La cathédrale de Ghazantchtsots de Chouchi « en restauration » (© Monument Watch)

INTERVIEW AVEC SAHAG SUKIASYAN (première partie)

La destruction du patrimoine culturel et religieux arménien par les autorités azerbaïdjanaises est un sujet douloureux pour les Arméniens du monde entier. Le manque de couverture médiatique et l’absence de réaction de la part des hautes instances internationales face à ce génocide culturel sont particulièrement choquants. En parallèle à l’effacement des traces arméniennes en Artsakh, de gros moyens sont mis en œuvre visant à falsifier l’histoire en attribuant les monastères arméniens à l’Église albanaise du Caucase et en promouvant le terme «Azerbaïdjan occidental» (le territoire de l’actuelle République d’Arménie) où devraient retourner les réfugiés azéris « chassés » [ou qui ont fui] dans les années 1989-1993. A cet effet, l’État azerbaïdjanais organise et finance régulièrement la publication de nombreux ouvrages et la tenue de colloques pseudo-académiques, d’expositions et de conférences révisionnistes dans différents pays dans le but de s’approprier le patrimoine religieux arménien.

Afin de mieux comprendre la stratégie et les buts à long terme des actions du régime d’Aliev ainsi que les dangers qui pourraient en résulter, Artzakank s’est entretenu avec Sahag Sukiasyan, historien, ancien enseignant et diacre de l’Église apostolique arménienne en France.

Artzakank: M. Sukiasyan, tout d’abord, pourriez-vous nous décrire brièvement l’histoire de l’Église albanaise du Caucase et de la communauté des Oudis?

St. Grigorios

 Sahak Sukiasyan: On parle souvent de l’Albanie du Caucase mais il serait plus juste de parler d’Albanétie du Caucase qui était un royaume situé sur la rive gauche du fleuve Koura, voisin de l’Arménie historique. Le christianisme y fut introduit au même moment qu’en Arménie par des missionnaires arméniens, avec une grande figure fondatrice, Grigorios, petit-fils de Grégoire l’Illuminateur, martyrisé dans cette région et enterré par la suite à Amaras.

L’Oudik (région peuplée par des Oudis) se trouve sur la rive droite du fleuve Koura et était une région de l’Arménie historique où vivaient ensemble les Arméniens et les Oudis.

L’Église d’Albanétie est restée autonome jusqu’au VIIe siècle, lorsque la région fut marquée par des invasions musulmanes. Du VIIe au XIIe siècles, les vagues d’islamisation successives ont entraîné le déclin de cette Église, qui a finalement perdu son autonomie. Une partie de ses fidèles s’est alors rattachée à l’Église orthodoxe géorgienne et l’autre partie à l’Église apostolique arménienne. Avec la fin de cette Église d’Albanétie, a disparu tout son héritage religieux: Il ne subsiste que quelques traces infimes de sa liturgie et quelques pages de ses livres liturgiques.

A partir de la disparition de l’Église d’Albanétie, il y a eu une imbrication de l’histoire religieuse des Oudis et des Arméniens jusqu’à la période contemporaine. Dans les villages mixtes arméno-oudi, les Oudis qui pratiquaient leur langue au quotidien, étaient arménophones et fréquentaient l’Église apostolique arménienne. Ils portaient des prénoms arméniens et des noms qui se terminaient par «yan». Après l’expulsion des Arméniens d’Azerbaïdjan en 1990, les Oudis qui sont restés, notamment à Nij, le dernier village arméno-oudi qui subsiste encore, ont changé leurs prénoms et noms pour ne pas être assimilés aux Arméniens et éviter d’être persécutés. Sur le plan religieux, ils ont voulu se dissocier des Arméniens et c’est là qu’est née la fable de la nouvelle Église d’Albanie que certains voudraient recréer en Azerbaïdjan. Notons qu’actuellement en Azerbaïdjan les Oudis ne sont pas plus de 3000 et sont très majoritairement musulmans. Il ne subsiste plus que quelques dizaines de familles chrétiennes dans le village de Nij qui n’appartiennent plus à l’Église apostolique arménienne contrairement à leurs parents, grands-parents et aïeux

L’église St. Elysée à Nij (© Wikipedia)

A: Comment sont-ils arrivés à revendiquer le patrimoine arménien d’Artsakh et même de l’Arménie? 

