
Visite de pèlerins russes à l’église arménienne de la Sainte Mère de Dieu de Nij. Au centre de la photographie, Raffik Danakari, « prédicateur » de la communauté des Oudis, à sa droite, en vêtements liturgiques, l’évêque russe Alexey Nikonorov (© udi.az)
INTERVIEW AVEC SAHAG SUKIASYAN (deuxième partie)
Ndlr: La première partie de l’interview ici.
Artzakank: Vous suivez les médias azerbaïdjanais et rapportez dans les colonnes de Nor Haratch de Paris les discours et les déclarations prononcés lors des colloques et conférences révisionnistes. Au-delà des visées expansionnistes, quels sont à votre avis les buts recherchés par M. Aliev sur le long terme?
Sahag Sukiasyan: Le projet de «résurrection» de l’Église d’Albanie a évidemment pour but de légitimiser l’existence de l’État azerbaïdjanais et l’occupation des territoires au nord de l’Araxe vu qu’il n’existe aucune carte ancienne attestant de la présence d’une entité appelée Azerbaïdjan dans cette région. Les Oudis étant considérés une des composantes de la nation azerbaïdjanaise moderne, selon les autorités de ce pays, leur héritage revien-drait à l’État aujourd’hui appelé «Azerbaïdjan». Pour répondre à votre question, je ne suis pas spécialiste de géopolitique mais j’ai entendu récemment les explications d’un analyste auxquelles je serais tenté d’adhérer. Comme beaucoup de dictateurs, M. Aliev a la volonté de garder et de transmettre à son fils le pouvoir qu’il a hérité de son père. La société azerbaïdjanaise est très bien contrôlée, mais quand on suit les réseaux sociaux, transparaissent d’importantes tensions politiques et de multiples reven-dications socio-économiques. On sent bien qu’il y a une contestation latente. Le seul moyen pour Aliev de se maintenir au pouvoir est donc de désigner l’ennemi arménien comme étant le responsable de tout. En cultivant l’arménophobie, la haine de l’Arménie et des Arméniens, il réussit à galvaniser la société azerbaïdjanaise et à créer une espèce d’unité nationale qui est factice.
Artzakank: Compte tenu des moyens financiers employés par l’Azerbaïdjan pour faire avancer ses thèses mensongères, et du fait qu’il bénéficie du silence du Vatican et de l’Église orthodoxe russe, quelles sont ses chances de réussite dans les milieux académique et religieux?
Sahag Sukiasyan: Les Arméniens ont de leur côté la légitimité historique et un nombre important de spécialistes compétents dans tous les domaines tels que l’histoire, l’histoire de l’art, la philologie, etc … dans beaucoup d’universités et d’institutions aca-démiques prestigieuses. Nous avons tous les outils utiles pour faire face aux mensonges répandus par le régime aliévien mais paradoxalement, nous ne nous donnons pas les moyens et manquons de coordination. Ilham Aliev instrumentalise la religion d’une manière phénoménale avec l’aide d’un groupe d’ecclésiastiques composé de l’évêque russe orthodoxe de Bakou, des rabbins des communautés juives, de l’évêque du diocèse catholique d’Azerbaïdjan, des pasteurs protestants et naturellement des Oudis représentés par MM. Mobili et Tanakari. A ces fins, ils se déplacent sur les cinq continents pour promouvoir l’image d’un «Azerbaïdjan, terre de tolérance». Par ailleurs, M. Aliev utilise toutes les plateformes du monde musulman (la Ligue arabe, l’Organisation de la coopération islamique, l’Organisation des États turciques, etc.) pour faire adhérer à sa propagande les autorités morales musulmanes. Certains centres spirituels ne se laissent pas manipuler, mais il existe une solidarité religieuse et aussi économique parce que la Fondation Aliev finance la construction de médressés et de mosquées, ce qui peut naturellement intéresser ces institutions. On notera au passage que la cause du peuple palestinien, très largement musulman, ne bénéficie pas vraiment de son intérêt.

L’évêque russe Alexey Smirnov en l’église arménienne Saint Elie après avoir célébré la Divine liturgie. A sa droite, Rafik Tanakari, à sa gauche, Robert Mobili, le fondateur de la «Communauté des Oudis» (© udi.az)
Au XVIIème siècle, le philosophe anglais Francis Bacon déclarait: «Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose». Pour faire face aux men-songes, nous devons fédérer nos efforts scienti-fiques, académiques et médiatiques, et œuvrer tous ensemble où que nous soyons, en Arménie ou en diaspora. C’est un combat quotidien que nous devons mener pour briser le mythe d’une terre de tolerance que l’Azerbaïdjan veut se donner par tous les moyens. Il est important également de démonter l’histoire révisionniste de l’Église d’Albanétie et les thèses selon lesquelles les Arméniens auraient assimilé les Oudis et détruit leur héritage. Notons que les Oudis sont une des 26 tribus de l’Albanétie et ne peuvent pas seuls revendiquer le patrimoine de l’Albanétie du Caucase. Les Oudis chrétiens ont d’ailleurs été très largement massacrés par lesTurcs et les Tatars de la région entre 1918 et 1920. Ce qui est aujourd’hui tu. Nous ne disposons malheureusement pas de moyens colossaux comme l’Azerbaïdjan et devons utiliser nos ressources efficacement au lieu de les engager dans des actions coûteuses et vaines qui n’aboutiront pas.
