faudrait certainement se défaire des oripeaux, de la mentalité héritée de la période soviétique. Il faudrait créer un espace où ces deux formes d’engagement (les luttes pour la reconnaissance du génocide et la démocratisation de l’Arménie, et d’autres encore!) seraient à la fois possibles, mais également en capacité de susciter l’intérêt des jeunes générations. Un espace où les porteurs de ces deux grandes œuvres ne se critiqueraient pas l’un l’autre, mais au contraire se respecteraient et verraient la complémentarité de leurs combats respectifs, au nom même de la dignité humaine. Car ce qui nous unit toutes et tous, n’est-ce pas la question de la survie de cette nation arménienne, qu’elle soit menacée par le panturquisme ou par un pouvoir politique arménien vermoulu, peu soucieux du bien-être de son peuple et qui, de facto, favorise lui aussi l’émigration de masse (le «génocide blanc»)?
II: La nécessaire démocratisation de nos institutions:
Si l’on souhaitait dégager des priorités pour la communauté arménienne de Suisse (c’est l’une des questions posées ici ce soir), il faudrait, à mon avis, nécessairement en passer par une démocratisation de nos institutions. Cela permettrait par ailleurs à la fois d’être plus crédible et plus fort dans les relations de cette communauté à la République d’Arménie.
A quoi pourrait ressembler la démocratisation de nos institutions? Les Français d’origine arménienne ont essayé, il y a quelques années de cela, de démocratiser leurs institutions, mais se sont malheureusement arrêtés au milieu du gué. La communauté arménienne de Suisse ne pourrait-elle pas reprendre le flambeau et concrétiser cette belle idée de la démocratisation des institutions de la communauté, servant ainsi de modèle aux autres communautés de la Diaspora? C’est l’argument que je vais défendre dans les prochaines minutes.
J’en profite pour dire ici que j’aime Genève, que, comme Arek l’a souligné, j’y vis depuis bientôt 20 ans. Par conséquent, ne voyez pas dans mon point de vue, un point de vue purement français, mais un point de vue franco-suisse façonné par ces longues et belles années passées ici en Suisse.
III: L’expérience française non-aboutie du Conseil franco-arménien (CFA)
Tout d’abord, il me faut rappeler l’expérience française ici en quelques mots.
Le Conseil de Coordination des organisations armé-niennes de France (CCAF) avait lancé en 2008 le projet de Conseil franco-arménien (CFA) afin de «réactiver la diaspora arménienne de France», de «reconstruire un collectif dispersé», de «favoriser une approche inclusive de l’identité arménienne» ou encore de «redonner à notre jeunesse l’espoir d’une politique assumée». Il s’agissait d’introduire le suffrage universel (un homme/une femme, une voix) pour élire les représentants des Français d’origine arménienne. Autrement dit, il s’agissait d’organiser un vote par un collège électoral composé de Franco-arméniens. L’idée étant, d’après les promoteurs du projet, de «replacer l’individu au cœur du processus démocratique, à côté du tissu associatif». Le CFA devait être «l’instance représentative des Français d’origine arménienne auprès des autorités françaises et de la République d’Arménie».
Pour ses promoteurs, la force de ce projet résidait dans le fait «d’ouvrir la porte à tous ceux et à toutes celles qui sont restés en dehors des associations» et «apporteront par leur vote et peut-être leur candidature un élan supplémentaire à la communauté».
Pour Ara Toranian, il s’agissait de «passer d’un mode d’organisation féodale, clanique, fonctionnant en circuit fermé et coupé de la masse des individus, à un système démocratique ouvert, transparent, porteur de vie et d’espoir, permettant à chacun de se présenter ou de faire valoir ses choix».
Les promoteurs du projet s’étaient donnés une année pour constituer le collège électoral. Chaque électeur allait devoir payer 20 euros au moment de l’inscription. La constitution et la validation des listes électorales (basée sur des projets) devait durer deux mois, la campagne électorale 45 jours. La France allait être découpée en 3 circonscriptions : Nord, Centre, Sud.
Il allait y avoir 6 conditions pour pouvoir voter :
- accepter les statuts du CFA
- être d’ascendance arménienne, ou d’alliance arménienne ou parrainé par une association membre du CFA
- être Français ou ressortissant d’un pays membre de l’UE ou avoir un titre de séjour valide d’au moins un an
- être résident de manière effective en France
- être majeur
- s’acquitter d’une participation de 20 euros pour 4 ans.
Le CFA allait donc être une assemblée élue tous les 4 ans au suffrage direct de listes à la proportionnelle à un tour. Cette assemblée allait se fonder sur 3 conseils régionaux dont le nombre de délégués allait être fixé au prorata du nombre d’électeurs par région. Les délégués élus allaient cumuler les fonctions de délégué national et délégué régional. Les délégués allaient ensuite élire le bureau du CFA (avec un président, un trésorier etc.).