 S.S.: La création d’une nouvelle historiographie par l’Azerbaïdjan a commencé pendant la période soviétique et s’est amplifiée après l’indépendance. En 2003, un petit groupe a commencé à revendiquer cet héritage. En 2011, a été créée l’association appelée «Communauté chrétienne albano-oudie d’Azerbaïdjan» avec l’objectif de ressusciter l’Église albanienne, présentée faussement comme apostolique et n’ayant aucun lien avec l’Église apostolique arménienne. Ce projet est porté par Robert Mobili (ex-Mobilian), géologue sans formation théologique, soutenu par l’État azerbaïdjanais. Il est assisté par le prédicateur Rafik Danakari. Cependant il y a un problème: Aujourd’hui, cette «communauté» n’a pas de clergé, ni de centres de formation. Ses tentatives d’ordination de prêtres par des évêques d’Églises établies n’ont pas été fructueuses à ce jour. A quelques reprises, les évêques à la tête du diocèse de l’Église orthodoxe russe d’Azerbaïdjan sont venus participer à des cérémonies religieuses dans l’église de Nij et y ont baptisé des fidèles. J’ai remarqué que depuis quelques semaines, sur le site de cette communauté on parle de «l’Église apostolique orthodoxe d’Albanie». Je me demande s’ils ont renoncé à l’idée de constituer une Église autonome et comptent intégrer l’Église russe d’Azerbaïdjan.

L’évêque russe Alexey Nikonorov baptisant des Oudis à Nij (© uni.az)

Par ailleurs, M. Mobili réussit assez habilement à apparaître dans un certain nombre de lieux, en particulier lors des colloques internationaux orga-nisés par des églises que l’Église arménienne considère comme des «Églises sœurs», telles que l’Église orthodoxe russe et l’Église catholique romaine. Par une politique d’entrisme il se montre dans des cercles religieux divers et se présente comme le responsable de cette communauté chrétienne.

Pour moi, cette communauté n’est qu’une officine au service de la propagande azerbaïdjanaise visant à justifier les revendications historiques et territoriales de l’Azerbaïdjan en réécrivant l’histoire de la région et s’appropriant le patrimoine culturel et religieux arménien.

Pèlerinage à l’église Surb Hovhannes dans le village de Togh (Hadrut) (Page facebook de Robert Mobili)

A partir de 2020, ce groupe organise ce que j’appelle des «flash pèlerinages»:  En prétextant une fête de saint ou un anniversaire, MM. Mobili et Danakari conduisent régulièrement des groupes d’une trentaine de personnes, toujours les mêmes, en pèlerinage non seulement vers les églises arméniennes de la région de Nij, mais aussi sur l’autre rive du fleuve Koura jusqu’en Artsakh, notamment à Dadivank, à Gandzassar, à Tsitsernavank et ailleurs. Les mêmes Mobili et Danakari se sont rendus également au monastère Surp Khatch (St-Croix) sur l’Ile d’Akhtamar à Van en Turquie avec des drapeaux azerbaïdjanais et ont déclaré qu’il s’agissait d’un monastère albanien. Sur plusieurs sites azerbaïdja-nais le monastère de l’apôtre Thadée en Iran du nord, tout comme les monastères qui se trouvent en Arménie actuelle, sont présentés comme des monastères «albaniens».

À Dadivank (© Monument Watch)

A: L’Azerbaïdjan s’attribue un lien historique avec Saint Barthélemy qui est considéré comme le patron saint de la ville de Bakou, où il aurait été prétendument martyrisé. Quelle est la signification de cette démarche pour l’Église apostolique arménienne

S.S.: C’est extrêmement grave! Après l’appropriation du patrimoine matériel, ils sont passés au stade de l’appropriation spirituelle. St. Barthélémy, qui est reconnu pour être avec St. Thadée l’un des deux apôtres fondateurs de l’Église arménienne, est désormais présenté par les Russes et les Oudis comme la figure tutélaire et fondatrice du christianisme en Azerbaïdjan et comme le Saint patron de Bakou. Chaque année, le 24 juin, le diocèse de Bakou de l’Église russe organise une grande cérémonie de commémoration sur l’emplacement de l’église orthodoxe russe St. Barthélémy, détruite dans les années 30 du siècle passé, en présence de religieux russes, catholiques, oudis et musulmans.

