LE CENTRE DE RECHERCHES ARMÉNOLOGIQUES DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

INTERVIEW AVEC LE PROF. VALENTINA CALZOLARI BOUVIER

Crée en 1974, suite à un accord entre la Fondation des Frères Ghoukassiantz et le Département de l’instruction publique du Canton de Genève, le Centre de recherches arménologiques de l’Université de Genève est actuellement un des rares lieux en Europe et le seul en Suisse où les étudiants peuvent poursuivre une formation complète de langue et de littérature arméniennes du Bachelor jusqu’au Master et au doctorat, dans la filière ancienne et moderne. Le premier responsable du Centre fut le Dr Martiros Minassian (1926-2016), à qui ont succédé en 1993 Valentina Calzolari Bouvier (responsable) et, jusqu’en 2006, Bernard Outtier. En 2007, la Faculté des lettres a décidé de transformer la section d’arménien en une Chaire à part entière, dont Valentina Calzolari est devenue le premier professeur (suite à concours). Cette transformation constitue un avancement et une reconnaissance importants des études arméniennes au sein de l’Université, ainsi qu’une excellente opportunité pour le développement et l’existence de la discipline au niveau européen. Surtout au niveau de la formation doctorale et post-doctorale, ou dans le cadre des programmes Erasmus, le Centre a en effet attiré des étudiants et des jeunes chercheurs venant d’Universités étrangères aussi (Venise, Bologne, Milan, Oxford, Pise, Lyon, Erevan…).

A l’occasion du dixième anniversaire de la nomination de Valentina Calzolari en qualité de titulaire de la chaire d’études arméniennes à l’Université de Genève, Artzakank a réalisé cette interview avec elle.

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Pourriez-vous nous parler de l’évolution de l’enseignement des études arméniennes à l’Université de Genève au cours de ces dix dernières années?

 Je rappellerai tout d’abord que l’enseignement de l’arménien a connu plusieurs étapes fondamentales: en 1994, suite à l’élaboration et à l’approbation du premier plan d’études, la discipline est passée du statut de branche à option (sans possibilité de validation pour les étudiants) à celui de discipline officielle de la faculté des lettres. Cela a permis d’attirer plusieurs étudiants (Stefan Kristensen et Patrick Montan Missirlian ont fait partie de la première volée). En 2001, elle est devenue une branche de licence (Régina Joye et Loucine Dessingy ont été les premières étudiantes à obtenir une licence en arménien). En 2005, suite à l’introduction d’une réforme de la faculté de lettres, une nouvelle transformation a eu lieu, qui constitue une opportunité et en même temps un nouveau défi pour l’arménien et les autres disciplines dites «de niche». En effet, avec le passage au système du bachelor et du master (appelé « système de Bologne »), les étudiants qui s’inscrivent en lettres peuvent choisir uniquement deux branches et non plus trois. De plus, s’ils veulent se consacrer à l’enseignement, les deux branches doivent être enseignables dans le système scolaire. Or, ce n’est pas le cas de l’arménien. Le système est ainsi, dans les faits, dissuasif. Cela a exigé de ma part une nouvelle réflexion sur l’avenir de la discipline et m’a poussée à développer davantage les interactions et les ouvertures de l’arménien dans d’autres domaines de la faculté. Aujourd’hui, l’arménien figure régulièrement dans plusieurs programmes d’études d’autres disciplines (histoire générale, littérature comparée, histoire des religions, Master Russie-Europe médiane, Master Moyen-Orient, etc.). Cela permet d’attirer chaque année de nombreux étudiants pour des cours particuliers, parfois venant d’autres facultés aussi (Sciences de la société, Droit, Graduate Institute). L’année passée,nous avons eu presque une trentaine d’étudiants; ce semestre, la fréquentation est devenue plus élevée. En revanche, les étudiants motivés à s’engager dans une formation complète sont devenus rares, comme je l’avais prévu et signalé aux autorités universitaires au moment du passage au système de Bologne.

Quelles sont les différentes disciplines enseignées à l’heure actuelle et quelles sont les branches de spécialisation ou thèmes de recherches de vos étudiant(e)s?

