ENTRETIEN AVEC UELI LEUENBERGER*

« Aidez-nous le mieux possible en étant le plus uni possible en tant que communauté »

Vous êtes plus qu’un ami des Arméniens et de l’Arménie. Pendant les années où vous avez siégé au Conseil national, vous avez co-présidé le Groupe parlementaire d’amitié Suisse-Arménie et avez défendu entre autres les causes touchant les Arméniens, notamment la reconnaissance du génocide. Vous avez visité l’Arménie et l’Artsakh à plusieurs reprises et avez participé activement aux différentes actions qui ont eu lieu à Genève et à Berne pendant la guerre de 44 jours en Artsakh et en particulier dans l’organisation de la manifestation « Chaîne humaine » du 16 octobre 2020 à Genève pour demander l’arrêt des combats au Haut-Karabagh et le droit à l’auto-détermination de la population. Quels sont vos sentiments aujourd’hui après la défaite écrasante de l’Arménie?

Je dirais, d’une part un sentiment de tristesse et de colère et d’autre part un sentiment d’impuissance. L’impuissance même dans les tentatives d’obtenir un plus grand soutien à la cause arménienne et à l’Artsakh.

Comment évalueriez-vous les efforts et les actions de la communauté arménienne pendant la dernière guerre contre l’Artsakh visant l’arrêt des combats, la condamnation de l’agression turco-azérie et la reconnaissance de l’Artsakh et de manière générale la sensibilisation de l’opinion publique suisse à la catastrophe humanitaire qui était en train de se produire?

Je ne suis pas un diplomate et essaie toujours de dire ce que je pense. Pour être honnête, je pense que malgré l’investissement énorme d’un nombre de personnes, l’effort de la communauté arménienne à Genève a été insuffisant et très tardif. J’ai aussi l’impression que beaucoup d’Arméniens étaient comme tétanisés quand la guerre a commencé. Comme l’immense majorité des gens, je n’aurais jamais pensé que cette guerre pourrait arriver aussi rapidement et avec un potentiel destructif pareil. Dans une telle situation on ne sait pas comment réagir et cela a probablement eu une influence sur la mobilisation côté suisse. Il est évident que plus il y a d’acteurs, ou de membres de la communauté qui essayent de secouer d’autres personnes non-arméniennes en utilisant leur réseaux, plus on arrive à élargir le mouvement de soutien. Si on prend l’exemple de la « Chaîne humaine », une belle action symbolique qui a eu lieu le 16 octobre 2020 au départ du Palais Wilson en direction de la Place des Nations à Genève, nous étions à peine entre 500 et 600 personnes dont une minorité signifiante de non-Arméniens avec le soutien d’une quinzaine d’organisations non-arméniennes.

Je ne sais pas dans quelle mesure la réflexion de la communauté arménienne a été axée sur l’analyse ces dernières années. J’ai l’impression que les efforts considérables pour fournir de l’aide humanitaire à l’Artsakh et contribuer à son développement par des projets concrets n’ont pas laissé assez de place à la réflexion sur ce qui pouvait arriver. Notons également que le rapport de force pendant cette guerre était très différent de celui des années 90 où les forces arméniennes étaient plus fortes et cela a probablement écrasé la résistance de la communauté pendant un moment. C’est ce sentiment d’impuissance qui, à mon avis, a empêché une mobilisation plus importante au niveau de la communauté. C’est peut-être subjectif ce que je dis.

A votre avis, pourquoi l’Arménie n’a pas bénéficié de soutien politique et médiatique suffisant en Suisse pendant cette guerre?

Une des raisons est le manque d’information et de connaissance de la situation géopolitique.

Une autre raison est l’influence économique de l’Azerbaïdjan qui pèse beaucoup plus lourd dans la balance que l’Arménie et l’Artsakh. Les milieux économiques suisses sont très liés aux milieux énergétiques et entreprises gazières. Pendant les 12 ans que je siégeais au Parlement, chaque fois que nous avons essayé d’aborder la question de l’Artsakh, la diplomatie suisse et les ministres des Affaires étrangères successifs se sont montrés extrêmement frileux. On voyait les agissements du Groupe parlementaire Suisse-Azerbaïdjan et du lobby énergétique suisse. Depuis des années, l’Azerbaïdjan mène un travail de propagande inouï et insiste beaucoup sur son image en sponsorisant des évènements culturels comme par exemple le Montreux Jazz Festival. Ainsi, les gens ne pensent pas qu’il y a une dictature derrière. Il y a également des liens avec la presse d’où la parution de textes nationalistes dirigés contre les Arméniens.

L’autre raison est certainement le flou autour du droit international: la non-reconnaissance de  l’indépen-dance d’Artsakh, les résolutions de l’ONU, le travail du groupe de l’OSCE de Minsk, etc. Je l’ai constaté à travers mes discussions avec des milieux engagés autour des droits humains, droits des peuples, etc.

Il y a peut-être encore une autre raison. J’ai pu observer la réticence des milieux que je qualifierais de laïcs due à l’envoi de groupes de l’extrême droite allemande et française en Artsakh même si les autorités sur place leur ont prié de partir. Il faut faire très attention, ce n’est pas un conflit religieux entre chrétiens et musulmans malgré le fait que l’impérialisme turc utilise la religion pour ses propres intérêts.

