INTERVIEW AVEC ARIMINEH ARAKELIAN

« Créons un Etat de citoyens fort, démocratique et social, fondé sur la justice et la solidarité, pour donner un sens à notre existence en tant qu’Arméniens »

Ces derniers temps, nous assistons à une recrudescence d’activisme en Arménie de la part des jeunes qui militent pour des questions touchant à l’environnement et aux droits humains. A cet égard, le cas du parc Machtots à Erevan est très significatif. En effet, au début du mois de février 2012, des défenseurs de l’environnement se sont mobilisés pour dénoncer la décision des autorités municipales d’Erevan d’autoriser la construction de boutiques dans le parc Machtots, un des derniers espaces verts de la ville. Les jeunes activistes, rejoints par des militants moins jeunes, y compris des intellectuels bien connus, ont occupé le parc pendant plus de trois mois et l’ont transformé en un espace public multiculturel. Après deux semaines de manifestations et de résistance civique, les travaux de construction ont été suspendus sur ordre de la municipalité et quelques citoyen(ne)s ont porté l’affaire devant la justice. Entre-temps, en guise d’acte symbolique et de désobéissance civique, plusieurs brigades se sont formées dans le but de démanteler les boutiques déjà installées sans pour autant y parvenir, leurs tentatives étant empêchées par la police, qui protège le périmètre des boutiques. Des actions civiques, manifestations culturelles et symboliques y ont été organisées sous la surveillance de la police. Au moment où nous mettons ce numéro sous presse, nous apprenons que le 2 mai, le maire d’Erevan, exhorté la veille par le président Serge Sargsyan en visite au parc, a rendu un décret ordonnant le démantèlement des boutiques en question.

Manifesation au Parc Machtots (Photo: Lurer.com)

Profitant du passage à Genève d’Armineh Arakelian, Arménienne de la diaspora installée en Arménie, fondatrice de l’Institut pour la démocratie et les droits de l’homme (IDDH) en Arménie, nous lui avons posé quelques questions au sujet des mouvements de la société civile en Arménie.

Comment expliquez-vous le phénomène récent de l’activisme de la part de différents groupes de jeunes dans les domaines de l’environnement et des droits de l’homme, un activisme rarement atteint depuis l’indépendance de l’Arménie ?

Actuellement il existe en Arménie un noyau de jeunes âgés de 25 à 30 ans qui – ayant reçu une éducation civique informelle dans le cadre d’un petit nombre d’organisations non-gouvernementales mais aussi dans la sphère familiale au cours de ces dix ou douze dernières années – se sentent responsables et concernés par leurs droits et devoirs de citoyens. Ils sont conscients que les ressources naturelles, le patrimoine culturel et l’espace public leur appartiennent et qu’il est de leur devoir de les protéger. Cette éducation civique commence maintenant à porter ses fruits avec le réveil de la conscience et de l’action citoyenne. Depuis deux ans, nous sommes témoins d’une intensification des initiatives publiques dans différents domaines tels que l’écologie, les droits de l’homme, le combat contre l’injustice dans l’armée, l’égalité entre les sexes, etc… Cependant, ces mouvements sont davantage organisés autour des questions environnementales. Cela démontre le réflexe de vie étant donné que le droit à la vie, le bien-être et la santé dépendent considérablement de l’environnement. C’est pourquoi il y a eu pas mal d’initiatives pour sauver la forêt de Teghut, les chutes de Trchkan et les espaces verts publics à Erevan. Ces différents groupes n’étaient toutefois pas bien organisés au niveau des revendications. A partir du mois de février 2012, le parc Machtots est devenu l’axe de ces différentes initiatives avec la cristallisation des revendications et le renforcement du mouvement des citoyens. Le mouvement pacifiste du parc Machtots a marqué sa première victoire lorsque le maire d’Erevan a finalement accepté d’entrer en matière sur le plan juridique (ce qu’il refusait auparavant) et a adressé une lettre officielle aux activistes en indiquant que la question des boutiques relevait du droit de propriété et que la municipalité avait le devoir de protéger ce droit. Le vrai problème que le mouvement des citoyens revendiquait a ainsi été posé au niveau juridique: le droit de propriété de quelques personnes privées, détentrices des pouvoirs en Arménie, qui ont accédé à la propriété de manière illégale, contre l’intérêt général et la propriété publique. Cette problématique relie le mouvement du parc Machtots à ceux de Teghut et de Kadjaran contre les exploitations minières illégales où encore l’intérêt général, garanti par la Constitution, s’oppose aux intérêts de petits groupes faisant partie de l’oligarchie criminelle avec des conséquences néfastes pour la population et l’existence même du peuple et de l’État arméniens. Ainsi, on peut dire qu’avec la mobilisation autour du parc Machtots, c’est le/la citoyen(ne) qui est en train de se créer en Arménie, le/la citoyen(ne) libre et autodéterminé(e) qui est conscient(e) de ses droits et obligations, qui revendique, fait valoir et acquiert lui/elle-même ses droits en respectant la Constitution.

