SALON DU LIVRE – GRAND CAFE LITTERAIRE

Quel avenir pour le dialogue arméno-turc?

Table ronde, Dimanche 1er mai 2011

 ARIANE BONZON, modératrice,  journaliste, Paris : Il y a encore cinq ans, ce dialogue public entre un Arménien de la diaspora et un Turc de Turquie aurait été impossible. Les Arméniens ressentent la réécriture de l’histoire des événements de 1915 qu’en ont faite  les autorités turques comme un déni,  une douleur qui vient s’ajouter au traumatisme mémoriel des descendants du génocide. Pour de nombreux Arméniens parler avec des Turcs, c’était « faire le jeu » de l’adversaire, céder sur l’exigence historique, abandonner le combat pour la reconnaissance du génocide. Pour de nombreux Turcs, ce dialogue n’allait pas de soi, non plus. D’abord parce qu’il nécessitait une prise de conscience en contradiction avec le contenu de leurs livres d’histoire ; et puis également parce que la société turque avait été très marquée par les multiples attentats de l’ASALA dans les années 70-80, et nourrissait une certaine animosité à l’égard des Arméniens de la diaspora. Tout cela faisait que les rares Arméniens et Turcs qui tentaient de dialoguer se retrouvaient assez vite au banc des accusés d’un côté comme de l’autre.

C’est sans doute l’assassinat du journaliste et militant turc d’origine arménienne Hrant Dink en janvier 2007 qui a éveillé la conscience turque choquée par ce crime et modifié le regard de la diaspora arménienne profondément touchée par les milliers de Turcs qui ont défilé lors des funérailles de Dink à Istanbul, en signe de solidarité avec les Arméniens. Puis la découverte de l’histoire des Arméniens islamisés en Turquie, en 1923, telle que la raconte par exemple Fethiye Cetin dans « Le livre de ma grand-mère » a bouleversé de nombreux Arméniens de la diaspora et ébranlé quelques repères identitaires.  Enfin, la tentative de rapprochement entre l’Arménie et la Turquie a pu faire craindre aux Arméniens de la diaspora qu’ils allaient être marginalisés, laissés pour compte par Erévan et Ankara. Tout cela a progressivement conduit les Arméniens de la diaspora à déplacer un peu leur sens de gravité vers la Turquie, c’est-à-dire aussi à nouer le dialogue avec certains Turcs, avec ceux qui avaient une position ouverte et reconnaissaient si ce n’est le génocide l’ampleur des massacres.

Et c’est bien dans cette logique là que se tient le dialogue d’aujourd’hui ; il n’est pas tout à fait étonnant qu’il prenne place en Suisse, le pays du Traité de Lausanne (1923) et des Accords de Zürich (2009) ; le pays dont le Conseil National a voté un postulat en 2003 en faveur de la reconnaissance du génocide et le seul pays qui ait jugé et condamné un Turc, Dogu Perincek, pour négationnisme en 2007. C’est d’ailleurs l’action et la ténacité de  Sarkis Shahinian qui en sont à l’origine.

Aujourd’hui, la situation en Turquie  apparait parfois un peu confuse, comme si le gouvernement turc procédait sur ce sujet arménien et du génocide à une sorte de marche des janissaires, un pas en avant, deux pas en arrière.

C’est pourquoi la présence d’Ali Bayramoglu nous est précieuse, elle devrait nous permettre d’y voir un peu plus clair. Je vous propose de donner d’abord la parole à notre visiteur venu d’Istanbul, qui connait bien Genève puisqu’il y est venu tout jeune à 17 ans et qu’il y a appris le français.  Chroniqueur à Yeni Safak, Ali Bayramoglu est un intellectuel qui m’avait frappé, lors de notre première rencontre en 1996, par l’originalité de sa pensée mais aussi à l’époque par le tableau assez noir qu’il faisait  de la situation. 15 ans plus tard, ce n’est pas un secret de révéler qu’Ali Bayramoglu soutient – de façon critique – mais soutient l’action de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002 et qu’il a joué un rôle important dans le sujet qui nous intéresse puisqu’il est l’un des quatre intellectuels turcs à l’origine de la pétition turque demandant pardon aux Arméniens pour la Grande catastrophe de 1915. C’était en décembre 2008 et cette démarche fut indéniablement un tournant important dans la compréhension réciproque entre Arméniens et Turcs qui fait  qu’aujourd’hui ce dialogue peut avoir lieu.

