INTERVIEW AVEC ZARA HOVHANNISYAN
(Première partie)
« Je déplore les notions erronées de la famille traditionnelle arménienne et l’attitude envers les femmes qui sont répandues dans notre société »
Le 18 janvier 2018, le représentant permanent de l’Arménie auprès du Conseil de l’Europe signait la Convention sur la lutte et la prévention de la violence à l’égard des femmes et de la violence domestique (Convention d’Istanbul). En été 2019, un tollé de protestations s’est levé quand des hauts responsables du gouvernement Pashinyan se sont prononcés en faveur de la ratification de cette Convention signée par leurs prédécesseurs.
Les autorités ont été contraintes de reporter la ratification et ont demandé à un organe du Conseil de l’Europe, la Commission de Venise, un avis consultatif sur la conformité du traité à la Constitution arménienne. La Commission a répondu par l’affirmative dans son avis daté du 14 octobre 2019.
Les détracteurs de la Convention, qui ont mené plusieurs actions contre ce document, affirment qu’il porte atteinte aux valeurs familiales via la promotion des droits des LGBT et la reconnaissance des mariages de même sexe et du statut dit de « troisième sexe ».
Dans une déclaration officielle, l’Église apostolique arménienne a également émis des réserves sur la Convention et a appelé les autorités arméniennes à ne pas la ratifier. Les chefsspirituels disent qu’ils voient des dangers dans le sous-texte des articles qui, selon eux, impliquent la liberté des gens de choisir leur sexe et contiennent une formulation qui va à l’encontre de la perception arménienne de ce qu’est la famille.
Ces allégations sont réfutées par le gouvernement arménien et notamment par le ministre de la Justice Rustam Badasyan, qui a appelé le public à se méfier de la soi-disant campagne pour « la protection des traditions et des valeurs nationales » qui ne serait qu’une tentative de semer la confusion dans la société. Selon lui, la Convention d’Istanbul concerne exclusivement la prévention de la violence à l’égard des femmes.
Pour mieux comprendre les raisons derrière cette polémique qui suscite de grandes passions, nous avons rencontré Zara Hovhannisyan, une activiste des droits humains, membre de la Coalition pour arrêter la violence à l’égard des femmes ainsi que du Groupe de surveillance des prisons.
Ces derniers temps, dans le cadre des discussions autour de la Convention d’Istanbul, on parle beaucoup de menaces contre les « valeurs nationales traditionnelles ». Les opposants de la ratification de cette Convention par la parlement arménien manifestent souvent une intolérance et une agressivité très prononcées. Qu’est-ce la Convention d’Istanbul et pourquoi suscite t-elle une telle réaction en Arménie?
C’est un instrument du Conseil de l’Europe qui prévoit la prévention et la lutte contre la violence domestique et la violence à l’égard des femmes, la protection des victimes et la poursuite des auteur-e-s de violences. Elle a été signée en 2011 à Istanbul, d’où son nom. Peut-être que la sensibilité des Arméniens envers la Turquie joue un certain rôle dans le rejet de la Convention mais je dirais que le déni des droits des femmes et de la violence domestique est profondément ancré dans notre société. Déjà en 2013, nous avons assisté à un mouvement similaire à l’occasion de l’adoption de la loi sur l’égalité des sexes (« Loi sur l’égalité en droit et l’égalité des chances pour les femmes et les hommes »). Cela revêtait une dimension non seulement culturelle mais aussi géopolitique. Rappelons qu’en 2013, après des années de négociations en vue de conclure un accord d’association avec l’UE, l’Arménie a subitement annoncé son adhésion à l’Union économique eurasienne. C’est à cette même époque que le mouvement contre la politique d’égalité des sexes a surgi en préparation à la volteface des autorités arméniennes. Les droits humains et les libertés, considérés comme des valeurs européennes, ont fait l’objet d’attaques virulentes et de campagnes de dénigrement en opposition aux valeurs dites traditionnelles. En 2017, le processus d’adoption de la loi sur la prévention de la violence domestique (« Loi sur le prévention de la violence dans la famille, la protection des victimes de violence au sein de la famille et la restauration de l’harmonie dans la famille ») a également rencontré une résistance farouche. Maintenant nous assistons à une troisième vague de protestations. Selon les opposants, il n’existe pas de violence domestique en Arménie, ces lois ainsi que la Convention d’Istanbul défendent les droits des homosexuels, encouragent les mariages entre personnes de même sexe, légalisent l’adoption d’enfants par ces dernières, et ont pour but de détruire la famille traditionnelle arménienne. Ces campagnes de désinformation proviennent de la même source, la Russie, avec l’intention d’empêcher l’Arménie d’intégrer les structures européennes et de s’en approprier les instruments juridiques. Il s’agit donc d’une lutte d’ordre tant culturel que géopolitique.
