«Ma mère: »qiza fıllé »: En Turquie ce n’est pas seulement ma grand-mère qui insultait ainsi, mais presque tout le pays»
Juriste kurde, née à Siverek (Turquie), Nevin Şener Gözcan est diplômée de l’Université de Dicle (Diyarbakir) et de Neuchâtel. Mariée et mère de deux enfants, elle vit en Suisse depuis 1989 et travaille actuellement comme interprète dans le domaine juridique.
Les grottes se trouvant près du village de Hadro (Kayalik),sur la rive de l’Euphrate à Siverek, sont probablement celles qui ont servi de refuge à des centaines d’enfants qui ont fui les massacres en 1915.
Mes grands-parents maternels, qui se faisaient appeler respectivement Abdullah et Sultan, (Nistik sur ses documents) font partie des enfants du Génocide qui ont été trouvés, cachés et sauvés par des familles kurdes. Les anciens du village racontent que les familles prenaient les enfants arméniens et les mettaient dans les lits de leurs enfants, comme les leurs. Lorsque les autorités turques venaient chercher ces enfants, les familles kurdes disaient qu’il n’y avait pas d’Arméniens chez eux, que ces enfants-là étaient les leurs. Ainsi des centaines de jeunes arméniens furent sauvés en étant adoptés par des familles kurdes.
Mon grand-père avait 13 ans lorsqu’il est arrivé à Hadro. Il disait qu’il avait voyagé pendant trois jours à travers l’Euphrate. Selon son récit, lorsqu’on lui tirait dessus, il plongeait dans l’eau. Tantôt sur l’eau, tantôt sous l’eau, il est finalement arrivé au village de Hadro. Comme je ne connais pas les détails de son voyage, par déduction je pense qu’il venait de Malatya et qu’il s’est arrêté à Hadro. Probablement c’était le premier lieu où il se sentait en sécurité, comme beaucoup d’autres enfants arméniens à cette époque. Actuellement les descendants de ces enfants, refugiés dans les grottes de Hadro, sont très nombreux à Siverek et aux alentours. La plupart d’entre eux se sont convertis à l’Islam, y compris mes grands-parents. D’ailleurs mon grand-père était encore plus musulman que les autres musulmans. Il confectionnait des selles pour ânes. C’était son métier. D’ailleurs c’est pour cette raison que son nom de famille était «Çulcu» qui veut dire «sellier». Lorsque je pense à lui, la première image qui me vient à l’esprit, c’est lui en train de confectionner une selle et murmurer un passage du Coran. Je ne connais pas la cause exacte de son attachement à cette religion mais c’était probablement pour s’intégrer le mieux possible dans la société musulmane et faire oublier ses origines.
Je ne sais pas si mes grands-parents avaient des contacts avec d’autres Arméniens mais ils ne nous en parlaient jamais, soit pour nous protéger, soit parce qu’ils nous considéraient trop jeunes. Par contre, ma mère avait beaucoup d’amies d’origine arménienne. J’ignore comment elles s’étaient retrouvées entre-elles étant donné que depuis déjà une génération elles étaient non seulement converties, mais elles avaient également adopté le mode de vie local. De plus, je me souviens qu’une fois ma mère m’a dit qu’une copine à elle avait trouvé les membres de sa famille après avoir fait des recherches dans la ville de Van. Il y a quelques années, ma mère m’a dit que les enfants de sa sœur s’étaient tous mariés avec « les nôtres ». C’est-à-dire, qu’ils s’étaient mariés avec des chrétiens d’origine. Certes, je connaissais les femmes et les maris de mes cousins mais je ne savais pas que tous avaient des origines arméniennes ou assyriennes.
Concernant ma grand-mère, nous ne connaissons pas son histoire car elle n’en parlait jamais. Nous savions seulement que mon grand-père a demandé sa main à son grand frère, car elle avait perdu ses parents. Certains des enfants et des petits-enfants du grand frère de ma grand-mère (les cousins et les arrières cousins de ma mère) se sont, par la suite, reconvertis au christianisme. Une partie de la famille de ma mère vit à Istanbul, à Bodrum et en Allemagne. Ceux qui se sont reconvertis organisent leurs mariages et obsèques à l’église.
Quant à mes arrières grands-parents, nous ne savons rien d’eux, car mes grands-parents avaient perdu toute leur famille et ils n’en parlaient pas.
Ma mère Emine Çulcu Şener s’est mariée à 14 ans avec un Kurde, le fils unique de la veuve voisine. Mon père n’avait que 16 ans au moment du mariage.
Lorsque ma grand-mère paternelle insultait ma mère, elle l’appelait «qiza fıllé», qui signifiait «fille d’Arméniens» (avec connotation péjorative). C’est alors que nous, les enfants, nous nous sommes demandés pourquoi cette insulte. Je ne me souviens plus si c’était ma mère ou ma grand-mère qui nous a expliqué la signification de ce terme.
En Turquie ce n’est pas seulement ma grand-mère qui insultait ainsi, mais presque tout le pays. D’ailleurs, depuis très longtemps et encore aujourd’hui, le terme préféré des Turcs pour insulter quelqu’un en général est «Ermeni dölü» (descendant d’Arménien).