 La chaire d’arménien offre un programme complet d’études arméniennes. Il est donc possible d’étudier la langue ancienne et moderne (occidentale et orientale); à la fin d’une formation, un étudiant pourra par exemple lire et commenter des textes de littérature ou des articles de presse en arménien. Nous offrons aussi une introduction complète à l’histoire et à la littérature arménienne, depuis l’antiquité jusqu’à l’époque contemporaine. Pour vous donner une idée: mes cours de l’année passée portaient sur le fabuleux réseau économique créé par les marchands arméniens du XVIIe siècle, allant de l’Iran aux Philippines, en passant par Amsterdam; ou encore sur les Arméniens de l’Empire ottoman et de Turquie (histoire et enjeux contemporains); la transmission des savoirs entre monde iranien, grec, syriaque et arménien dans l’antiquité; les figures féminines dans la littérature antique et médiévale… Dans un souci d’ouverture à la Cité, j’ai ouvert, depuis 2011, un cours public, qui est régulièrement introduit dans la liste des cours publics soutenus par la Faculté des lettres. Toute personne intéressée peut le suivre, sans aucune inscription préalable. Ce semestre, le cours portait sur les écrivains arméniens victimes des purges staliniennes; au semestre prochain (à partir du 23 février), je présenterai l’historien arménien Moïse de Khorène qui, après avoir fasciné les savants et les voyageurs européens à partir de la fin du XVIIe siècle, est considéré encore aujourd’hui comme «le témoin capital de la mémoire collective des Arméniens».

Les sujets choisis par les étudiants avancés sont tout aussi vastes. Je dirige aujourd’hui une thèse sur Avétis Aharonian (écrivain et militant révolutionnaire ayant vécu à cheval sur le XIXe-XXe siècle), une autre portant sur une œuvre apocryphe arménienne traduite du grec, qui relate les derniers périples des apôtres Paul et Pierre jusqu’à leur martyre; une autre encore (en collaboration avec le prof. Jan Blanc, spécialiste d’histoire de l’art) sur une famille de peintres arméniens du XVIIe-XVIIIe s. venant du Nakhitchevan.

(© UNIGE)

Quels sont les domaines dans lesquels évoluent les diplômés en études arméniennes de l’Université de Genève dans leur parcours professionnel?

Les premiers étudiants qui ont obtenu une licence ou un diplôme de master en arménien ont suivi deux voies: ou bien, ils ont trouvé un emploi dans l’enseignement d’autres branches étudiées en parallèle; ou bien, ils ont décidé de s’engager dans la recherche et dans une formation doctorale. Il faut souligner qu’avec la création de la chaire d’arménien, j’ai insisté pour qu’un poste d’assistant soit ouvert, afin de favoriser la relève. Les deux premières assistantes ont été Loucine Dessingy (aujourd’hui professeur de français dans le secondaire) et Sévane Haroutunian (qui vient tout juste d’achever sa période d’assistanat). Une ancienne doctorante (co-direction en théologie, à l’Université de Lausanne, et en arménien), Ani Ghazarian, est actuellement coordinatrice du programme doctoral de la Faculté de théologie de l’Université de Genève et responsable de programmes au Conseil Œcuménique des Eglises (sa thèse avait reçu un prix pour son originalité) ; une autre, Benedetta Contin, est toujours engagée dans la recherche comme post-doc. Armenuhi Magarditchian, qui a récemment obtenu un double master en arménien et en archéologie (son double mémoire avait obtenu le prix Arditi de la Faculté des lettres) continue maintenant sa formation comme doctorante en archéologie antique, toujours avec une thèse portant sur l’Arménie antique.

 Quels sont vos projets d’avenir?

