ENTRETIEN AVEC PROF. VALENTINA CALZOLARI BOUVIER

LE CONGRÈS INTERNATIONAL DES ÉTUDES ARMÉNIENNES À EREVAN

Un Congrès international des études arméniennes, tenu à Erevan du 19 au 22 juillet 2024, a réuni plus de 140 spécialistes en provenance de 16 pays dont des arméno-logues, chefs et représentants de chaires d’arménologie d’universités et de centres scientifiques ainsi que des représentants de centres spirituels de manuscrits. Organisé par l’Institut Machtots de recherches sur les manuscrits anciens (Matenadaran), cet évènement bénéficiait du soutien du Ministère arménien de l’Éducation, des Sciences, de la Culture et des Sports (MoESCS) et du Comité de l’Enseignement supérieur et des Sciences.

Le Congrès avait pour but, entre autres, de donner à l’arménologie un caractère systématique au niveau international, ce qui contribuera au développement et à la vitalité des activités des centres d’arménologie dans le monde. «Il est important pour nous d’écouter, de comprendre toutes les observations et propositions et de proposer une stratégie globale pour les études arméniennes» a déclaré le Ministre de l’Éducation, des Sciences, de la Culture et des Sports Janna Andreasyan en ajoutant que le développement des études arméniennes était l’une des priorités du gouvernement de la République d’Arménie. Elle a également annoncé la création d’un réseau universitaire d’études arméniennes, dont le but est de relier les activités de tous les centres en vue d’une coopération entre les différents cercles.

Dans le cadre de ce Congrès, Mme Andreasyan a participé à une rencontre historique entre les représentants des principaux centres spirituels de manuscrits du monde tels que la Grande Maison de Cilicie, le Saint Siège d’Etchmiadzine, la Congrégation mkhitariste de Venise, le Patriarcat de Jérusalem, la Congrégation mkhitariste de Vienne, la Congrégation patriarchale de Bzommar et le Patriarcat de Constantinople.

Il convient de noter qu’en marge du Congrès une expo-foire des livres d’arménologie «Graton» (Fête du livre) et un concert de l’Orchestre de Chambre national d’Arménie ont été organisés dans la zone adjacente au Matenadaran. Par ailleurs, la présentation du livre «Tatev: Citadelle spirituelle de Syunik» et de la revue scientifique en langues étrangères MEMAS (Medieval and Early Modern Armenian Studies) publiés par le Matenadaran ont eu lieu à Tatev.

A l’occasion de ce Congrès, Artzakank a rencontré Valentina Calzolari Bouvier, professeure d’études arméniennes à l’Université de Genève et présidente de l’Association Internationale des Études Arméniennes (AIEA), pour aborder les travaux du Congrès, les problèmes liés aux études arméniennes dans le monde, les activités de l’AIEA et enfin l’Unité d’arménien à l’Université de Genève.

LE CONGRÈS

Artzakank: Tout d’abord, toutes nos félicitations pour la prestigieuse médaille Movses Khorenatsi qui vous a été remise lors de ce Congrès par le président arménien Vahagn Khachaturyan en reconnaissance de votre contribution au développement de l’arménologie. Pourriez-vous nous parler de ce Congrès et de ses buts?

Valentina Calzolari: Cet évènement était hyper important. C’était la première fois qu’un congrès d’une telle envergure était organisé, réunissant des chercheurs venus des cinq continents pour réfléchir ensemble sur les enjeux, les difficultés et l’avenir des études arméniennes. Il a eu lieu grâce au dynamisme du directeur du Matenadaran Ara Khzmalyan et de l’héritage qu’il a reçu de son prédécesseur Hrachya Tamrazyan, qui avait mis en place une politique d’ouverture. Le Congrès nous a permis de nous réunir pour créer un réseau de plus en plus élargi et d’essayer de renforcer notre discipline. Les partici-pants étaient des responsables de programmes d’arménologie, des instituts ou des chaires d’études arméniennes ainsi que des jeunes chercheurs, repré-sentant différentes générations, qui étaient invités à entrer en dialogue.

A: Quelles sont les difficultés majeures de votre discipline qui ont été soulevées par les différents intervenants du Congrès et quelles sont les solutions proposées? 

V.C.: La difficulté principale est la survie des chaires d’études arméniennes. Il y en a qui ont été fermées et dans certains centres il est possible de suivre des cours d’arménien seulement dans le cadre d’une discipline plus vaste. Par exemple, à Oxford, il existe une chaire très importante mais il n’y a pas la possi-bilité de préparer un Master en études arméniennes. On peut y étudier l’arménien classique par exemple dans le contexte d’études byzantines ou d’études philosophiques. Il devient très difficile de préserver des chaires spécialisées dans les études armé-niennes. L’autre difficulté, quand ces chaires existent, c’est d’attirer des étudiants qui ont envie de se spécialiser dans l’arménologie, qui comprend l’étude de sources anciennes, médiévales et modernes, la littérature, l’histoire, etc. C’est une problématique qui concerne tous les centres, qu’ils soient aux Etats-Unis, en Europe ou même en Arménie. 