Parlez-nous de l’IDDH et du rôle qu’il a joué dans la sensibilisation des jeunes Arméniens.

Née et élevée dans la Diaspora, j’ai voulu contribuer au développement de l’État arménien notamment au niveau de la société civile. Ainsi j’ai créée l’IDDH en 1999 avec mes propres moyens parce que je sais d’expérience qu’il est important d’être indépendant sur les plans financier et idéologique. L’objectif principal de l’Institut est d’éveiller et de promouvoir les valeurs de liberté, de justice et de dignité et d’harmonie entre l’homme et la nature parmi les jeunes en particulier et la population en général. L’IDDH agit également comme une plateforme et un espace regroupant les jeunes ayant une conscience civique, des capacités et des connaissances à devenir des citoyens libres penseurs, dotés d’un esprit critique, condition préalable pour la création d’un État démocratique et social fondé sur la justice et la dignité. Pendant toutes ces années, des centaines de jeunes, ayant suivi nos cours théoriques et pratiques et mené des actions civiques, ont été sensibilisés à ces valeurs. Depuis trois ans, en parallèle avec ces cours et ces actions civiques, l’IDDH offre un espace, une plateforme aux différents groupes de jeunes, avec des approches variées, mais qui portent nos valeurs pour se regrouper, créer un réseau de coopération dans le but de créer un État nouveau.

Pensez-vous que ces mouvements de la société civile ont le potentiel de devenir une force politique de sorte à pouvoir participer à la prise de décisions au niveau national?

On n’a pas d’autre choix. Actuellement, il y a une crise de civilisation au niveau mondial dans les domaines tels que l’environnement, le système politique et autres. Aujourd’hui, le grand défi pour les démocraties est de revoir le mécanisme de représentation, qui est presque en faillite car le citoyen ne se sent pas impliqué dans la prise des décisions économiques et politiques le concernant. Mais pour toute crise il existe deux issues: soit on arrive à saisir les opportunités pour renaître et créer un avenir meilleur, soit on ne voit pas ces opportunités et on s’accroche aux forces réactionnaires, ce qui serait fatal. Cette crise existe aussi en Arménie mais il y a une nouvelle génération qui est prête à revendiquer et à fonder un État meilleur, une société meilleure et à créer une alternative plus humaine, plus juste et équitable. Le moment est critique tant au niveau interne, compte tenu du taux réel de pauvreté estimé jusqu’à 40%, et de l’émigration massive – quelque deux cents personnes en moyenne quittent l’Arménie tous les jours – qu’au niveau régional, avec une situation géopolitique très risquée pour notre Etat faible et presque en faillite. Dès lors, il nous appartient de réunir toutes les forces proactives et saines de notre société et de notre nation en général avec leurs connaissances, expertise et bonne volonté pour créer cette alternative. Sinon, nous perdrons cette opportunité de changement et subirons le destin cruel que nous avons connu dans le passé; à savoir, massacres, exode voire disparition.

