Par Maral SIMSAR
L’année 2019 fut marquée en Arménie par la révélation d’un nombre d’affaires de corruption et de détournements de biens publics impliquant des hauts-responsables de l’ancien régime dont quelques-uns ont été mis en détention et certains autres ont fui le pays.
Mais l’affaire la plus bouleversante fut sans doute le scandale des adoptions illégales qui a éclaté suite à l’incident dont a été victime Haykuhi Khachatryan, une mère de 33 ans, originaire de la région de Kotayk. Le 24 septembre 2019, après avoir accouché d’un petit garçon, Haykuhi a été informée que son bébé était mort-né. Face à son refus de croire à la perte de son enfant, une somme d’argent lui a été proposée par le médecin. Elle a alors lancé sur les réseaux sociaux un mouvement appelé « Mères arméniennes » pour recueillir des informations sur la maternité de l’Hôpital républicain où son accouchement avait eu lieu. Quelques 507 mères ayant perdu leurs nouveau-nés dans des circonstances controversées ont répondu à l’appel en lui confiant leurs histoires personnelles et 101 plaintes ont été déposées.
Une enquête pénale a été ouverte suite à ces dépôts de plainte et après le constat que les adoptions par des étrangers étaient quatre fois plus nombreuses que celles par les Arméniens. Dans un communiqué du 14 novembre 2019, le Service national de sécurité (SNS) a annoncé avoir démantelé un réseau ayant vendu une trentaine de bébés à adopter à des Italiens entre 2016 et 2018 en violation flagrante de la législation arménienne.
Selon le SNS, entre 2016 et 2018, une douzaine de femmes, qui s’étaient adressées à des institutions médicales pour un avortement, ont été contraintes à accoucher et à consentir par la suite à l’adoption. Dans plusieurs cas, elles étaient même menacées par des médecins qui leur donnaient des fausses informations, en les incitant à donner leur consentement pour l’adoption.
Ainsi, après avoir reçu un consentement écrit des mères, les nouveau-nés étaient transférés dans des orphelinats avec des dossiers médicaux contenant des diagnostics truqués.
En abusant de leurs pouvoirs et en se fondant sur ces diagnostics inventés, les membres du personnel des établissements concernés avaient par la suite organisé l’adoption de ces nouveau-nés par des étrangers.
Dans d’autres cas, les mères avaient été informées par les médecins qu’elles avaient donné naissance à des bébés mort-nés, dont les corps ne leur ont pas été montrés sous différents prétextes.
Certaines femmes s’étaient adressées aux organes chargés d’appliquer la loi mais leurs demandes n’avaient jamais abouti.
Après cette découverte, des poursuites ont été engagées contre plusieurs personnes dont le chef de la plus grande maternité d’Arménie, son adjoint et la directrice d’un orphelinat d’État basé à Erevan. Nous espérons que tous les coupables seront identifiés et condamnés.
Indépendamment du résultat de la procédure judiciaire, ces histoires, dignes d’un film d’horreur, reflètent une déchéance morale profonde dans laquelle la société arménienne avait sombré. Les diverses affaires de corruption et d’autres scandales qui ont été dévoilés après la Révolution de Velours suscitent l’indignation et la colère de tous les Arméniens. Mais comment en sommes-nous arrivés là?
Ces révélations font surgir une foule de questions troublantes auxquelles doit faire face la société arménienne, tant en Arménie que dans la diaspora, tout d’abord en remettant en question l’image qu’elle a d’elle-même et de ses valeurs. L’exploitation et l’oppression des classes les plus vulnérables de la population, en tant que moyens d’enrichissement personnel, ne sont pas nouveaux dans l’Histoire. Mais de nos jours, quand elles prennent une telle ampleur et se pratiquent dans l’indifférence générale au point de devenir presque la norme, il est légitime de se poser des questions sur le système des valeurs de la société concernée. Beaucoup d’Arméniens sont fiers d’appartenir à une nation plusieurs fois millénaire et surtout d’être le premier État chrétien. Les autorités ecclésiales qui, après la chute du communisme, avaient la voie libre pour déployer leurs activités spirituelles, se sont-elles inquiétées du climat de corruption généralisée qui régnait dans le pays? Ont-elles cherché à comprendre pourquoi les valeurs chrétiennes telles que le respect de la vie et de la dignité humaine, la compassion et la charité envers son prochain étaient étrangères à la classe dirigeante et à une partie de la population? Pourquoi les milieux qui prétendent défendre les « valeurs traditionnelles nationales » n’ont-ils pas dénoncé ces crimes odieux?
Le trafic des nouveau-nés tel que décrit par les victimes n’aurait pas pu se produire sans la participation, la complicité et la complaisance d’un grand nombre d’intervenants occupant des fonctions importantes ou inférieures dans la hiérarchie des hôpitaux, orphelinats, services sociaux, services tutélaires, services d’état civil, organes chargés d’appliquer la loi, y compris la police, le ministère public et les tribunaux, ministères concernés, etc.
Comment se fait-il que ces crimes aient pu rester secrets durant toutes ces années? Si le silence des acteurs corrompus est compréhensible, on comprend mal pourquoi ceux et celles en Arménie et dans la diaspora qui avaient eu connaissance de ces cas sans en avoir tiré des bénéfices personnels ne les ont pas dévoilés au public.
Le temps est venu pour entamer un débat public de fond sur toutes ces questions douloureuses. Un travail de réflexion sur la responsabilité de chacun(e) devrait être mené en toute humilité et sans hypocrisie. Cela est indispensable pour aller de l’avant et commencer à construire une société basée sur de vraies valeurs universelles, humaines et chrétiennes.
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