Le Conseil national du CCAF a adopté le projet de CFA à l’unanimité en novembre 2010, mais le projet, qui devait encore être validé par les trois CCAF régionaux, n’a jamais vu le jour. Faut-il chercher les raisons de l’échec de ce projet dans le seuil minimal à atteindre pour l’organisation des élections (à savoir 10000 inscriptions sur les listes électorales)? Etait-ce trop peu dans le contexte français? Etait-ce au contraire trop? Faut-il rechercher l’échec dans l’obstruction de certaines associations au plan régional qui ont pris en grippe un projet qui leur aurait enlevé du pouvoir au profit de l’individu ou plutôt du citoyen? Certains ici en savent certainement plus. Nous pourrons en discuter plus tard avec plaisir.
Quoi qu’il en soit, on peut se demander si la communauté arménienne de Suisse n’aurait pas intérêt à reprendre le flambeau, à s’organiser démocra-tiquement autour d’élections sur la base d’un homme, une voix, une femme, une voix.
IV: La Suisse, pays idéal pour parachever l’expérience inaboutie du CFA et servir de modèle aux autres communautés arméniennes:
C’est là mon deuxième point.
«J’ai ouvert les yeux et le monde m’est apparu bien trop étroit». Telle est la première phrase du «Chasseur» de Viken Klag (Garo Sassouni) qui y raconte son enfance dans le Sassoun. A mon avis, s’organiser démo-cratiquement serait le meilleur moyen d’attirer la jeu-nesse, de lui offrir la possibilité d’un monde moins «étroit», plus ouvert, plus diversifié et dans lequel elle aurait non seulement toute sa place, mais aurait conscience qu’on la valorise et lui donne toute sa place. Ne pourrait-on pas, par exemple, imaginer des listes de jeunes qui se présenteraient aux électeurs et aux électrices avec un projet qui les intéresse ? Ou inver-sement, une liste pas forcément jeune qui présenterait un projet susceptible d’intéresser les jeunes?
Au-delà, ne pourrait-on pas imaginer une liste qui mettrait l’accent sur la nécessaire démocratisation de l’Arménie, sur l’importance de l’Etat de droit, de la tenue d’élections libres et justes et sur la défense des droits de l’homme en Arménie? Une autre liste au contraire mettant l’accent sur la reconnaissance du génocide et la lutte contre le négationnisme et le racisme en Europe ou encore sur la nécessaire démocratisation de la Turquie dans une convergence des luttes avec les autres minorités ?
Un tel projet en Suisse, pays démocratique s’il en est, permettrait de :
- dépasser un mode de fonctionnement «féodal» (Toranian) dans lequel les pouvoirs sont alloués par tradition à un tel ou un tel (en rabattant les cartes de manière égalitaire entre toutes et tous et en mettant en place un système dans lequel ce n’est pas nécessairement la loi du plus fort)
- renouveler et élargir le pool des cadres de la communauté
- aller au-delà du seul cadre associatif (qui reste malgré tout restreint, pas forcément démocratique et renvoie à une forme d’engagement bien spécifique)
- s’adresser directement à la citoyenne, au citoyen, y compris à celle et à celui qui ne parle pas l’arménien et pour qui l’Arménie n’est parfois qu’un souvenir lointain
- réactiver et probablement élargir la diaspora armé-nienne de Suisse. Autrement dit : reconstruire une diaspora dispersée en favorisant une approche inclusive de l’identité arménienne
- redonner sa place, et peut-être à nouveau susciter l’intérêt de la jeunesse
- renforcer la représentativité et la légitimité et, par conséquent, le poids de la communauté arménienne de Suisse vis-à-vis des autorités cantonales et nationales (pour porter, par exemple, des exigences en matière de lutte contre le négationnisme et le racisme) et arméniennes (pour porter notamment des exigences en matière d’avancées démocra-tiques dans le pays)
- enfin dégager de manière transparente des priorités claires, légitimes et assumées (répondant ainsi à la question des priorités, des buts de cette communauté).
En adoptant un tel modèle démocratique, la communauté arménienne de Suisse disposerait d’un mode de fonctionnement qu’elle pourrait proposer en modèle aux autres communautés nationales de la Diaspora. Y parvenir ne serait sûrement pas facile (l’échec de l’expérience française le démontre amplement). Cela prendrait du temps. Il y aurait beaucoup de travail, d’oppositions même. Mais le jeu en vaut certainement la chandelle, pour toutes les raisons évoquées plus haut.
Si les autres pays suivaient, il serait alors possible d’envisager la création, à l’étage supérieur, d’une fédération mondiale des conseils nationaux afin de disposer d’un Conseil mondial des Arméniennes et des Arméniens véritablement représentatif et démocratique. Un tel organisme pourrait dégager des priorités légitimes et aurait une légitimité et un poids accrus vis-à-vis des pouvoirs publics nationaux, régionaux et internationaux.
V: Conclusion:
En conclusion, je tiens à souligner qu’il ne s’agit pas ici pour moi d’attaquer le milieu associatif pour lequel j’ai le plus grand respect, mais simplement de faire une proposition, peut-être de lancer le débat dans l’esprit d’une presse (et d’un journal comme Artzakank que je remercie d’organiser le débat ici ce soir) dont c’est éminemment le rôle de lancer de tels débats.
Enfin, je veux ici lancer un appel: n’ayons pas peur de la démocratie. Bien au contraire, la démocratie, qui est certainement une voie exigeante, peut aussi être la meilleure voie d’une nouvelle espérance pour un renouveau enfin à portée de main.
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