En quelques mots: poursuivre mes efforts pour dynamiser et faire connaître les études arméniennes à travers les moyens qui me sont donnés: les cours et les conférences à la Cité; les collections acadé-miques que je co-dirige ; les collaborations avec différents milieux académiques européens, nord-américains et arméniens (je n’entre pas dans le dé-tail). Côté recherche, je viens de faire paraître un livre de 782 pages, qui est le résultat d’un travail de longue haleine et qui m’a permis de sillonner onze siècle d’histoire et de me promener entre l’Arménie et la Syrie antiques, la Grèce byzantine et la Catalogne médiévale, en suivant les traces de la légende d’une sainte femme (Thècle) dans l’antiquité (http://www.brepols.net/Pages/ShowProduct.aspx?prod_id=IS-9782503569864-1) et de lire en parallèle en dialogue des textes en grec, arménien, syriaque, latin. Je compte maintenant me consacrer à un autre livre, sur la vision de l’histoire que les Arméniens ont eu au Ve siècle, une époque où ils ont dû faire face au défi majeur de fonder une nouvelle identité religieuse, politique et culturelle, face aux menaces d’assimilation iraniennes qui pesaient lourdement sur eux. L’étude de récits historiographiques permet de comprendre quelles ont été les stratégies mises au point par les historiens afin de contribuer à la construction d’une identité “nationale” et, en même temps, quelle a été leur perception de l’autre. Je compte étudier en particulier le rapport complexe qu’ils ont entretenu avec l’héritage iranien, à l’époque même où les Arméniens ont adopté et consolidé les valeurs du judéo-christianisme. Un des cours du semestre prochain porte sur cette thématique.

Je terminerai par souligner l’apport fondamental que les étudiants donnent, sans le savoir, à mes recherches: la transformation d’une recherche personnelle sous forme de cours et les questions posées par les étudiants m’ont permis souvent de voir autrement tel ou tel aspect d’une investigation dans laquelle j’ai été plongée. Je ne saurais pas m’imaginer sans une activité d’enseignement, à côté d’une activité de recherche.

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Valentina Calzolari Bouvier a reçu sa formation aux Universités de Bologna, Lausanne et Milan, en passant, pour un séjour de recherche, par l’Université d’État d’Erevan et le Matenadaran. En tant que professeur, elle a été invitée, pour des cycles de cours ou des séjours de recherche, par l’École Pratique des Hautes Études de Paris,

la New York University et Harvard. Depuis 2007, elle est la Présidente de l’Association Internationale des Études Arméniennes (https://sites.uclouvain.be/aiea/fr) et de l’Association pour L’Étude de la littérature apocryphe chrétienne (http://wp.unil.ch/aelac); elle est membre du conseil de nombreux autres associations scientifiques et groupes de recherche internationaux, dont le History and Memory Re-search Fund de la Fondation Hrant Dink d’Istanbul (https://hrantdink.org/en/activities/projects/history-program/716-history-and-memory-research-fund). Elle est la co-directrice fondatrice de la collection «Armenian Texts and Studies», aux éditions Brill(http://www.brill.com/products/series/armenian-texts-and-studies), ainsi que responsable ou membre du comité éditorial de nombreuses autres collections scientifiques et revues académiques (ex. http://www.brill.com/products/series/history-armenian-studies). En 2007, l’Académie des Sciences d’Erevan lui a délivré un doctorat honoris causa pour ses activités dans le domaine des études arméniennes.

Sa formation en lettres classiques lui a fait découvrir tout d’abord l’arménien ancien, et notamment le domaine des anciennes traductions arméniennes des œuvres grecques. Toujours pendant sa formation universitaire, elle a découvert, notamment aux cours intensifs de l’Université de Venise, la langue et la littérature arméniennes modernes aussi. L’essentiel de ses recherches actuelles porte sur la littérature arménienne ancienne et moderne, et en particulier sur l’historiographie arménienne ancienne, la littérature apocryphe chrétienne, la transmission de la pensée philosophique grecque en Arménie et, depuis quelques années, la littérature de témoignage écrite par les écrivains arméniens survivants au génocide.

Ndlr: Voir la biographie complète de Valentina Calzolari, ses nombreuses publications ainsi que la présentation des cours, le programme d’études et d’autres informations utiles sur le site de l’unité d’arménien du département des langues et littératures méditerranéennes, slaves et orientales de l’Université de Genève:

http://www.unige.ch/lettres/meslo/unites/armenien/enseignants/calzolari/

http://www.unige.ch/lettres/meslo/unites/armenien/actualites/

Page facebook: https://fr-fr.facebook.com/Unité-darménien-UNIGE-1021052754590821/

Si vous souhaitez recevoir des informations régulières, vous pouvez écrire à Valentina.Calzolari@unige.

2018-02-16T20:03:47+01:00 16.02.18|GÉNÉRAL, INTERVIEWS, SUISSE-ARMÉNIE|

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