ALI BAYRAMOGLOU, de nationalité turque, d’Iskenderun : La société turque d’aujourd’hui n’est plus celle d’il y a dix ans. Même sur le plan juridique il y a eu des avancements, tels que la nouvelle loi sur les fondations ecclésiastiques. Aujourd’hui on peut parler du génocide et l’Etat turc a procédé à la restauration de plusieurs églises arméniennes. Toutefois, il faut se rappeler que la mémoire collective turque est basée sur l’oubli. La reconnaissance du génocide comprend des responsabilités : cette reconnaissance doit se concrétiser par le réveil de la conscience collective du peuple turc ; la normalisation des relations arméno-turques, la démocratisation des deux sociétés civiles (arménienne et turque). Ce processus doit être accompagné par la formation en Arménie d’une vraie société civile, restant dans une dimension historique en ce qui concerne le génocide, et par une  restructuration démocratique de l’identité turque. Les Turcs ont le problème de ne pas avoir un patrimoine culturel purement turc et sont obsédés par un sentiment d’insécurité, d’être toujours soumis au risque de pertes territoriales ainsi que de leur identité. Il faut que les Turcs sachent enfin : Qui a-t-on tué ? De qui avons-nous les biens ? Ittihad (les Jeunes-Turcs) a créé un État-Nation se basant sur l’épuration complète de l’élément non-musulman et sur la turquification de ses sujets. Aussi, il fallait domestiquer l’Islam par le laïcisme. L’État turc a  pratiqué une politique amnésique, avec un sanctionnement politique, juridique et social envers tous ceux qui osaient rouvrir le dossier arménien;  or, l’arménité fait partie de la mémoire publique turque. Il y a des bâtiments arméniens, il y a eu des architectes arméniens… Après 100 ans, il faut un aveu collectif. La différence entre le génocide des Juifs et le génocide des Arméniens et que le premier avait uniquement un caractère politique, tandis que le deuxième était le résultat de propos politiques et sociaux : la société civile turque de l’époque porte une responsabilité dans l’exécution de cette extermination. Il faut créer un modèle de légitimité social, un nouveau contrat social. La Turquie d’aujourd’hui doit reconstruire ses racines étatiques, un vrai pluralisme et éliminer le système militaire. Dans ce parcours, la reconnaissance du génocide des Arméniens joue un rôle fondamental.

ARIANE BONZON : Voilà deux ans que j’ai pris contact avec Sarkis Shahinian. Ce fut à l’occasion de la sortie du livre d’entretien que j’ai mené avec l’économiste turc Ahmet Insel et le philosophe français d’origine arménienne, Michel Marian (Dialogue sur le tabou arménien, Liana Levi, 2009). Sarkis Shahinian se l’était procuré et l’avait lu mot à mot, crayon à la main, annotant, approuvant ou critiquant du début à la fin de l’ouvrage, ce qui m’avait pas mal épatée.  Mais surtout Sarkis Shahinian est une référence et une aide inestimable pour la compréhension de l’actualité turco-arménienne ; il est pourrait on dire « sur le pont » 24h sur 24 , suit au jour le jour ce qui se passe entre Erévan – Istanbul – Berne et l’ensemble du monde. Ajoutez à cela qu’il est doté d’une grande  patience pour expliquer et réexpliquer ce qui se joue sur la scène et en coulisses. À l’occasion de la préparation de cette table ronde, Sarkis Shahinian m’a raconté son enfance et son itinéraire personnel  hors du commun  et qui expliquent la force et la qualité  de son engagement, ainsi que vous allez pouvoir en juger.