Comment voyez-vous l’avenir de l’Arménie compte tenu de la nouvelle configuration géopolitique de la région et des atteintes portées à sa souveraineté et à sa sécurité suite à sa défaite militaire? Comment pensez-vous qu’elle pourrait se remettre sur pied?

Je ne suis pas très optimiste mais cela ne veut pas dire qu’il ne faut rien faire. Actuellement, il est très important d’envoyer de l’aide humanitaire pour décharger un peu le gouvernement d’Arménie qui doit s’occuper des problèmes des réfugiés. Mais je pense que le plus important pour l’Arménie est de rétablir une certaine unité. J’avais beaucoup d’espoir dans le nouveau gouvernement avant la guerre. A mon avis, il allait dans le bon sens, s’attaquait à des questions comme la corruption, insistait sur la démocratie, etc. Je sais que ce gouvernement et ses forces sont contestés actuellement, mais je souhaite, et c’est le plus important, que malgré toutes les divergences qui pourraient y avoir, les différentes forces démocratiques arrivent à travailler ensemble pour l’unité du pays parce que trop de divisions pendant trop longtemps ne peuvent que nuire à l’Arménie. Pendant mes voyages en Arménie j’ai été frappé par le nombre de gens qui voulaient quitter le pays. Il faudra que les jeunes aient de l’espoir que des changements concrets interviendront à moyen terme pour qu’ils ne quittent pas le pays et à un certain moment d’autres jeunes aient envie de revenir et participer à la reconstruction de l’Arménie.

Quel rôle pensez-vous que la Suisse pourrait jouer à ce stade? Comment la communauté arménienne de Suisse pourrait-elle apporter son aide?

On a vu dans le passé que la Suisse officielle s’est toujours cachée derrière la neutralité et le groupe de Minsk. Par conséquent, la seule aide à laquelle on peut penser dans l’immédiat, et qu’il faudra l’obtenir à tout prix, c’est une aide humanitaire beaucoup plus importante.

Il faudra également demander au gouvernement suisse, même s’il n’est pas prêt, de restreindre les relations économiques avec l’Azerbaïdjan. Il est inadmissible d’accorder de l’aide à l’Azerbaïdjan dans le cadre du programme de la DDC. En effet, avec le nationalisme poussé à l’extrême et la répression sévère de l’opposition, il faudra arrêter l’aide financière à ce pays qui a tellement d’argent.

La Suisse est toujours prête à offrir ses bons offices mais je ne pense pas que cela mène très loin. C’est pourquoi il faudra porter au niveau politique la question du droit à l’autodétermination et de la reconnaissance de l’indépendance de l’Artsakh même si le chemin pour obtenir le soutien du gouvernement suisse et du parlement en faveur de cette revendication sera long. Mais il faut la porter et faire un important travail d’information à ce sujet. Je crois que c’est là où la communauté arménienne peut agir notamment dans le cadre de structures mixtes comme le comité Suisse-Karabagh qui comprend aussi des non-Arméniens. En effet, il est important que des voix autres qu’arméniennes s’expriment en disant la même chose mais d’une autre manière. Ainsi, on ne pourra pas dire que c’est à cause d’un sentiment nationaliste qu’on défend cette cause.  Des personnalités ou des organisations plus ou moins connues qui portent cette revendication du droit à l’autodétermination et de la reconnaissance de l’indépendance de l’Artsakh pourraient jouer un rôle même si actuellement il ne faut pas se faire des illusions. Le chemin est encore très long.

Pour revenir à la communauté arménienne, son engagement ne doit pas se limiter aux questions humanitaires. Le travail d’information visant la population suisse est tout aussi important que l’aide humanitaire à l’Arménie. Je pense qu’il est important d’avoir une organisation faitière qui rassemblera la communauté rapidement en faisant abstraction des divergences et des susceptibilités des personnes. Il est nécessaire de dépasser ces problèmes et d’être le plus fort possible. Parce qu’une communauté qui est très unie, arrivera aussi à mieux impliquer les autres communautés genevoises.

Comme j’ai dit parfois à des représentants d’autres peuples que j’ai soutenus et que je soutiens toujours: Aidez-nous à vous aider le mieux possible. Aidez-nous le mieux possible en étant le plus uni possible en tant que communauté.¢

(Propos recueillis par Maral Simsar)      (Crédit photos: Demir Sönmez)

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(*) Né à Herzogenbuchsee (Canton de Berne) Ueli LEUENBERGER a exercé divers métiers dont secrétaire syndical au SIT – Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs, travailleur social à Caritas, à l’EPER et au Centre Social Protestant, maître de formation professionnel santé-social à Genève. Il a crée et dirigé l’Université populaire albanaise à Genève de 1996 à 2002. Conseiller municipal de la Ville de Genève de 1991 à 1997, il a été député au Grand Conseil genevois de 2001 à 2003 puis conseilleur national de 2003 à 2015. Il a présidé le parti écologiste suisse (Les Verts) de 2008 à 2012. Actuellement, il assume différentes responsabilités dans le mouvement associatif.

2021-03-04T18:06:58+01:00 04.03.21|INTERVIEWS, SUISSE-ARMÉNIE|

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