par Sarkis SHAHINIAN*
Le dernier voyage du Groupe parlementaire SuisseArménie en Arménie et au Haut-Karabagh s’est déroulé début octobre 2012 dans un contexte diplomatique assez délicat. Le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) était quelque peu mal à l’aise face à la volonté de sept parlementaires suisses de se rendre en Arménie et en particulier à Stépanakert dans un contexte politique où la Suisse va prendre la tête de l’OSCE à partir du t » janvier 2013.
En effet, après l’échec des protocoles de Zurich et de part son expérience du dossier, la Suisse à l’intention de relancer son activité diplomatique en tant que médiateur et de jouer un rôle important sur l’échiquier du Caucase du Sud. D’autre part, ce n’est un secret pour personne que Bakou est en train d’investir massivement en Suisse (voir: achat d’Esso Suisse par la compagnie pétrolière d’Etat azérie SOCAR). Selon le DFAE, un voyage de parlementaires suisses au Haut-Karabagh risquait de créer un déséquilibre dans les relations trilatérales. Cependant, les députés attendaient ce voyage depuis quatre ans afin de pouvoir se rendre personnellement sur cette terre et de s’informer sur la réalité vécue par la population locale. Une population vivant chaque jour sous la menace de l’Azerbaïdjan qui pendant ces neuf dernières années a multiplié par vingt son budget de défense atteignant 3,7 milliards de dollars en 2012.
Pour ces raisons, le voyage a nécessité une longue préparation qui en a toutefois déterminé son plein succès puisque les participants ont été ravis par la qualité et l’intensité du programme. Ils ont été amenés en huit jours à rencontrer nombre de personnalités politiques et de chefs d’entreprise, à approcher la vie politique des deux Etats, celui de l’Arménie et celui de Haut-Karabagh, à contempler la beauté du territoire, la richesse de l’architecture – médiévale et moderne – la culture de ce peuple, ainsi que d’appréhender les grandes questions de nature politique, énergétique et sociale. Les deux coprésidents du Groupe parlementaire, les Conseillers nationaux MM. Ueli Leuenberger et Dominique de Buman, étaient accompagnés par leurs collègues Mme Susanne Leutenegger Oberholzer (PS, Bâle Campagne), M. Hans-Jürg Fehr (Conseiller national PS, Shaffhouse), M. Christian van Singer (Les Verts, Vaud), le conseiller aux Etats genevois M. Robert Cramer (les Verts, Genève) ainsi que l’ancien Conseiller national M. Josef Zisyadis (POP, Vaud).
Après avoir franchi l’Ararat, le premier jour a commencé par une visite aux monastères de Noravank et de Tatev, avec un intermezzo au complexe astronomique mégalithique de Karahounge. Les députés suisses ont été touchés par la beauté de la gorge de Tatev qu’ils ont pu admirer depuis le téléphérique le plus long du monde (5,7 km) bâti par l’entreprise suisse Garaventa mandatée par les autorités arméniennes après le premier voyage de notre groupe en automne 2008. Cette visite a donné l’occasion d’entrer en contact avec les jeunes cadres de la Fondation nationale pour la compétitivité et de se rendre compte de leur professionnalisme. Le projet de développement touristique géré par cette Fondation englobe le monastère, le téléphérique ainsi que les services de restauration.
La ville magique de Goris – avec ses coulisses naturelles nous rappelant Césarée de Cappadoce – a été la dernière étape avant d’entamer le voyage très attendu de trois jours dans le Haut-Karabagh.
La visite a débuté à Shoushi avec la présentation détaillée par M. Michel Tancrez – un Français acquis à la cause du Haut-Karabagh depuis une vingtaine d’années – d’un projet très ambitieux financé par le Fond panarménien de France visant à la création du premier lycée professionnel de la jeune République dans le domaine du bâtiment. Cette visite a été suivie par une entrevue avec le Général Arkady Ter Tatevossian, héros de la guerre du Karabagh et chef de !’Opération «Mariage dans les montagnes» menée lors du 7 et 8 mai 1992 qui avait conduit à la conquête de la deuxième ville de l’Artsakh permettant ainsi la libération de tout le territoire. À l’aide d’une maquette et du plan opérationnel original, le Général a expliqué les étapes fondamentales de la préparation et de l’attaque. La rencontre avec !’Archevêque Mgr. Pargev Martirossian, qui a été également une référence de poids pendant la guerre, devait profondément marquer les participants qui ont été informés sur les activités du diocèse dans plusieurs domaines (surtout en ce qui concerne le travail avec les jeunes). Dès le premier jour de la visite, il a été clair que cette population entendait garantir sa propre existence sur un territoire qui ne pourra plus jamais appartenir à l’Azerbaïdjan. Cet Etat a en effet suffisamment démontré son incapacité à gérer ce territoire. Nous en voulons pour preuve la destruction sauvage des Khatchkars de Jougha (au Nakhitchévan en 2005) et la libération de Ramil Safarov, l’assassin du lieutenant arménien Gourgen Margarian. Les contacts avec les plus hautes autorités du monde politique et notamment avec le Président M. Bako Sahakian, le Gouvernement dans sa totalité, le Président du Parlement M. Ashot Ghoulyan, les chefs de groupe des partis politiques représentés à l’Assemblée nationale, ont permis aux parlementaires suisses de se rendre compte personnellement des problèmes relevant de la sécurité de la population.