Le monastère St. Barthélémy (Turquie) en 1911 (© Wikipedia)

C’est une grande trahison de la part de l’Église russe. Il s’agit de nier l’histoire de l’Église apostolique arménienne qui, selon la tradition reconnue par toutes les autres églises, a été fondée par les apôtres Thadée et Barthélémy. C’est un détournement, «un véritable hold-up» exercé sur l’histoire et la spiritualité arméniennes. Rappelons que le monastère St. Barthélémy en Turquie où se trouvait le tombeau présumé de l’apôtre, a été entièrement détruite et le sort du monastère St. Thadée en Iran reste incertain vu la situation dans la région.

A: L’Azerbaïdjan manipule les instances religieuses du monde musulman et bénéficie du soutien diplomatique dans ces cercles. Mais qu’en est-il des institutions chrétiennes, y compris le Vatican, qui affichent parfois un soutien à Aliev?

S.S.: L’Azerbaïdjan organise des grandes conférences dans différents pays en investissant massivement dans la communication internationale. Un des volets de ces manifestations est purement religieux. On réunit des religieux pour parler de la paix et naturellement de l’engagement de la famille Aliev et de l’État azerbaïdjanais en faveur de la paix. L’autre volet est académique. On organise des symposiums avec un nombre de participants du monde académique. Les actes de ces symposiums sont publiés sur le net et les personnes sérieuses ou les scientifiques sur le plan international disent que personne ne les prend au sérieux. Oui, personne ne les prend au sérieux aujourd’hui. Quand on voit qu’une institution comme la Grégorienne à Rome, l’université papale tenue par les Jésuites et une des plus prestigieuses institutions universitaires au monde, accueille une conférence* internationale sur le patrimoine de l’Albanie du Caucase, on ne peut pas en être si sûr. Notons que des lettres de salutations ont été adressées à la conférence par deux hiérarques importants du Vatican: le cardinal Georges Jakob Koovakad, le préfet au dicastère pour le dialogue interreligieux et Mgr Claudio Guggerotti, le préfet au dicastère des églises orientales. Ce dernier est en même temps un arméniste et un spécialiste de l’histoire de la spiritualité arménienne mais qui a fait plusieurs voyages à Bakou. Un autre évènement avait été organisé plus tôt à l’Université catholique de Pologne. On voit que petit à petit, nos adversaires s’insèrent dans les institutions religieuses chrétiennes.

(© Armenpress)

La propagande azerbaïdjanaise repose sur plusieurs piliers: Il y a d’abord les personnes chargées de la logistique à savoir, tout d’abord de l’élaboration des narratifs. Puis les ambassadeurs aux quatre coins du monde avec leurs attachés culturels, avec, à la différence des Arméniens, l’implication de tous les ministères (ministère de la Diaspora de l’Azerbaïdjan, le ministère de la Culture, le ministère de la Défense). Puis, le Centre international culturel de Bakou (l’équivalent de l’Alliance française) qui constitue une pièce essentielle du soft power azerbaïdjanais. Enfin, le pilier financier ou la Fondation Aliev, une fondation privée appartenant à la famille Aliev qui profite des retombées de l’immense rente pétrolière et gazière d’Azerbaïdjan. Quand on voit l’impact du mécénat de cette fondation au Vatican, en France et partout ailleurs, on ne peut que s’inquiéter parce que malheureusement le droit et l’histoire ne font pas force de loi aujourd’hui.

(Fin de la première partie)

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(*) Cette conférence intitulée «Christianisme en Azerbaïdjan: Histoire et modernité» et coorganisée par l’Institut d’histoire et d’ethnologie d’Azerbaïdjan, l’ambassade de la République d’Azerbaïdjan et la Communauté chrétienne albano-oudie, a eu lieu le 10 avril 2025.