C’est à l’initiative de l’Église apostolique arménienne et du Catholicos Garegin II qu’a été organisée cette conférence sur le patrimoine arménien de l’Artsakh / Haut-Karabagh, placée sous la présidence du Conseil Œcuménique des Églises (COE) et de l’Église évangélique réformée de Suisse (EERS), marquant ainsi la dimension avant tout religieuse de l’évènement et l’invitation de participants essentiellement issus des diverses communautés religieuses chrétiennes.
Cette conférence s’est tenue au Kursaal à Berne du lundi 26 (souper d’accueil) au mercredi 28, en présence de quelque 120 participants, 22 conférenciers et 7 modérateurs. Le Catholicos de tous les Arméniens Garegin II a honoré la conférence de sa présence durant toute sa durée. Outre la participation de l’Église apostolique et de l’église catholique arméniennes, notons celle des communautés réformées, de représentants de l’Église orthodoxe grecque, de la communauté hébraïque et de diverses autres communautés religieuses; il faut signaler que l’Église catholique a décliné l’invitation à participer à cette conférence.
Cet événement cherchait à faire le point sur la question de la préservation de l’héritage religieux, culturel et historique de l’Artsakh, occupé par l’Azerbaïdjan en 2 étapes entre 2020 et 2023.
Les conférenciers étaient des membres issus de diverses communautés religieuses, mais aussi des juristes, historiens, politiciens, journalistes ainsi que des rescapés d’Artsakh et de Chypre.
Mardi, 27 mai 2025
Après des prières introductives par Mme Rita Famos, présidente de l’EERS, Sa Sainteté Garegin II et Sa Sainteté Aram I, Catholicos de la Grande Maison de Cilicie (par vidéo), puis le Révérend Jerry Pillay, Secrétaire général du COE, les thèmes suivants ont été abordés, chacun faisant l’objet de 4 contributions sous la direction d’un-e modérateur/trice.
Perspectives historiques et politiques
Le Professeur Hans-Lukas Kieser a posé le contexte historique du Haut-Karabagh depuis le début du XXe siècle: marchandage initial entre la Turquie de Mustafa Kemal et l’URSS ayant abouti au détachement de l’Arménie du Nakhitchevan et du Haut-Karabagh, «donnés» à l’Azerbaïdjan avec en principe un statut de provinces autonomes, puis, à l’effondrement de l’URSS, la déclaration d’indépendance de l’Artsakh et le choix de l’Arménie de ne pas intégrer l’Artsakh dans son sein, pour des raisons de droit international (accusation possible d’annexion ou de colonisation).
M. Michael Rubin, spécialiste américain de géopo-litique et de stratégie dans le Sud-Caucase, a décrit la situation actuelle, notamment le mépris par les dictateurs et autres «hommes forts» (Erdogan, Aliev, Poutine, même Trump) à l’égard des démocraties, et à ce titre, l’Arménie représente une «verrue», un danger pour les puissances locales. Vu le désintérêt actuel des grandes puissances pour le Sud-Caucase, l’Azerbaïdjan et son «frère» turc se sentent relativement libre d’agir à leur guise, ce qui représente une grande menace pour l’Arménie.
La Professeure Jasmine Dum Tragut, arménologue autrichienne, a détaillé l’histoire de l’Église albanienne, qui a constitué une brève parenthèse aux alentours du IXe siècle, entretenant des relations étroites avec l’Église arménienne pour disparaître ensuite, en laissant assez peu de traces matérielles et encore moins de traces écrites.
Le Révérend Hon Stephen Cottrell, Archevêque d’York, a conclu en insistant sur le rôle de l’Histoire comme témoin de la vérité historique: nécessité de combattre les contre-vérités telles que celles que tentent de construire la Turquie et surtout l’Azerbaïdjan, qui recrée une histoire basée sur des faits entièrement inventés.
Perspectives interreligieuses
Le Dr Azza Karam, Secrétaire générale de Religions for Peace, a insisté sur l’importance du multilatéralisme et de la réunion des forces chrétiennes en périodes de génocide. Les églises chrétiennes étaient toutes présentes dans l’Empire ottoman et ont été des témoins majeurs du Génocide arménien.
Le Rabbin Alexander Goldberg a apporté sa contribution à la question de la nécessaire promotion d’une pluralité des communautés religieuses dans la défense de valeurs éthiques communes, notamment le respect des droits humains et de la liberté religieuse.
