INTERVIEW AVEC LE PROFESSEUR TANER AKCAM

Prof. Taner Akçam et Vicken Cheterian au Théâtre St. Gervais à Genève, le 7 juin 2012

Le sociologue et l’historien Taner Akçam est l’un des premiers universitaires turcs à reconnaître et à discuter ouvertement du Génocide arménien. Né en 1953 dans la province d’Ardahan en Turquie, il a étudié les sciences administratives à l’Université d’Ankara. En 1976, en sa qualité de rédacteur en chef d’un journal politique estudiantin, il a été arrêté et condamné à 10 ans de prison. Il s’est évadé un an plus tard et a vécu en Allemagne, où il a obtenu l’asile politique.

En 1988, il a commencé à travailler à l’Institut pour la recherche sociale de Hambourg sur la violence et la torture politiques en Turquie. En 1995, il a obtenu son doctorat de l’Université de Hanovre avec une thèse intitulée Le nationalisme turc et le génocide arménien sur le fond des tribunaux à Istanbul entre 1919 et 1922.

Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages en anglais, allemand et turc sur les relations entre Turcs et Arméniens, dont Dialogue across an International Divide : Essays towards a Turkish-Armenian Dialogue, The Zoryan Institute of Canada, Toronto 2001; La question arménienne et les droits de l’homme dans l’histoire (en turc), Imge Yayinlari, Ankara, 1999; Un acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, (traduit de l’anglais et paru aux Editions Denoël, 2008) et The Young Turks’ Crime Against Humanity: The Armenian Genocide and Ethnic Cleansing in the Ottoman Empire, Princeton University Press, 2012. Dans ce dernier ouvrage, il décortique des nouveaux documents d’archives qu’il a déterrés dans les archives du ministère de l’Intérieur à Istanbul, et explore, entre autres, la politique des Jeunes Turcs de conversions obligatoires et du projet «d’absorption» des enfants orphelins arméniens comme une dimension du processus de Génocide servant à effacer l’identité arménienne par la planification centrale du gouvernement ottoman en 1915.

Depuis 2008, Prof. Taner Akçam enseigne l’histoire au Centre d’Etudes de l’Holocauste et des Génocides à l’Université Clark (Massachusetts) aux Etats-Unis.

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Invité par Christian Solidarity International (CSI), Taner Akçam s’est rendu en Suisse du 4 au 9 juin 2012. Ses conférences fortes instructives et pointues ont été suivies avec beaucoup d’intérêt par un public très varié. La conférence du lundi 4 juin, organisée par le Prof.Hans-Lukas Kieser à l’Université de Zürich, portait sur les questions méthodologiques concernant la recherche sur le Génocide des Arméniens. Le mercredi 6 juin, à l’Hôtel Glockenhof à Zurich, le Prof. Akçam a présenté son dernier livre (The Young Turks’ Crime Against
Humanity: The Armenian Genocide and Ethnic Cleansing in the Ottoman Empire). Le jeudi 7 juin, le Groupe parlementaire Suisse-Arménie avait organisé une audition du Prof. Akçam au Parlement fédéral sur le thème de: Le Génocide des Arméniens: sa perception croissante en Turquie et le rôle de la politique internationale. Le même jour, il a donné une conférence publique, modérée par Vicken Cheterian, au Théâtre St. Gervais à Genève. Le vendredi 8 juin, une projection du film Ararat d’Atom Egoyan a eu lieu à Berne, suivie d’un débat avec Taner Akçam et Sarkis Shahinian, en turc et en arménien, avec traduction réciproque, modéré par Bülent Kaya, l’initiateur du projet. Cette soirée s’inscrivait dans la thématique «vivre ensemble et affronter le passé» abordée dans le cadre de 6 projections par un groupe local de turcophones de Turquie. Enfin, le samedi 9 juin, Taner Akçam a donné une conférence en turc intitulée: Affronter l’histoire et ses difficultés, à l’Université de Zurich pour un public turcophone.

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Profitant du passage à Genève du Prof. Akçam, nous l’avons interviewé pour les lecteurs d’Artzakank.

Prof. Akçam, vous êtes l’un des premiers universitaires turcs à reconnaître et à discuter ouvertement du Génocide arménien. Comment êtes vous arrivé à vous intéresser à ce sujet?

Il existe une histoire derrière tout cela. Bref, c’était une coïncidence. J’ignorais même qu’il existait des Arméniens en Turquie. A Hambourg, alors que je travaillais dans un institut de recherche, mon premier projet portait sur l’histoire de la violence dans l’Empire ottoman. C’était la première fois que j’étais confronté à la question arménienne et notamment aux massacres qui eurent lieu à l’époque d’Abdul Hamid. Cela a suscité mon intérêt et j’ai pensé m’y pencher de plus près. Puis, l’occasion s’est présentée : l’Institut pour la recherche sociale de Hambourg, où je travaillais, a commencé un projet
sur les procès de Nuremberg et j’ai fait le rapprochement entre le Tribunal militaire d’Istanbul et celui de Nuremberg. J’ai pensé que cela pourrait constituer une belle opportunité de carrière.

