Interview exclusive avec Guiu Sobiela-Caanitz
D’ascendance catalane, Guiu Sobiela-Caanitz est né en Ile-de-France en 1935 et vit à Ardez dans les Grisons. Diplômé des universités de Paris, Coïmbre et Saragosse en littérature, et titulaire d’un doctorat ès lettres (français, espagnol, italien, philosophie) de l’université de Salzbourg, il est l’auteur de plusieurs essais et un co-éditeur de la revue «Europa Ethnica» (Vienne). Ancien professeur de lycée, M. Sobiela-Caanitz est traducteur polyglotte libre, notamment pour des associations civiques suisses, et collaborateur libre du quotidien grison La Quotidiana*.
Depuis l’éveil de sa conscience politique, M. Sobiela-Caanitz a toujours désapprouvé la domination d’un Etat sur un peuple différent. En 1959, il a vite compris que la guerre coloniale d’Algérie, qui sévissait depuis cinq ans, était injuste et sans issue. En tant que jeune citoyen français, il savait qu’il serait appelé à y prendre part. C’est pour devancer ce destin qu’il a émigré en Suisse… et y est resté.
Pour les lectrices/lecteurs de La Quotidiana M. Sobiela-Caanitz signe régulièrement des articles traitant des sujets arméniens. Artzakank a voulu faire sa connaissance et présenter à travers cette interview ses vues sur le multiculturalisme, une question d’actualité importante de nos jours.
Comment et quand avez-vous connu l’existence d’Artzakank ?
C’est sûrement un Arménien de Suisse qui m’a signalé ce journal, mais je ne sais plus qui, ni quand.
D’où vient votre intérêt pour des sujets concernant les Arméniens ?
Au plus tard depuis la lecture, dans les années 50, de l’ouvrage de Pierre Rondot : « Les chrétiens d’Orient », suivi, peu de temps après, par le « Que sais-je ? » de Jean-Pierre Alem. A la même époque, j’ai connu à Paris un Arménien né à Tabriz. Dans les années 60, il est venu me voir à Bienne et m’a offert par la suite plusieurs bons ouvrages d’histoire arménienne. Plus tard, j’en ai acquis et lu bien d’autres, le dernier étant celui de Taner Akçam que j’ai résumé pour « La Quotidiana ».
Quels sont les thèmes sur lesquels portent vos articles ?
« C’est l’ancien dans le nouveau qui fixe le mieux l’attention», disait le psychologue Théodule Ribot. Je m’efforce de traiter des sujets qui ne soient pas tout à fait inconnus, mais en apportant un éclairage différent. Mes domaines de prédilection : l’histoire politique, religieuse et culturelle, les langues et leur destin, l’Europe, ses pays et régions, notamment ceux et celles qui ont été ou sont opprimés ou bafoués, le Proche-Orient, parfois aussi l’Afrique et l’Amérique.
Avez-vous eu des réactions de vos lecteurs suite à vos articles à ce sujet?
Je n’en ai relevé que deux, positives et même admiratives, mais semblant signifier qu’il s’agissait d’un sujet bien lointain. C’est pourquoi, en commentant l’ouvrage d’Akçam, je me suis efforcé de souligner l’actualité du sujet: la Turquie nous concerne, et il est de son propre intérêt bien compris, et du nôtre, qu’elle assume pleinement cette page si sombre de son passé. N’oublions pas la conclusion de l’essai de Taner Akçam: si l’Etat et la société de la Turquie ne reconnaissent pas dûment ces crimes, “they might again resort to similar actions, and this is truly a frightening prospect » (p. 452).
Le romanche et l’arménien sont des langues parlées et lues par un nombre limité de personnes dans le monde. Quelles en sont les conséquences pour la presse des langues minoritaires?