Quelles sont les « valeurs de la famille traditionnelle » qui seraient prétendument menacées par la Convention d’Istanbul?
Je déplore la perception erronée de la famille traditionnelle arménienne et l’attitude envers les femmes qui sont répandues dans notre société. En fait, nous ne pouvons parler de valeurs traditionnelles arméniennes qu’à l’appui de documents historiques datant de l’époque où les Arméniens avaient un État et le document principal à cet égard est le Livre de lois (Datastanagirk) de Mkhitar Gosh (fabuliste, juriste et théologien du XIIe siècle). Ce document juridique nous donne une autre image de la famille arménienne. A titre d’exemple, il prévoit dans le cas des femmes 6 motifs de divorce, dont l’infidélité du mari et la violence conjugale, contre seulement 3 pour les hommes, alors qu’aujourd’hui dans notre société, l’infidélité masculine et la violence à l’égard des femmes sont tolérées. En matière de suc-cessions, Mkhitar Gosh accorde les mêmes droits aux femmes qu’aux hommes, ce qui est certes le cas actuellement mais dans la pratique, très souvent les femmes renoncent « volontairement » à leur part de l’héritage en faveur de leurs frères. De même, selon le Livre de Lois, le mari a l’obligation de prendre soin de sa femme malade alors que de nos jours, il est courant de voir des hommes abandonner leurs femmes pour cause de maladie.
Privés d’un État pendant six cents ans, les Arméniens ont vécu très longtemps sous le joug des Empires ottoman et perse. Ils ont ainsi subi l’influence de la culture et des coutumes des sociétés musulmanes qui les entouraient. Les perceptions déformées de la famille traditionnelle arménienne témoignent de cette influence. Ne reposant pas sur des documents, elles relèvent du droit coutumier et ne peuvent en aucun cas être considérées comme celles de la famille traditionnelle arménienne. Il est vrai que ces perceptions ont bel et bien existé pendant des siècles de domination mais dans une période antérieure en Arménie, les lois protégeaient la femme contre la violence domestique et lui donnaient le droit de se divorcer d’un mari violent.
Pensez-vous que les partisans de l’ancien régime sont derrière cette campagne contre la ratification de la Convention dans le but de nuire à la popularité du gouvernement?
Il y a certes un contexte politique mais il faut tenir compte également du manque de communication de la part des autorités. En effet, le niveau des con-naissances en matière des droits humains au sein de la population est faible car ces questions ne font pas partie des programmes des écoles et des institutions d’enseignement supérieur. Le laps de temps après la révolution de velours est très court pour la mise en œuvre des réformes radicales dans les domaines de l’éducation et des médias. Il appartient aux autorités d’expliquer à la population la Constitution, les conventions et les traités internationaux que l’Arménie a signés ainsi que les avantages que les citoyens en tireront. Après la chute de l’Union soviétique, il était question de se réapproprier l’identité arménienne et en l’absence de travaux de recherches et des campagnes d’information, chacun a développé ses propres idées sur les valeurs traditionnelles arméniennes selon la façon de vivre de son grand-père ou arrière-grand-père. C’est pourquoi, chaque fois que nous parlons de violations des droits humains, les adeptes de ces fausses valeurs, soutenus par des représentants de l’ancien régime, opposent une forte résistance et font dévier le débat de la question de fond à celle de différentes influences politiques et ainsi freinent l’évolution des mentalités. Il reste beaucoup à faire dans les domaines de communication et d’éducation en vue de former des citoyens conscients de leurs droits et des outils leur permettant de se défendre.
Quels avantages tirera l’Arménie par la ratification de la Convention d’Istanbul?
L’Arménie bénéficiera de l’aide et de l’expertise du Conseil de l’Europe pour réaliser des réformes dans plusieurs domaines. A titre d’exemple, les collaborateurs du système judiciaire auront la possibilité de suivre des stages de formation pour perfectionner leurs connaissances et développer une vision contemporaine des droits humains. Une partie de l’aide du Conseil de l’Europe sera consacrée à créer des foyers pour les victimes de violence domestique, assurant à ces dernières une meilleure protection. La ratification de la Convention d’Istanbul donnera aux citoyens arméniens la possibilité d’obtenir des visas Schengen plus facilement. En effet, si la notion d’égalité des sexes et de protection des droits des femmes n’est pas acceptée dans un État, aucun pays civilisé ne voudra laisser les citoyens de l’État concerné entrer facilement sur son territoire, en les considérant comme un facteur de risque pour la sécurité du pays. Si l’on ne partage pas les mêmes notions juridiques en matière de droits humains avec les pays européens, on ne peut pas prétendre à la libéralisation du régime des visas.
[…] de la deuxième partie de notre entretien avec Zara Hovhannisyan (voir la première partie sur la Polémique autour de la Convention d’Istanbul parue dans notre édition précédente […]