En me basant sur mon expérience à l’Université de Genève, j’ai proposé de créer des passerelles, c’est-à-dire, une ouverture vers d’autres branches; de sensibiliser les collègues et étudiants d’autres disciplines au fait qu’étudier des aspects de la culture et de l’histoire arméniennes peut ouvrir d’autres perspectives, d’autres manières de voir leur branche principale.

A: Quels ont été les résultats de ce Congrès? 

V.C.: Un rapport contenant l’essentiel des interventions a été préparé par une collègue, Nazénie Garibian. Ce rapport servira de base pour un premier travail de réflexion par l’équipe du Matenadaran, qui rédigera également les conclusions du Congrès. Puis, les participants seront sollicités pour y apporter leurs contributions.

J’aimerais ajouter que le Congrès a bénéficié du soutien du gouvernement arménien. Les repré-sentants du ministère de la Culture y étaient présents et j’ai remarqué une ouverture de leur part dans le but de promouvoir la collaboration entre les Univer-sités d’Arménie ou le Matenadaran et les autres centres de recherches et les arménologues en Europe et aux Etats-Unis. Le ministère de la Culture a créé de nouvelles formes de bourses ou de programmes de recherches et d’échanges avec l’envie d’établir des liens entre les chercheurs travaillant dans la même discipline sans qu’il n’y ait de frontières entre une prétendue arménologie “arménienne” et une prétendue arménologie “non-arménienne”.

(Crédit photo: ASP)

L’ASSOCIATION INTERNATIONALE DES ÉTUDES ARMÉNIENNES

A: Pourriez-vous présenter à nos lecteurs les activités et les domaines d’intérêt de l’Association Internationale des Études Arméniennes (AIEA) dont vous êtes la présidente?

V.C.: Il existait la Society for Armenian Studies, fondée aux Etats-Unis en 1974 et le besoin de créer une association similaire pour l’Europe et le Moyen-Orient se faisait sentir. C’était une époque où il était difficile d’entrer en contact ou de connaître des collègues spécialistes en études arméniennes. Notre discipline étant assez sélective, les arménisants actifs dans le domaine, à l’époque, avaient envie de se confronter aux autres, de discuter et de se res-sourcer. C’est ainsi qu’est née l’AIEA en 1981. Le premier président fondateur fut le prof. Michael Stone de l’Université hébraïque de Jérusalem, le secrétaire général, devenu président par la suite, fut le linguiste Jos Weitenberg de l’Université de Leiden et le trésorier fut Chris Burchard, professeur de Nouveau Testament à l’Université de Heidelberg. En 2007 j’ai été nommée à la présidence, puis réélue à plusieurs reprises.

L’AIEA est une société savante pour la promotion des études arméniennes. Nous organisons une conférence générale tous les trois ans. La prochaine aura lieu à Genève en janvier 2025. Nous offrons l’occasion à tous nos membres de venir présenter leurs dernières recherches et de continuer de déve-lopper un réseau. Nous organisons ou sponsorisons, à la demande de nos membres, l’organisation de workshops, de congrès ou de colloques ponctuels sur des thèmes plus spécialisés (https://aiearmeniennes.org/activities/).

Nous diffusons un bulletin en ligne (voir notre site aiearmeniennes.org) qui comprend la liste des dernières publications, des évènements, des programmes et des petites études critiques.

Dans le cadre de notre collaboration avec le Matenadaran, nous avons organisé ou co-organisé des colloques dont un à Gandzasar (Artsakh) en 2019, sur l’histoire ancienne, médiévale et moderne du Karabagh. Nous commencerons bientôt un partenariat avec le programme Calfa pour la digitalisation des manuscrits.

A: Comment pensez-vous que les spécialistes en études arméniennes et l’AIEA en particulier peuvent lutter contre la falsification de l’histoire et l’appropriation du patrimoine arménien de l’Artsakh par l’Azerbaïdjan notamment au niveau académique?

V.C.: Cela fait partie de nos défis d’aujourd’hui. En tant qu’association, nous pouvons, et devons, bien sûr organiser des colloques, des tables rondes, publier des livres académiques, etc. Mais il faut sensibiliser les non-spécialistes du domaine en sachant qu’il existe un grand nombre de publications mettant en avant des thèses déformées qui sont en accès libre sur Internet.

A mon avis, il faut publier des textes accessibles. Avec l’AIEA nous venons de lancer un programme dans ce sens en demandant à nos collègues spécialistes de rédiger des notices en anglais, comme celles qu’on mettrait dans une encyclopédie, que nous publierons sur le site de l’association. Ainsi, quand on cherche, par exemple, «Gandzasar» ou «Catholicossat d’Albanie» on ne tombera pas uniquement sur des sites qui manipulent l’histoire à des fins idéologiques. Les cours, les colloques et les publications sont importants pour nous mais il faut aussi un travail de diffusion au niveau de la vulgarisation.

50 ANS D’ÉTUDES ARMÉNIENNES À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

A: Cette année, l’Unité d’arménien de l’Université de Genève fête ses 50 ans. Quelles sont les différentes étapes qu’elle a traversées depuis sa création?