SARKIS SHAHINIAN est le fils d’un survivant du génocide qui portait en soi les conséquences d’une injustice pérennisée par la négation d’État et n’arrivait pas à pardonner, tandis que sa mère (stambouliote, empreignée par les thèses de l’État turc) ne voulait pas l’élever dans la haine. Les attentats des années 1970 ont reporté à la surface la réalité du génocide. Devant ces deux pôles, il était important de garder un équilibre, de mener une lutte pour la justice sans cultiver la haine. La mort de Hrant Dink a mis en évidence la conscience de la société turque. Auparavant on punissait les intellectuels turcs qui parlaient du génocide. Au bout d’un moment, même le premier ministre turc Erdogan a interdit de dire que le génocide est un mensonge international. Le négationnisme d’Etat joue donc sur deux lignes : d’une part celui de donner l’impression d’une ouverture, de l’autre en prônant plusieurs canaux pour diffuser le négationnisme à niveau international. Par exemple, M. Youssef Halaçoglou, l’alors directeur de la Société turque d’Histoire, tient en mai 2004 des conférences publiques en Suisse affirmant que le génocide des Arméniens « est un mensonge ». Suite aux reconnaissances du génocide opérées par des Parlements cantonaux ainsi que par le Conseil national, la Turquie a soumis la Suisse à un chantage en annulant des rencontres au sommet (Mme Calmy-Rey en octobre 2003 et Joseph Deiss en juin 2004). En mai 2005, Time Europe diffuse 550’000 copies d’un DVD négationniste issu du Ministère de la Culture et du Tourisme turc, sponsorisé par la chambre de Commerce d’Ankara. Au même moment, le président du Parti des travailleurs turc, Dogou Perincek, tient dans plusieurs villes de Suisse des conférences publiques ayant pour seul but de déclarer que « le génocide des Arméniens est un mensonge international ». Il est condamné par toutes les instances juridiques, y compris par le Tribunal fédéral. Maintenant, il revient aux intellectuels turcs de dire ce qu’ils pensent et aux politiciens de trancher. Certains, tel que Ali Bayramoglou, peuvent parler de génocide, mais d’autres, tel que Dogan Akhanli, ne le peuvent pas. Dogan Akhanli est un auteur turc qui a écrit le livre « Les juges du dernier tribunal », une œuvre dédiée à la prise de conscience en Turquie du génocide. Il a été incarcéré lors de son arrivé à Istanbul en août 2010, retenu en prison jusqu’en décembre pour un délit qu’il n’avait pas commis et finalement libéré de toute inculpation. Il faut rappeler que le sujet du génocide s’est invité dans les négociations concernant les protocoles arméno-turcs (signés à Zurich le 10 octobre 2009), devenant un des points les plus controversés de ces documents, au même titre que la reconnaissance des frontières ainsi que le conflit du Haut-Karabagh. Aussi, ces protocoles parlent d’une réconciliation entre les deux Nations, mais la Diaspora arménienne, partie intégrante de la Nation arménienne, n’a pas été considérée comme partie prenante.

ALI BAYRAMOGLOU précise qu’on applique déjà ces protocoles, bien que cette mention n’apparaisse jamais. On essaye de retrouver un climat adéquat pour la période qui suivra leur ratification. Les responsables des deux Etats proposent une réunion au sommet avec le Président de la Confédération, simplement pour les relations diplomatiques et la réouverture des frontières. Mais il y a aussi beaucoup de mauvaise foi de la part de ceux qui ont lancé les protocoles ! D’ailleurs, pour les Arméniens, le protocole est mort.

SARKIS SHAHINIAN a partagé de nombreux jours en Suisse avec Rakel Dink, la veuve de Hrant, et Fetiyeh Cetin, l’avocate de la famille Dink, lorsqu’elles étaient venues en Suisse en mars 2009 pour une audition au Parlement concernant la démocratisation et la discussion de la Question arménienne en Turquie. Il avait beaucoup appris grâce à ces deux personnes, celles-ci n’étant pas capables de haïr, même pas les assassins de Hrant Dink. Mme Dink soulignait que son mari avait confiance dans l’esprit démocratique du peuple turc! Il faut être attentif à ce genre de développement.

ALI BAYRAMOGLOU : En Diaspora, où le citoyen a une double-vie (pays d’adoption et arménité), on es-saie de mobiliser les jeunes. En Turquie, l’Arménien vit en plein dans l’arménité ! Il faut savoir aussi que les Turcs ne sont pas homogènes sur ces questions.