Manifestation pour la sauvegarde des chutes de Trchkan (Photo: Lragir.am)

Comment la diaspora peut-elle contribuer à ces efforts de la société civile en Arménie?

Nous avons un potentiel magnifique dans la diaspora en termes de connaissances, d’expertise, de savoir-faire et de réseaux. Le problème est que nous sommes trop attachés aux institutions en place un peu dépassées, de sorte qu’elles sont devenues un objectif en soi. Il faudra donc se détacher de ces institutions et retrouver l’objectif naturel à savoir, une Arménie en tant qu’État, capable d’assurer l’existence, la dignité, le développement et la protection du peuple arménien sur les terres arméniennes, ainsi que de faire valoir les droits de la nation arménienne découlant du génocide devant les instances internationales. C’est seulement en déployant tous nos efforts pour créer un État de citoyens fort, démocratique et social, fondé sur la justice et la solidarité, que nous pouvons donner un sens à notre existence en tant qu’Arméniens. Sinon, quel serait le sens de travailler seulement pour la reconnaissance du génocide si l’État arménien devait disparaître et s’il ne restait plus d’Arméniens sur les terres arméniennes? Il est dès lors impératif de repenser nos stratégies et de revoir nos actions du passé. Une bonne option parmi tant d’autres serait de venir en Arménie pour un mois ou plus et de travailler avec des jeunes. Ainsi les jeunes de la diaspora et de l’Arménie se connaîtront mutuellement, profiteront des connaissances et expériences des uns et des autres et créeront des réseaux de coopération. Cet échange culturel et les liens de solidarité contribueront à changer les mentalités, permettant aux Arméniens d’Arménie de découvrir et de respecter la diversité culturelle de la diaspora. Quant aux jeunes de la diaspora, ils se sentiront davantage comme faisant partie intégrante d’un peuple et d’un Etat et pourront prendre des responsabilités et accomplir leurs devoirs de façon concrète dans la fondation et le développement de leur pays/leur première ou deuxième patrie choisie. Les jeunes de la diaspora pourront s’engager aussi dans leurs pays de résidence respectifs en sensibilisant le public aux problèmes et revendications qui existent en Arménie. Ils pourront focaliser et relier les réseaux de coopération entre les initiatives civiques et de la société civile en Arménie avec celles de leurs pays de résidence. Des collectivités publiques et agences de développement de ces pays financent des projets de développement en Arménie. Ces mêmes pays sont membres de certaines organisations internationales et européennes qui, à leur tour, réalisent des projets en Arménie. En tant que contribuables, les Arméniens de la diaspora ont le droit d’interpeller les organismes chargés de ces projets de développement, pour savoir qui sont les vrais bénéficiaires et partenaires des ces projets, si ceux-ci ont atteint leur but ou amélioré concrètement la vie de la population et d’exiger fermement plus de transparence et d’efficacité dans l’aide bilatérale et multilatérale accordée au profit de la population, de la société et de l’État arménien.

(Propos recueillis par Marat Simsar)


Armineh Arakelian, juriste internationale, politologue, experte et militante des droits humains et civiques, est la fondatrice de l’Institut pour la démocratie et les droits de l’homme (IDDH) en Arménie (www.idhr.am). Née à Téhéran et diplômée des universités Sorbonne-Paris I et René Descartes, elle a travaillé pendant plus de vingt ans avec des organisations internationales intergouvernementales et non-gouvernementales, y compris le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés, le Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’homme (HCDH) à Genève et dans la région des Grands Lacs (Afrique). Elle a collaboré avec l’International lnstitute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA) d’abord en qualité de représentante régionale et responsable du programme pour l’Europe – Caucase du Sud, puis en tant que représentante résidente et cheffe du bureau diplomatique en Arménie. Ses principaux domaines d’expérience sont la promotion et la protection des droits humains, le développement international et l’aide humanitaire, le développement de la démocratie, la construction de l’Etat et le développement de la société civile et l’égalité des sexes.

2017-11-18T16:19:57+01:00 18.05.12|ARMÉNIE & ARTSAKH, INTERVIEWS|

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