Le Dr Farris Ilyas Keti a présenté par communication vidéo l’importance de la préservation de l’héritage religieux, culturel et historique des Yézidis, communauté ethnoreligieuse du Moyen-Orient victime d’un génocide par l’État islamique et dont les traces de l’existence ont tendance à être également effacées.
La question des témoignages et du rôle du droit international
Le Docteur Luis Moreno Ocampo a ouvert les feux. En tant qu’ancien procureur à la Cour pénale internationale, il a tenu à défendre l’apport du droit international, malgré la crise actuelle à son endroit, nombre d’États refusant à appliquer ses règles et même à en reconnaitre les lois et institutions. Il a présenté une application gérée par intelligence artificielle, sous la forme d’un jeu, pour montrer l’importance du droit international.
M. Garo Paylan a été le seul turc d’origine arménienne à siéger au parlement turc, défendant alors coura-geusement le droit des Arméniens mais aussi de toutes les minorités, malgré les pressions incessantes à son endroit. Après son mandat de parlementaire, il a dû s’expatrier pour éviter l’emprisonnement. Il a insisté sur la nécessité, même de la part d’un petit État menacé comme l’Arménie, de montrer une image forte et de poser courageusement ses exigences. Il a mis l’accent sur la continuité anti-arménienne de l’Empire ottoman et des visées panturque de la République turque qui lui a succédé, ainsi que de l’Azerbaïdjan.
M. David Ghahramanyan était le seul représentant des Arméniens de l’Artsakh. Il a présenté un témoignage fort: photographe de presse, il est resté sur place jusqu’à l’exode de septembre 2023 en couvrant courageusement les événements pour plusieurs médias internationaux (une exposition d’un choix de ses photos était présentée vers l’entrée de la salle de conférence).
Le soir, un repas de gala a été l’occasion, dans l’église méthodiste de Berne, de partager un repas arménien préparé par la cheffe cuisinière Mrs Tatevik Khamoyan, agrémenté d’une prestation musicale remarquée du jeune pianiste de 14 ans, Avetis Khankaldyan, venu d’Erevan pour l’occasion, et de danses par la jeune Kara Harutyunyan.
Mercredi 28 mai 202
Responsabilité internationale dans la question de l’Artsakh
M. Stefan Müller-Altermatt, conseiller national suisse du parti du Centre, a détaillé la motion interpartis déposée aux chambres fédérales et votée à une large majorité, demandant au Conseil fédéral de s’engager pour le droit au retour sur leurs terres des 120’000 réfugiés arméniens d’Artsakh et pour des mesures assurant leur sécurité.
M. Peter Prove (COE) a tenté de décrire le rôle de l’UNESCO dans la protection de l’héritage arménien de l’Artsakh: l’UNESCO n’a jamais répondu à l’invitation de participer à la Conférence, comme elle n’a jamais répondu aux requêtes pressantes d’établir, après l’invasion du Haut-Karabagh, un inventaire du patrimoine culturel et historique, ainsi que cela fait partie de ses prérogatives. L’UNESCO est présentée comme politiquement influencée par l’Azerbaïdjan et la Turquie: elle reste totalement inactive sur ce dossier. On a symboliquement laissé à la table des conférenciers une place vide avec mention de l’UNESCO.
Son Éminence Adam Dieng, délégué de l’Union africaine pour la prévention des génocides et autres nettoyages ethnoculturels, membre du Tribunal interna-tional pour le Rwanda, a témoigné des mécanismes génocidaires et de la nécessité de leur prévention et de l’importance d’interventions internationales pour les empêcher.
Le Professeur Van Z. Krikorian est membre émérite de l’Assemblée arménienne américaine, qui fait un intense travail de lobbying auprès du parlement et du gouvernement américain pour la reconnaissance du Génocide arménien. Professeur de droit international, il a exposé ses efforts pour développer la législation humanitaire américaine et a témoigné de l’échec et des lacunes du droit dans la protection des églises et de la liberté religieuse. Il a souligné que si le XXe siècle est le siècle des génocides (qu’il dénombre), ceux-ci se poursuivent au XXIe siècle, du fait que leurs auteurs restent impunis. Il a appelé à «Doing better to do Good».