Votre dernier livre The Young Turks’ Crime Against Humanity: the Armenian Genocide and Ethnic Cleansing in the Ottoman Empire introduit de nouvelles preuves tirées de plus 600 documents secrets ottomans. Quels sont ces documents? Comment y avez-vous eu accès? De quelle manière votre livre affectera t-il la recherche sur le Génocide arménien?

Les documents que j’ai publiés dans ce livre sont actuellement dans les archives et accessibles au public. Toute personne qui s’adresse aux Archives d’Istanbul peut les obtenir. Le travail que j’ai effectué n’a pas été difficile. Toutefois, nous avons un problème majeur avec les documents ottomans: ils sont rédigés en alphabet arabe et personne ne les comprend. En raison de cette barrière de langue, la plupart des chercheurs n’utilisent pas ce matériel. Pourtant ces documents sont essentiels. J’ignore quel sera l’impact de mon livre car tout dépend de la réaction des spécialistes. Personnellement, je pense qu’il constitue une des premières tentatives modestes de trouver une réponse à la question «pourquoi». Les spécialistes du Génocide arménien, y compris moi-même, se sont penchés jusqu’à dernièrement sur la question de savoir ce qui s’était passé. Mais la question de savoir «pourquoi» n’a pas été suffisamment explorée. Il existe quelques idées généralement admises, mais celles-ci sont basées pour une grande partie sur des hypothèses. La question centrale pour moi a été de déterminer la motivation principale ayant incité le parti Union et Progrès à décider l’extermination d’une population et de savoir à quel moment le processus a été déclenché. J’ai essayé de trouver une réponse sur la base des documents des archives ottomanes,qui démontrent que les dirigeants de ce parti ont mis en œuvre une ingénierie visant à modifier la structure démographique de l’Anatolie. J’ai découvert dans les archives qu’ils avaient réalisé cette politique génocidaire avec une précision mathématique. J’ai fait état de quelques autres aspects du Génocide arménien qui n’ont pas été abordés à ce jour. A titre d’exemple, j’ai découvert que les autorités ottomanes ont essayé effectivement de faire réinstaller les Arméniens à Alep et à Mossoul entre mai et décembre 1915. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi ils ont renoncé à cette politique. Un autre aspect dont je parle dans mon livre est l’importance de l’assimilation. J’ai découvert que l’assimilation forcée des enfants et des filles arméniens dans des familles musulmanes a été un élément structurel du Génocide. Cette politique d’assimilation systématique a été négligée dans la recherche sur le Génocide arménien. J’espère que ces nouveaux aspects feront l’objet de discussions parmi les spécialistes. Par ailleurs, mon livre traite la question de la fiabilité des archives. Il existe des positions divergentes quant à l’appréciation des archives de différents pays. Le gouvernement turc soutient que seules les archives ottomanes sont fiables contrairement à celles des États-Unis, d’Allemagne, d’Autriche et d’autres pays, qui sont tendancieuses et poursuivent
des buts politiques. Il en va de même pour des savants critiques, qui insistent que les archives ottomanes ne sont pas dignes de confiance car elles ont été produites pour couvrir l’intention criminelle des autorités ottomanes. J’évoque une autre approche dans mon livre: Il n’existe pas de contradictions dans les archives. Toutes les archives racontent la même histoire et démontrent l’intention génocidaire des autorités ottomanes sur la base du matériel existant dans les archives ottomanes. Dans le premier chapitre de mon livre je parle en détail de ces archives et des efforts d’épuration qui ont eu lieu. Mais le Génocide est une entreprise énorme qui nécessite la mise en œuvre de tout l’appareil étatique. Il n’est pas possible de cacher un tel crime de masse. Vous pouvez faire disparaître les preuves tangibles irréfutables ainsi que les ordres de tuer, qui d’ailleurs n’existent pas dans les archives, mais il faut imaginer le Génocide comme un puzzle géant dont chaque coin doit être complété par la pièce appropriée, et c’est ce que j’ai fait avec le matériel ottoman. Je pense que mon livre représente aussi une contribution modeste dans ce sens.

Comment voyez-vous le débat en Turquie? Quelle est votre avis sur les différentes initiatives lancées ces derniers temps (commémorations du 24 avril,campagne «Nous demandons pardon» etc.) d’une part, et les manifestations anti-arméniennes avec des discours de haine et slogans fascistes à l’occasion des événements de Khojalu, auxquelles ont participé des fonctionnaires haut-placés y compris le Ministre de l’Intérieur à Istanbul?