Oui, ce sont deux langues rares, mais il faut quand même distinguer. L’arménien a peut-être deux ou trois millions de locutrices et locuteurs, sans compter les secondes et troisièmes générations d’émigration; c’est plus que l’estonien ou le maltais, langues de deux Etats membres de l’UE. La presse de la diaspora dépend bien sûr du dévouement volontariste des communautés respectives; les techniques de communication facilitent l’échange d’articles, ainsi que l’utilisation de ceux qui paraissent en Arménie même. Mais d’autre part, les Arméniennes et Arméniens dispersés de par le monde doivent lire la presse des pays où ils vivent, ce qui leur laisse moins de temps et d’attention pour les journaux de la diaspora arménienne. De son côté, la communauté comprenant le romanche compte peut-être 80 000 personnes, presque toutes en Suisse; toutes doivent lire au moins un quotidien en une autre langue, le plus souvent l’allemand, car « La Quotidiana » ne suffit pas à l’information, malgré le soutien officiel suisse à l’«Agentura da novitads rumantschas».
Le multiculturalisme fait partie de l’identité des Arméniens de la diaspora. Vous, qui représentez le multiculturalisme suisse, comment concevez-vous son avenir dans un monde globalisé?
Le multiculturalisme est notre avenir à tous, pas seulement celui d’Arméniens et Romanches. La Suisse devrait favoriser davantage l’enseignement des langues et cultures d’origine aux enfants de familles immigrées. Cela coûterait, mais il est inconséquent de laisser en jachère les potentialités linguistiques de tant d’enfants qui de toutes façons grandissent dans le bilinguisme. Un bon exemple: la ville de Coire, capitale des Grisons, a créé des classes bilingues fonctionnant en allemand et italien, ainsi qu’une classe bilingue allemande et romanche. Les pays d’origine, tels que l’Italie et le Portugal,organisent des cours pour les enfants de leurs familles vivant en Suisse; mais leurs possibilités financières sont limitées, surtout celles du Portugal, et pourquoi la Suisse n’y pourvoit-elle pas elle-même? D’autant plus que l’italien est une langue nationale suisse! Sacha Zala, historien italophone des Grisons vivant et travaillant à Berne, et président de la «Pro Grigioni Italiano», critique que ses enfants ne disposent d’aucune possibilité publique de se perfectionner en italien, alors que les petits Italiens vivant à Berne bénéficient de cours organisés par leur ambassade.
La mondialisation : La langue est plus qu’un moyen de communication. Chaque langue est une vision du monde (Wilhelm von Humboldt). Pour la Suisse, le plurilinguisme représente une chance inestimable. Tout problème concret gagne à être examiné en plusieurs langues, c’est-à-dire chaque fois sous un angle différent. C’est pourquoi l’on critique justement la prépondérance exagérée de l’allemand dans les cadres de certains départements fédéraux, surtout le militaire. M. Sarkis Shahinian m’a récemment dit sa vive satisfaction qu’une de ses anciennes condisciples à Lugano, qui a par la suite étudié et travaillé en plusieurs langues, ait été nommée déléguée fédérale au plurilinguisme; la loi suisse sur les langues a justement été votée pour assurer au niveau fédéral l’équilibre entre les communautés linguistiques du pays. Le 27 avril à Coire, la «Pro Grigioni Italiano » et d’autres associations ont organisé une discussion publique sur la valeur de la diversité linguistique, pour contrer la tendance à ne plus étudier d’autre langue étrangère que l’anglais et à ne plus guère publier qu’en cette langue. Le néerlandais, par exemple, langue officielle de trois Etats (Belgique, Pays-Bas et Surinam) pour une population de quelque 22 millions, est souvent considéré comme quantité négligeable; mais allez donc visiter, à la FNAC de Bruxelles, un étage immense rempli d’ouvrages en cette langue! Le pluralisme linguistique est une richesse inépuisable que nous serions bien sots de sacrifier à la mode de l’ «English only».
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(*) La Quotidiana est le seul quotidien romanche basé à Coire (précédemment à Ilanz). Il est publié par Südostschweiz Mediengruppe et a été fondé en 1997 avec le soutien de l’agence d’information romanche Agentura da Novitads Rumantscha. Il paraît dans les variétés traditionnelles du romanche ainsi qu’en la forme unifiée et standardisée de cette langue (Rumantsch Grischun).
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