INTERVIEWS DE ROSANA PALAZYAN ET NORAIR CHAHINIAN, DEUX ARTISTES BRÉSILIENS D’ORIGINE ARMÉNIENNE

Alexis KASPARIANS

Située en plein centre de São Paulo, au Brésil, la station de métro Armênia dans le quartier de Luz, rappelle que le pays a été une destination privilégiée par plusieurs dizaines de milliers d’Arméniens exilés autour des années 1920, qui quittaient pour la plupart la Syrie et la Cilicie.

C’est le 17 novembre 2017 lors de l’inauguration de l’exposition d’art contemporain Água, qui réunit au Sesc Belenzinho, à l’est de São Paulo, une vingtaine d’ar-tistes sous le commissariat d’Adelina Cüberyan von Fürstenberg, que nous avons rencontré le photographe  Norair Chahinian et Rosana Palazyan, qui participe à cette exposition avec deux autres artistes arméniens, Nigol Bezjian et  Benji Boyadgian.

Norair Chahinian et Rosana Palazyan, sont deux artistes brésiliens d’origine arménienne et appartiennent l’un comme l’autre à la troisième génération depuis le génocide. A travers leur travail artistique, ils cherchent et racontent ce passé, en tant que témoins attentifs à l’histoire et à ses répercussions contemporaines.

Ils ont tous deux accepté de répondre à la question de la place de l’identité arménienne et brésilienne, dans leur travail artistique et dans leur vie.

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Rosana Palazyan, basée à Rio de Janeiro, est l’une des artistes qui avait participé au Pavillon national de l’Arménie à Venise en 2015, récipiendaire du Lion d’Or pour la meilleure participation nationale. Pour l’exposition Água, Palazyan présente pour la première fois au Brésil son installation vidéo A story I never forgot. Dans ce film, l’histoire personnelle de l’artiste – qui revient sur le parcours de ses grands-parents partis de Konya pour arriver à Rio de Janeiro en 1927 – s’affranchit du contexte particulier, pour devenir, tout en poésie et en finesse, le reflet des récits de tous les exilés, permettant ainsi de démultiplier les facettes de la mémoire et de l’identité.

Rosana Palazyan, la mémoire est au cœur de l’œuvre que vous présentez dans le cadre de l’exposition Água. Quelle place accordez-vous à l’identité  arménienne et à l’identité brésilienne, dans votre vie et dans votre travail ?

C’est à l’adolescence que j’ai voulu être une vraie brésilienne. A ce moment beaucoup de gens ne savaient pas que j’étais arménienne mais mon père répétait toujours «tu n’es pas brésilienne, tu es arménienne!». C’était un sujet de dispute récurrent.

Mais grâce à ma grand-mère, je n’ai jamais oublié mes origines. Elle ne parlait pas beaucoup, elle ne racontait pas le génocide arménien mais comme on le voit dans ma vidéo, elle s’asseyait et elle me montrait des photos en me disant que c’était son «autre famille» avec des larmes plein les yeux.

Je n’avais jamais travaillé sur un sujet arménien avant qu’Adelina m’invite en 2013 pour créer cette œuvre dans le cadre de la Biennale de Thessalonique. Comme à chaque fois que je réalise un travail, j’ai  fait une recherche sur le lieu en question et j’ai commencé à penser à Thessalonique et à la Grèce… Puisque ma grand-mère avait été réfugiée dans la région, j’ai pris cela comme point de départ.

Comme on le voit dans la vidéo, j’ai cherché sur internet, des informations avec une photo de ma grand-mère et les mots «Armenian refugees in Greece embroidery workshop  (réfugiés arméniens en Grèce studio de broderie)», car ma grand-mère était profes-seur de broderie pour les réfugiés en Grèce.

C’est ainsi que je suis tombée sur un site où j’ai retrouvé la même photographie que celle que j’avais gardée de ma grand-mère. La légende de la photo disait «studio de broderie Thessalonique». Alors j’ai demandé à ma mère si ce nom lui disait quelque chose, et elle m’a répondu «Oui, c’est vrai… Grand-mère parlait toujours de Salonika». C’était le même endroit !

Après la Biennale, plusieurs articles et d’importantes interviews ont été publiées au Brésil sur cette vidéo A story I never forgot, et beaucoup de Brésiliens ont alors entendu parler pour la première fois de la question du génocide arménien.

C’est maintenant la première fois que cette œuvre est présentée au Brésil. Et il y a quelques mois, la vidéo était présentée pour la première fois en Arménie…

Oui, quand j’ai été invitée par Adelina à présenter ma vidéo en Arménie, à Gyumri, dans le cadre de Le Mont Analogue, 1ère édition de Standart Triennale d’art contemporain de l’Arménie, je me suis dit que les anciennes générations allaient certainement aimer ce travail. Mais les plus jeunes? J’avais envie de les écouter, de savoir ce qu’ils en pensaient.