V.C.: En 1974, un accord a été signé entre le Département de l’Instruction publique (DIP), la Fondation des frères Ghoukassiantz et le recteur de l’Université de Genève pour la création d’un Centre de recherches arménologiques à l’Université de Genève. Le premier responsable de ce Centre fut Martiros Minassian qui donnait également des cours d’arménien, classique et moderne (oriental et occi-dental). En 1993, après son départ à la retraite, j’ai été nommée maître d’enseignement et de recherches et responsable de l’Unité ; j’avais comme collègue Bernard Outtier avec qui j’ai fonctionné en tandem jusqu’en 2006.

Après ma nomination, j’ai été surprise d’apprendre que l’arménien n’était pas une discipline officielle de l’Université et que les cours d’arménien suivis par les étudiants n’étaient pas validés. Par ailleurs, il était impensable pour moi de proposer uniquement des cours de langue sans des cours de littérature, d’histoire, etc. En effet, quand on s’engage dans une langue, elle doit servir à connaître une civilisation, une culture. J’ai alors proposé un plan d’études aux autorités compétentes de l’Université et il est entré en vigueur en octobre 1994.

Depuis 2001, suite à la réforme du système universitaire, les étudiants peuvent poursuivre une formation complète de langue et littérature arméniennes aux niveaux du Bachelor, du Master et du Doctorat, dans la filière ancienne et moderne (occidentale et orientale), pouvant ainsi suivre diachroniquement le développement d’une culture et d’une langue sur une durée d’un millénaire et demi. Les cours de langue dispensés durant tout le cursus universitaire permettent d’acquérir une bonne maîtrise de l’arménien ancien et moderne.

Je suis fière d’avoir créé ce programme d’études et le Centre de recherches arménologiques de l’Université de Genève est actuellement un des rares lieux en Europe et le seul en Suisse où l’on peut suivre un tel programme (les autres centres sont l’INALCO à Paris et un nouveau centre à l’Université Pázmány de Budapest, où il est possible d’obtenir un Master en histoire avec une spécialisation dans l’histoire arménienne).

A: Que diriez-vous de la fréquentation des cours? Arrivez-vous à attirer suffisamment d’étudiants à vos cours?

V.C.: Dès le départ j’étais consciente qu’il n’y aura jamais des foules d’étudiants qui voudront se spécialiser en études arméniennes. J’ai alors commencé à ouvrir certains cours aux étudiants d’autres disciplines et cela, en discutant avec des collègues et en faisant apparaître nos cours dans d’autres programmes. Les approches interdiscipli-naires ou interculturelles (rapprochements avec l’his-toire, l’histoire des religions, les études classiques, la littérature et la civilisation russes, la littérature comparée, etc.) sont encouragées. En 2013, j’ai également obtenu de la Faculté l’ouverture d’une charge de cours sur le Caucase, qui a été assurée d’abord par Hans-Lukas Kieser et actuellement par Vicken Cheterian. Nous offrons actuellement deux voies: la voie de la spécialisation et la voie de suivre quelques cours qui peuvent être utiles dans le cadre d’une autre spécialisation. Chaque année, nous enre-gistrons la fréquentation d’une trentaine d’étudiants au moins.

Je tiens à souligner qu’actuellement, le programme de Master Europe centrale et orientale, Asie centrale et Caucase du Global Studies Institute de l’UNIGE comprend deux cours obligatoires sur l’Arménie: mon propre cours sur l’histoire contemporaine et celui de Vicken Cheterian sur la géopolitique du Caucase. Ces cours sont devenus obligatoires parce qu’ils attiraient des étudiants. Par conséquent, le fait de créer des passerelles peut créer un intérêt et la possibilité de le développer. C’est important d’être actif.

Moins nombreux, quelques-uns des étudiants qui se sont spécialisés méritent d’être rappelés. Ainsi la première à avoir obtenu une licence en études arméniennes a été Regina Joye. La première à avoir obtenu un Master en études arméniennes a été Loucine Dessingy, suivie par Sevane Harutiunian, toutes deux devenues ensuite assistantes de l’Unité. Les lecteurs d’Artzakank doivent connaître Armenuhi Magarditchian, titulaire d’un double master, en ar-ménien et en archéologie classique. La première doctorante a été Benedetta Contin et les deux dernières Sara Scarpellini et Stephanie Pambakian. Nous avons également accueilli et encadré des doctorants et post-doctorants venant d’Arménie et d’Europe.

A: Pour conclure, rappelons à nos lecteurs que vous offrez également des cours publics qui sont suivis non seulement par des étudiants mais aussi par un public de tout âge . 

V.C.: En effet! Je donne beaucoup d’importance aux cours publics même si je ne suis pas obligée de donner des cours sous cette forme. J’aime bien le fait que l’Université de Genève tient à ses contacts avec la société. Je pense aussi que quand on s’occupe d’une culture qui reste méconnue malgré tout, on a la mission de promouvoir sa connaissance.

(Propos recueillis par Maral Simsar)

 

 

 

2024-11-13T15:12:48+01:00 13.11.24|ARMÉNIE & ARTSAKH, ARTICLES, GÉNÉRAL, INTERVIEWS, SUISSE-ARMÉNIE|