Artzakank: Quelles sont les mesures que l’Église apostolique arménienne et les Arméniens de manière générale peuvent entreprendre pour faire face à cette offensive religieuse, culturelle et morale?
Sahag Sukiasyan: J’ai personnellement eu un engagement au sein de l’Église apostolique arménienne de France notamment en qualité de responsable des relations œcuméniques durant des années et jusqu’à une date très récente. J’ai de ce fait beaucoup travaillé avec des catholiques, des orthodoxes et des protestants dans plusieurs instances, à Lyon, puis en région parisienne. Aujourd’hui je fais un constat très amer: Les Arméniens souffrent d’un grand isolement du point de vue de leurs liens avec les autres Églises. J’exprime d’ailleurs régulièrement mon désarroi, ma peine et ma colère quand je parle avec mes amis représentants de ces Églises dont j’ai été proche. On peut dire que nous sommes dans une vraie solitude quand on voit et entend certains comportements et propos des plus chaleureux à l’égard d’Aliev qui a détruit une partie de l’Église arménienne en Artsakh et partout dans son pays. Tout récemment encore, des «accords de coopé-ration culturelle» ont été conclus et annoncés au grand jour entre le Vatican et l’État azerbaïdjanais[1]. Ils constituent une grande honte, un grand scandale et une véritable trahison à notre égard. La chose est d’ailleurs dénoncée par des religieux catholiques comme le moine Jacques Berset, journaliste à la retraite mais toujours actif sur le site «Cath.Ch» 2.

Ramin Mammadov, président du Comité d’État en charge des organisations religieuses, et le cardinal George Jacob Koovakad, préfet du Dicastère pour le dialogue interreligieux du Saint-Siège, à l’occasion de la signature du mémorandum d’accord sur le dialogue interreligieux le 28 juillet dernier (© azertag.az)
Il est difficile de dire ce que l’Église apostolique arménienne pourrait faire sur le plan institutionnel. Je prends un cas concret, celui des prisonniers arméniens d’Artsakh. Notre catholicos a été décoré par le patriarche Cyril de Russie et avant lui par M. Poutine. Je ne sais pas honnêtement ce qui est fait par l’Église au plus haut niveau mais je constate malheureusement qu’il n’y a pas de résultats. On aurait pu imaginer que Sa Sainteté renvoie ces décorations comme l’ont fait d’autres personnalités dans un passé récent. À Erevan et dans la diaspora, on a manifesté devant les ambassades des pays de l’Union européenne pour demander la libération des prisonniers. Mais excusez-moi, ceux qui pourraient faire quelque chose ce sont l’Église russe et M. Poutine. C’est donc directement à eux qu’il faut s’adresser. Nous ne savons d’ailleurs pas non plus si la hiérarchie arménienne catholique a tenté de convaincre les papes François et Léon XIV. Il me semble qu’un minimum de transparence s’impose à l’égard des fidèles de nos Églises concernant toutes ces questions.
Après la défaite de 2020, en tant qu’Arméniens, en tant que croyants, nous attendions une parole de nos chefs spirituels, des deux catholicos, du catholicos des Arméniens catholiques, du président de la Fédération protestante mondiale, qui auraient pu ensemble s’adresser à leurs frères et sœurs. C’était un évènement exceptionnel, une plaie morale si importante, qui nécessitait une telle action de leur part. Si vous n’êtes pas vous-mêmes mobilisés et organisés, comment pouvez-vous espérer mobiliser les autres?
Il y a quelques mois, le chef des musulmans d’Azerbaïdjan est allé avec une délégation au Parlement européen. Il y a donné une conférence et a rencontré les chefs de groupe, ce que je n’ai pas vu faire par mon Église. A titre personnel, je plaide aujourd’hui pour un gel de nos relations inter-ecclésiales, de la poursuite du dialogue théologique avec les Église catholique, orthodoxe et protestantes jusqu’à ce qu’elles se prononcent clairement face à l’Azerbaïdjan d’Aliev. L’État arménien, par la voix de son ambassadeur auprès du Vatican, doit aussi intervenir et arracher au nouveau pape une déclaration plus nette que ses «prières et salutations» pour la paix «au Caucase».
Tout ce travail, c’est avant tout le nôtre.
Nous devons retrousser nos manches et nous mettre au travail.
Beaucoup d’énergie est actuellement perdue dans des luttes intestines mortifères.
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[2] https://www.cath.ch/newsf/le-vatican-accuse-detre-sous-linfluence-de-largent-de-lazerbaidjan/