INTERVENANT EXTERNE (Robert Aydabirian, Paris): En diaspora le problème fondamental lié à la reconnaissance du génocide est lié au manque de justice. En Arménie, il y a une lutte farouche pour arriver à élargir cette reconnaissance à niveau international. Le Gouvernement turc de son côté tend à vouloir écarter cette reconnaissance. Erdogan a tenu des propos violents contre le blocus de Gaza. Mais que dit-il du blocus de l’Arménie ? Qui sera-t-il le Willy Brand Turc qui viendra s’agenouiller à Dzidzernagapert, pour que les choses changent ?

ALI BAYRAMOGLOU répond qu’il n’y aura pas de Willy Brandt, au moins pour le moment. Il se demande ce qu’il faut penser d’un premier ministre qui marque son optimisme un jour, mais se contredit le jour suivant. De toute façon, on ne sait pas ce que décideront les Turcs et si quelque chose va changer avec le vote législatif en Turquie du 12 juin prochain.

INT. EXTERNE (Robert Cabi-Akman, Lausanne) : Après les élections du mois de juin, il y a une très forte probabilité que l’AKP ouvre le ‘chantier’ d’une nouvelle constitution civile. Pensez-vous que celle-ci va intégrer les points du traité de Lausanne (acte constitutif de la République, devant se situer au-dessus de toute Constitution turque) ? Pensez-vous que cette Constitution va pouvoir vous aider à avancer dans la réalisation des 4 points de votre ‘feuille de route’?

ALI BAYRAMOGLOU : N’étant pas un spécialiste du traité de Lausanne, je ne pourrais répondre à la question. Non, je ne pense pas qu’une nouvelle Constitution sera la panacée. Certes elle aidera à faire avancer notre cause en donnant à l’individu le premier rôle plutôt qu’à l’état mais la vraie solution viendra du peuple et de sa prise de conscience face à son histoire récente.

INT. EXTERNE (Erol Incici, Neuchâtel) : Je suis un Arménien d’Istanbul et fais partie à ces Arméniens qui sont en position clé, selon vous, pour le dialogue entre les Turcs et les Arméniens. J’ai grandi en Turquie comme tous les Arméniens, c’est à dire un peu caché! Depuis 20 ans, je vis en Suisse et c’est ici que j’ai constaté que, malgré leurs différentes origines, les gens de ce pays (la Turquie), qu’ils soient turcs, arméniens, kurdes ou grecs, sont très semblables dans leur manière de penser, de manger, de rigoler et de vivre. Optimiste de nature, j’aurais envie que ces gens si semblables puissent vivre en fraternité. Concernant les Arméniens que j’ai connus ici, j’ai constaté les faits suivants. J’ai souvent l’impression que beaucoup d’Arméniens de la diaspora, même  s’ils sont contents de leur vie, aimeraient bien, en fait, vivre sur leurs terres en Turquie, manger là-bas, fêter là-bas, et vivre la vie d’où ils sont originaires. Ceci leur cause une blessure profonde. Ensuite, j’aimerais juste raconter une petite histoire. La personne assise à côté de moi est un Arménien de diaspora dont j’ai fait la connaissance il y a 20 ans quand je suis arrivé en Suisse. Peu de temps après notre première rencontre, je me souviens très bien qu’il m’avait montré les actes de propriété de ses parents déportés de Akshehir en Turquie. Dans son cas, je ne pense pas qu’il veut demander de l’argent mais le problème, chez les gens comme lui dont la famille a tout perdu, c’est qu’ils n’ont malheureusement pas confiance aux Turcs. Je crois personnellement que votre action est la bonne voie. Eux, par contre, ils ne sont pas sûrs de sa sincérité.

SARKIS SHAHINIAN conclut en disant qu’il a été très content d’être là et qu’il espère qu’Ali Bayramoglou sera l’ambassadeur en Turquie des propos qui se sont tenus pendant ce débat. Pour que les choses changent, il faut des actes de courage et de justice. Ali en a été capable. Il espère que du côté arménien on pourra en faire autant.

(Propos recueillis par Eliane Baghdassarian)

2017-12-02T00:10:25+01:00 19.07.11|GÉNÉRAL, OPINION|

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