Votre question résume bien la situation en Turquie. C’est la Turquie actuelle: d’une part, il y a une société civile qui se met en place et d’autre part, il y a la radicalisation. Le gouvernement préfère la voie radicale notamment pour contrer la pression qui vient de l’extérieur. D’ici 2015, nous devons être préparés à une radicalisation du processus. La Turquie poursuivra sa politique négationniste car elle pense que de cette manière elle pourra faire face à la pression qui vient de l’étranger. D’autre part, une société civile est en train de se développer en Turquie. Il s’agit d’un petit groupe de personnes qui, certes n’a pas beaucoup de pouvoir mais une force morale et psychologique qui s’accroît constamment. Cela signifie que la confrontation avec l’histoire et le débat sur les méfaits historiques seront parmi les questions majeures en Turquie dans les années à venir. Cela démontre un autre développement important: La société civile turque commence à comprendre qu’il existe un lien direct entre la justice et la liberté d’expression et que si l’on veut créer une société démocratique il faudra faire face à son histoire. Cette perception est en train de gagner de terrain en Turquie et j’espère que le gouvernement turc perdra la bataille. Le seul moyen est d’essayer de combiner les efforts à l’intérieur et à l’extérieur de la Turquie. Actuellement il n’y a pas beaucoup de contacts entre la Diaspora arménienne et le mouvement démocratique en Turquie, ce qui constitue un chaînon manquant dans la lutte pour la reconnaissance du Génocide arménien. Si nous arrivons à créer un certain terrain d’entente entre la Diaspora arménienne et la société civile turque, nous
marquerons un pas en avant dans le processus de reconnaissance du Génocide arménien.

Comment pensez-vous que les Arméniens pourraient formuler leurs demandes envers la Turquie visant l’élimination des conséquences du Génocide?

A mon avis, il vaudra mieux avoir des voix différentes au lieu d’une seule voix. Il s’agit d’un sujet très sérieux: faire face à son histoire et compenser les méfaits historiques. Je suis certain qu’il y aura plusieurs positions différentes qui doivent être débattues et discutées au sein de la société arménienne. Je suis donc pour la pluralité des voix. En ce qui concerne le niveau gouvernemental, les Arméniens peuvent étudier les autres expériences dans le monde, le meilleur exemple étant le cas Allemagne-Israël. Si j’étais un Arménien, je plaiderais pour une commission mixte composée de représentants du gouvernement d’Arménie et de la Diaspora, qui est un produit direct du Génocide. Quelles seraient les demandes des Arméniens? Je peux évoquer la règle générale: On ne peut jamais restituer ce qui a été perdu. Cela est impossible et le dédommagement proposé ne peut être que symbolique. Cependant, ce dédommagement de nature symbolique doit remplir deux conditions: Premièrement, la majorité des Arméniens doit se sentir satisfaite de ce qui aura été offert et deuxièmement, les Turcs doivent avoir le sentiment d’avoir accompli leur devoir. Cela ne doit pas se faire sous la forme de la vengeance, qui créé d’autres injustices, ni sous la forme d’une simple présentation d’excuses officielles et rien d’autre. Nous devons parvenir à une satisfaction morale et éthique pour les deux sociétés. Personnellement, je pense que la discussion autour de la question de dédommagement est plus productive en soi que le résultat obtenu car elle permettra aux deux sociétés d’entamer un débat sain pour trouver une solution mutuellement satisfaisante. Il pourrait y avoir un certain dédommagement pécuniaire et vous pouvez prendre l’exemple sur d’autres cas similaires. Pour ma part, je donnerais quelques exemples: La Turquie pourrait donner à la République d’Arménie un accès spécial au port de Trabzon à des fins commerciales, ce qui renforcera l’économie arménienne. Ce serait une excellente manière de compenser les pertes arméniennes. Par ailleurs, la Turquie paie des dettes importantes aux États-Unis et aux pays européens. Étant donné que l’Allemagne et les grandes puissances ont mené une mauvaise politique pendant la période du Génocide, les paiements de la Turquie pourraient être transférés directement à l’Arménie en guise de contribution matérielle. La Turquie pourrait également proposer des paquets sociaux sous forme d’investissement dans l’éducation, de développement des infrastructures sociales en Arménie. Elle pourrait aussi accorder la citoyenneté à tous les Arméniens qui la désirent et restituer toutes les églises et tous les monuments importants recréant ainsi la vie arménienne en Anatolie.

Vous suggérez alors des discussions directes entre la Diaspora arménienne et le gouvernement turc sans l’intervention de tierces parties?

Non, je suis également pour l’intervention internationale. Mais la question qui se pose est de savoir sous quelle forme. Il y a une règle très simple: si vous et moi arrivons à discuter ensemble, nous n’avons pas besoin d’une troisième personne, sinon nous devons demander l’aide des tiers. C’est exactement ce que la Suisse a fait en élaborant les protocoles en 2010. L’intervention d’une tierce partie est nécessaire car nous vivons dans un monde globalisé et la tierce partie devrait faciliter la discussion entre les deux sociétés. Finalement, le problème ne sera résolu qu’entre Turcs et Arméniens, qui devront se parler pour trouver une solution avec l’aide des tiers.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Maral Simsar

2017-12-02T00:04:41+01:00 17.07.12|GÉNÉRAL, INTERVIEWS|

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