Enseignements du passé
Le Docteur Taner Akçam, historien turc réfugié aux États-Unis, a insisté à son tour sur la continuité parfaitement planifiée par la Turquie du nettoyage ethnique des Arméniens (et des autres communautés chrétiennes): la Turquie kémaliste est l’héritière directe du régime Jeunes-Turcs qui a planifié le Génocide. Il a montré comment, dans les années 1924-25 est mise en place une législation privant les Arméniens survivants de tout droit au retour sur leurs terres et établissant officiellement la confiscation de leurs biens et des biens de l’Église, sauf à Istamboul.
Le Métropolitain Gabriel de Nea Ionia (Grèce), a fait le tour de ce qui reste des identités culturelles et nationales chrétiennes dans les territoires occupés, soit dans la Turquie actuelle: il n’en reste de fait presque rien, une large partie des monuments ayant également été détruits ou ne subsistant qu’à l’état de ruines, alors que le territoire est vierge de membres des communautés chrétiennes, sauf à Istamboul.
Mme Tasoula Hadjitofi est une rescapée de la communauté orthodoxe grecque de la partie de Chypre envahie en 1974 par l’armée turque. Tous les chrétiens qui y résidaient ont fui et se sont réfugiés dans la partie grecque de l’île. Elle aussi se bat pour la survie de la culture de l’ancienne population grecque de cette région. Elle a tenté de sauver des vestiges de cette culture, dispersés par le trafic international clandestin. Son témoignage s’est fait particulièrement vibrant et fort, demandant à son tour que tous les chrétiens s’unissent pour soutenir toute la chrétienté d’Orient menacée d’extinction.
L’après-midi a été consacré à «nouer la gerbe» de toutes ces contributions, pour revenir à l’Artsakh et à sa situation actuelle. Les participants réunis autour des tables rondes ont été invités à émettre des propositions pour agir en faveur de l’Artsakh et pour le sauvetage de son héritage religieux, culturel et historique. Cette requête a provoqué un certain flottement, personne ne semblant avoir d’idée très concrète à proposer dans ce sens. Après réception de quelques suggestions, les organisateurs de la Conférence se sont retirés pour mettre la dernière main à un projet de déclaration de clôture, transmise aux participants, discutée et approuvée, pour être finalement publiée dans la soirée, alors que se déroulait un ultime repas de gala.
Cette déclaration finale reconnaît le déplacement forcé de plus de 120’000 Arménien-ne-s ethniques de l’Artsakh…: «Nous portons témoignage de l’effacement de millénaires de présence chrétienne arménienne dans la région et de la destruction massive des églises, des cimetières, des monuments et d’autres site sacrés et culturels. {…} Nous réaffirmons que la destruction du patrimoine culturel constitue une violation du droit humanitaire international et est assimilable à un crime contre l’humanité et un indice de l’intention génocidaire.» La communauté internationale est appelée à garantir la redevabilité et à honorer son mandat de protection du patrimoine culturel et religieux. «Nous affirmons également le droit des populations déplacées à revenir sur leurs terres ancestrales dans des conditions de sécurité, de dignité et de non-discrimination. Églises et communautés religieuses, nous croyons que l’enjeu de la protection du patrimoine n’est pas uniquement les monuments, il s’agit plutôt de l’expression vivante de la foi, de l’identité et de la mémoire. {…} Nous soulignons le rôle de la collaboration interreligieuse pour soutenir la guérison, instaurer la confiance et promouvoir la dignité de toutes les victimes de déplacements, de guerre et de nettoyage ethnique. {…} Que cette déclaration soit un témoignage de notre responsabilité partagée et un hommage vivant à la solidarité, à la conscience et à l’engagement.»
Cette déclaration finale est une… déclaration d’intentions. Mais à la lumière de ce qu’on sait de la situation actuelle, à la lumière des propos souvent très sombres de nombre de conférenciers, on ne peut s’empêcher de se demander si l’espoir exprimé n’est pas un peu une posture, l’espoir que tout chrétien se doit de nourrir, sans pour autant qu’on ne voie de moyens concrets et efficaces de faire appliquer les termes de cette résolution? Espérons que l’avenir soit plus radieux qu’il ne le paraît actuellement.
Pierre-Alain Beffa, membre du Comité de KASA, participant à la Conférence
(Crédit photos: www.oikoumene.org)