«Être arménien n’est pas chose simple, on naît avec un passé difficile et c’est à nous de le creuser ou de fermer les yeux, mais le passé lui sera toujours là derrière nous, indépendamment de notre volonté…»
Varoujan Cheterian, 17 ans, collégien à Genève
Après avoir répété trois fois mon nom, et répondu que – par malheur je n’avais pas de surnom, la fameuse question se fait entendre : «Ça vient d’où?». Un prénom si peu courant doit venir de loin… Et là j’explique tant bien que mal, qu’entre la Turquie et l’Iran existe un lopin de terre nommé Arménie, et que mes racines prennent pieds là-bas. Certains se remémorent leur cours d’histoire, les plus malins me demandent mon nom de famille, et acquiescent silencieusement lorsqu’ils entendent l’incontournable –ian à la fin. Même dans les soirées les plus folles, mon nom est toujours un sujet de conversation. Pourtant il vient de loin…
L’histoire familiale rapporte qu’ils furent au départ quatre frères (четыре – tcheteri veut dire quatre en russe) qui répandirent le nom. Au début du XXe siècle, mon arrière grand-père, Mihran Cheterian se fait engager comme dentiste dans l’armée turque et s’installe à Istanbul. Sa profession permet à la famille d’être épargnée de la déportation et des massacres, car les dentistes sont perles rares à l’époque. Mais c’est l’arrivée des kémalistes au pouvoir en 1922 qui oblige la famille à émigrer au Liban, à Beyrouth. Ils vivent là-bas jusqu’à la fin de leurs jours, tout comme mon grand-père qui y possédait une imprimerie. Mon père quitte Beyrouth en pleine guerre civile et vient en Suisse, d’abord à Zürich, pour y rencontrer ma mère, puis à Genève. Pour ce qui est de ma grand-mère ainsi que de sa famille, l’histoire est plus tragique. Ils durent être trois fois réfugiés en une génération, de Aintab à Der Zor, de Der Zor à Samandagh, puis pour finir de Samandagh à Beyrouth. De longues péripéties douloureuses, mais dont il reste aujourd’hui peu de traces.
Des péripéties douloureuses dont moi je suis le descendant: La question du Génocide n’a jamais été un tabou chez nous: la famille ayant émigré au Liban, mon grand-père en parlait librement à ses enfants. Mon frère Jivan et moi avons vécu trois ans en Arménie, j’avais alors entre quatre et sept ans, et nous avions donc aussi des discussions depuis jeune sur le Génocide. Lorsqu’on est petit, on comprend qu’il s’est passé quelque chose, mais on ne sait pas vraiment quoi; on voit des adultes profondément tristes se rassembler, prier, déposer des fleurs sur des pierres une fois par année… On devine une origine lugubre à ce rassemblement. Puis petit à petit, on esquisse une histoire. «Il y a eu des morts, et les morts n’étaient pas des soldats comme à la guerre. Des massacres.» Puis le «des» devient «nous». «Nous avons été massacrés». Mais qui nous? Notre famille aussi? On en discute à table, on colle une étiquette «méchant» sur le mot «turc», on veut presque se venger! Mais à quoi bon? On a le cœur, mais pas la raison quand on est petit.
Avec le temps, le contexte historique s’installe, des détails s’ajoutent. Plus on apprend, plus on est écœuré. «Non seulement ils ont déporté femmes et enfants dans le désert, mais en plus ils ont volé chaque miette de valeur qui appartenait à un Arménien.» On lit, on regarde des documentaires, et on commence lentement à comprendre pourquoi les Arméniens sont si soudés entre eux. Où que nous allons, s’il y a des Arméniens, nous ne sommes pas seuls et ce n’est de loin pas ainsi pour tous les peuples. Être arménien n’est pas chose simple, on naît avec un passé difficile et c’est à nous de le creuser ou de fermer les yeux, mais le passé lui sera toujours là derrière nous, indépendamment de notre volonté. Il surgit parfois devant nous aux moments où on s’y attend le moins.
Pour ma part, j’ai décidé de creuser le mien, alors l’été passé nous avons, moi et mon père, parcouru la Turquie sur la trace des Arméniens: nous avons traversé le pays avec nos sacs-à-dos d’ouest en est, d’Istanbul à Kars, en trois semaines. C’était la première fois que j’allais en Turquie. En trois semaines, nous avons eu le temps de voir beaucoup de choses, mais c’était trop court. D’abord Istanbul, avec ses mosquées imposantes, où l’œil attentif peut y trouver d’anciennes croix byzantines (?), ses marchés mais aussi ses quartiers défavorisés. Puis Adapazari, lieu d’enfance de mon grand-père Archam. Il y avait à l’époque dans cette ville plusieurs quartiers arméniens, il en reste évidemment aucun. Puis Kayseri, Malatya et ses environs, Diyarbakir, Van et son lac, Ani… Il y a tellement à raconter! Nous avons par exemple visité un village kurde dans les environs de Malatya, et nous avons appris qu’il était anciennement arménien, ce qui dans la région est assez fréquent. Après quelque temps, il nous est raconté que la rivière qui se tapisse au fond du ravin à nos pieds s’appelle Kanli Dere, Rivière de Sang… Pendant le Génocide, le sang coulait à flot pendant des mois disaient les anciens. Nous avons aussi visité la fameuse île d’Akhtamar, lieu millénaire de philosophie, de littérature et d’histoire arménienne. Malheureusement, mis à part l’église Sainte Croix d’Akhtamar, tous les anciens sites arméniens, toutes les anciennes églises, monastères, écoles sont dans un état déplorable, digne du moyen-âge. Certaines églises servent de lieu pour entreposer le foin et le bétail, alors vous imaginez bien leur état à l’intérieur… Et ces églises sont pourtant bien plus anciennes que les Turcs et les Ottomans! Le plus triste fût probablement Ani, où des vaches broutaient dans les vestiges éparpillés d’une des plus grandes villes de son temps. Il n’y avait évidemment pas une seule mention arménienne dans les présentations destinées aux touristes.
Ce que j’ai vu en Turquie, c’est un pays qui cache de tout son possible toutes les traces d’une présence autre que turc musulman, et surtout arménien. Aujourd’hui c’est au tour des Kurdes d’être opprimés. Par chance, le monde n’est pas en guerre, sinon ils goûteraient probablement au même sort que les Arméniens. Mais ce voyage m’a aussi forgé mon identité, a tracé mes racines, celle de mon peuple. Sache d’où tu viens pour savoir où tu vas. Moi je le découvre tous les jours.
Pour moi, la seule amélioration possible de la situation de négationnisme d’aujourd’hui est une démocra-tisation de la société turque. Mais c’est si dur de changer la mentalité de vieux paysans retranchés dans leurs villages et dans leurs pensées! Il faudra du temps, ça c’est ce que disent tous, mais le temps seul ne change pas les choses, il faut une réelle prise de conscience du peuple turc, dont les semences, espérons fertiles, ont peut-être été semées à Gezi Park. L’avenir n’est pas clair, mais le vent balaye lentement les nuages noirs. On n’oubliera pas.
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