La visite du lac artificiel de Sarsang dans la région de Martakert (qui a lui seul produit la moitié des besoins énergétiques de l’Artsakh) et de la société minière Base Meta/s (qui embauche plus de 1’200 personnes avec une augmentation attendue de mille personnes d’ici à 2014) a montré aux députés les défis que l’Artsakh devra affronter, notamment en matière de production énergétique durable. Cette production ne comprend pas pour le moment l’énergie solaire qui représente pourtant un potentiel de développement énorme pour toute la région. Lors de la visite à l’école des Beaux-Arts, dédiée à Charles Aznavour, et à l’Université d’Etat à Stépanakert, la délégation suisse a vécu l’enthousiasme des élèves et de leurs enseignants.
À Erevan, la délégation a été reçue encore une fois au plus haut niveau à commencer par le Premier Ministre M. Tigrane Sargsyan. Pendant cette première visite à laquelle assistait aussi !’Ambassadeur de Suisse, M. Konstantin Obolensky, notre délégation a été surprise par le « franc parler » du Chef du Gouvernement qui a exposé des thèmes très délicats, tels que la lutte – encore insuffisante – contre la corruption, le grave problème de l’exode de la population, la politique énergétique ainsi que les difficultés importantes liées au développement touristique causées par la faiblesse des liaisons aériennes.
Au cours d’un long entretien avec le Président de la République, M. Serj Sargsyan, la délégation a eu l’occasion de discuter, entre autres, de la transparence des prochaines élections présidentielles et à nouveau de la lutte contre la corruption. Les entrevues avec les représentants de la société civile, tels que les jeunes de l’Institut pour la démocratie et les droits de l’Homme, le Mouvement Sardarapat, l’Ornbudsman d’Arménie (M. Karen Andreasyan), la coalition de l’opposition parlementaire, le Congrès National Arménien, ainsi que la Fondation Civilitas (dirigée par l’ancien Ministre des Affaires étrangères, M. Vartan Oskanian) ont permis à la délégation d’obtenir un aperçu assez large de la réalité du Pays.
Outre les dangers écologiques représentés par la planification de la nouvelle centrale nucléaire et les établissements miniers de Téghout (Région de Lori) et de Kadjaran (Sud du pays), le sujet le plus sensible a porté sur la question de la séparation des pouvoirs qui n’est pas appliquée. L’indépendance du pouvoir judiciaire vis-à-vis du pouvoir politique n’est en effet pas mise en œuvre. Cette question suscite le découragement de la population et en particulier des jeunes qui quittent massivement le pays.
La rencontre entre les députés arméniens et leurs homologues suisses a été très importante. M. Ara Babloyan, ex-ministre de la santé pendant les premières années de l’indépendance et président du Groupe parlementaire Arménie-Suisse, a largement contribué à l’établissement de ce contact parlementaire.
Au cours des rencontres avec le Président de l’Assemblée nationale, M. Hovik Abrahamian, avec le Ministre des Affaires étrangères, M. Edouard Nalbandian, mais aussi lors de plusieurs échanges informels, les parlementaires suisses ont eu l’occasion de rappeler l’agressivité diplomatique de l’Azerbaïdjan à l’endroit du Parlement suisse. Dans cette perspective, le Ministre a été expressément invité à renforcer l’activité diplomatique de l’Arménie à Berne.
La visite au mémorial de Tsitsernakaberd a été lourde de sens lorsque la délégation a déposé une gerbe à la flamme éternelle en hommage aux victimes du génocide de 1915. Après une visite au musée, les députés ont laissé un témoignage écrit dans le cahier d’honneur. Par la suite, les députés ont eu l’occasion de visiter !’Ambassade suisse à Erevan, inaugurée l’année dernière, où ils ont pu prendre connaissance des projets soutenus par la Direction pour le Développement et la Coopération (DDC). Ils ont aussi eu l’occasion de faire un tour d’horizon sur les rapports actuels entre la diplomatie suisse et arménienne avec !’Ambassadeur suisse.
Après s’être rendu au village de Proshian, à la périphérie Nord-Ouest d’Erevan, pour visiter une clinique ambulatoire financée par la Fondation Suisse (Schaffhouse), le Groupe parlementaire a conclu son voyage en visitant un projet soutenu par la DDC concernant les structures de premier secours en cas de catastrophe et en allant au Saint Siège d’Etchmiadzin où il a été accueilli par ART-Project, un service du Catholicossat arménien qui s’occupe d’initiatives visant au dialogue entre les sociétés civiles de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan.
Ce voyage a eu un grand retentissement médiatique au Haut-Karabagh, en Arménie ainsi qu’en Suisse. Au Parlement arménien, les responsables des deux Groupes parlementaires ont tenu une conférence de presse conjointe le vendredi 5 octobre. Celle-ci a permis d’expliquer le but du voyage et les impressions recueillies. Les députés suisses ont déploré l’absence des médias représentant l’opposition ce qui a été ressenti comme une occasion perdue d’échanger aussi sur les points critiques relevés pendant ce voyage qui restera indubitablement mémorable.
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(*) Secrétaire général du Groupe parlementaire Suisse-Arménie
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