Je me souviens aussi des récits du génocide, où les rescapés racontent que les eaux de l’Euphrate étaient rouge à cause du sang des corps qui y étaient jetés mais aussi de ma grand-mère qui parlait toujours du bleu scintillant des eaux à son arrivée en bateau à Rio. Pour moi, l’eau a une mémoire, elle doit avoir senti quelque chose des histoires humaines.

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C’est au cœur du quartier de Vila Madalena, que Norair Chahinian nous a accueillis à la Ímã Foto Galeria, la plus ancienne galerie dédiée à la photographie de São Paulo. Norair Chahinian est un photographe qui perpétue une passion familiale, puisque son grand-père avait un studio de photographie de renom à Alep en Syrie, pendant la première moitié du XXème siècle, et lui a transmis le goût des possibilités que pouvait permettre l’objectif. Il parcourt aujourd’hui le monde pour présenter Le pouvoir du vide, fruit d’un projet de recherche et de documentation photographique de plus de quatre ans, sur les traces des Arméniens vivant en Anatolie.

 Quelle est l’histoire de votre travail sur les traces des Arméniens en Turquie?

Ma naissance, ma vie au Brésil, mon intérêt pour l’art, et la photographie sont des éléments qui sont tous liés entre eux.

Mon grand-père, Avedis Chahinian, dont j’étais très proche est né à Marash en 1913. Il a fui le génocide par deux fois. La première fois en 1915, puis ils sont revenus et ont été forcés de fuir à nouveau en 1920.

Quand nous étions petits, il y avait un grand ressentiment envers les Turcs dans la communauté où j’ai grandi. Mais mon grand-père me disait «ne sois pas ainsi, essaie de nourrir autre chose dans ton cœur envers les Turcs. Nous venons d’une famille de photographes, et pour moi, la photographie a été un moyen d’ouvrir des portes.»

Message trouvé en arménien dans une maison à Urfa

Au bout de quatre ans de recherche pour mon projet,  j’ai pu finalement publier un livre sur mon travail, avec la maison d’édition Aras, basée à Istanbul. Cela n’a évidemment pas été simple, mon ouvrage traite du génocide de la première à la dernière page, mais à ce moment-là en Turquie, il y avait plus de liberté qu’aujourd’hui. Le 24 avril 2015, nous avons pu faire le lancement du livre, accompagné de l’inauguration d’une grande exposition, avec le soutien de la fondation d’Osman Kavala «Anadolu Kultur» et la fondation Gulbenkian.

Suite à cela, j’ai pu montrer mon travail dans deux autres villes en Turquie, à Urfa et Diyarbakir. J’ai ensuite présenté l’exposition à Erevan et dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, en Argentine, en Uruguay, ici au Brésil et cette année pour la première fois à Los Angeles.

 Le pouvoir du vide, traite de l’échec de la stratégie du génocide, présentant à travers la photographie une contradiction métaphorique articulée en deux parties. On y voit d’abord le vide: les écoles, les églises, les maisons qui étaient habitées, où les gens vivaient, priaient, travaillaient. Il y a beaucoup de force qui se dégage de ce vide, car ces pierres ont tout vu, elles ont tout vu du génocide.

Ruines arméniennes à Kozluca

Puis vient la contradiction, avec les portraits de celles et ceux qui vivent toujours, preuve que même si le génocide était un plan défini qui visait à éradiquer tous les Arméniens, cela n’a pas abouti. Ces femmes et ces hommes veulent que le monde, et la diaspora arménienne en particulier, sache qu’ils sont toujours là.

Si nous pouvions donner un peu d’espoir à celles et ceux qui sont là-bas, et s’atteler à construire des ponts plutôt que des tranchées, cela serait bien plus profitable.

Quel est votre rapport à l’arménité ?

Au début, c’était une vraie question mais cela s’est rapidement résolu. Toutes mes racines sont arméniennes, mais je suis né au Brésil et j’en suis très heureux. Le Brésil est un pays de paix, où les Arméniens ont été très bien accueillis. Il faut savoir à présent comment la nouvelle génération pourra se lier avec l’Arménie.

Les jeunes se parlent autrement, et il faut être attentifs à cela. En Arménie aussi, la situation change, le pays traverse un moment intéressant, avec le développement des nouvelles technologies, et la jeunesse qui s’y intéresse toujours plus. Ce pourrait être une voie très prometteuse.

Plus d’informations :

http://rosanapalazyan.blogspot.ch/

http://www.norair.com.br/

https://www.aqua-artfortheworld.net/sao-paulo

https://www.standart-armeniatriennale.net/

2018-03-03T18:18:43+01:00 03.03.18|INTERVIEWS|

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