Vers la fin des années 70, quand j’avais 14 ans, mes sœurs et moi, nous nous sommes impliquées dans des associations culturelles et politiques kurdes. C’est grâce à ces activités associatives que nous avons compris que l’histoire officielle turque, telle qu’elle était enseignée dans les écoles, était une histoire mensongère et créée de toute pièce. Par la suite, en faisant des lectures parallèles, nous avons découvert la vraie histoire, celle du Génocide et le reste. À l’époque, l’information n’était pas si démocratisée et toute information contraire à l’idéologie de l’Etat était interdite. Ainsi, les livres que nous lisions étaient évidement des livres interdits. À la fin de l’année 1979 ou au début de 1980, suite à la promulgation de la loi martiale, Siverek était encerclé par les militaires turcs et ce jour-là presque toutes les maisons de la ville ont été perquisitionnées par les militaires. Avant que ce soit le tour de notre maison, ma mère s’est mise à brûler nos livres dans la cour de la maison mais la fumée qui s’en échappait nous trahissait. Pour arrêter le feu, elle a versé de l’eau sur une cinquantaine de livres qui étaient à moitié brûlés. Maintenant qu’ils étaient mouillés, nous ne pouvions plus les cacher. Finalement, par chance, nous ne nous sommes pas fait arrêter ce jour-là. C’était à la même époque que nous avons encouragé notre mère à assumer ses origines et à en être fière, qu’elles soient arméniennes ou kurdes.
J’étais encore trop jeune pour avoir une idée sur la relation de ma famille avec la population locale, car pour nous, tout paraissait normal et il me semblait que personne ne se posait de questions. Personnellement, je n’ai jamais subi de propos blessants. Par contre, à l’école c’était différent. Un jour, je devais avoir 15 ou 16 ans, j’ai répondu à une question de mon professeur au sujet de la déportation des Arméniens, et dit que si ces derniers s’étaient révoltés, ils devaient avoir une raison. Elle n’a pas apprécié la remarque et a d’emblée baissé ma moyenne d’un point. Ensuite, elle a arbitrairement décidé de me tester sur tout le livre d’histoire. Je n’avais qu’une semaine pour réviser la matière et au bout de la semaine, j’avais tellement bien appris le livre, qu’elle n’avait d’autre choix que de me noter 10/10.
A propos du Génocide qui s’est déroulé il y a 100 ans et qui continue toujours à être perpétré d’une manière ou d’une autre sur l’une ou l’autre des minorités en Turquie, on ne peut qu’être rempli de colère et de haine. Il faut souligner que le problème ne vient pas seulement des autorités turques, mais aussi de la population. En effet, la population a été manipulée depuis presque 100 ans par des mensonges officiels. La mentalité créée et ancrée très profondément dans cette population est aujourd’hui figée. Il est presque impossible de leur faire entendre raison. Lorsqu’il s’agit des Arméniens ou des Kurdes, une sorte de fascisme surgit de toute part. Ce sentiment est présent même chez les progressistes du pays. Personnellement, je ne pense pas qu’un jour nous puissions vivre en paix avec les Turcs.
Ce professeur d’histoire avec qui j’ai vécu la petite anecdote, n’est pas le seul à avoir ce type de préjugés et de haine. Il existe en Turquie une armée d’enseignants qui partage les mêmes idées et le pire c’est le fait que ces absurdités sont enseignées à des millions d’élèves du pays tout entier. C’est pour cette raison que je suis sans espoir à court et à moyen termes.
Une amie suisse qui connaissait l’histoire de ma famille m’avait parlé d’une messe rassemblant les Arméniens de Suisse et qui avait lieu le troisième dimanche de chaque mois au temple de Cornaux (NE). En hiver 2001, ma mère est venue en Suisse pour nous rendre visite pendant un mois. Comme je voulais qu’elle se rapproche de ses origines, j’ai profité de cette occasion pour l’emmener à Cornaux. Pendant la messe, j’ai vu ma mère pleurer. Bien que ses origines fussent chrétiennes, c’était la première fois qu’elle mettait les pieds dans une église. Au début j’ai pensé que le fait d’être dans ce bâtiment l’avait mise mal à l’aise, car elle était une musulmane, fidèle et pratiquante. Je lui ai alors proposé de sortir, chose qu’elle a refusée. Quelle fut ma surprise lorsqu’elle m’a dit que si elle pleurait, c’était parce qu’elle pensait à son père, rescapé du Génocide.
Après la messe, tous les fidèles se sont retrouvés dans une salle à côté du temple pour partager un verre de vin chaud. Un Arménien de Turquie est venu nous aborder et me demanda: «Mama dönme midir?» qui signifie: «Est-ce que votre mère est une Arménienne convertie?». J’ai été choquée d’entendre cette expression venant d’un Arménien, car en fin de compte, ma mère était non seulement encore après des décennies, considérée comme une convertie par les Kurdes, mais elle l’était aussi par les Arméniens! Même après un siècle, cette étiquette de «dönme» la poursuivait toujours. Le comble était que les Kurdes, tout comme les Arméniens, ne la reconnaissaient pas comme une des leurs, mais comme une sorte de paria de la société orientale.
Ma mère n’est qu’un exemple parmi des dizaines de milliers de personnes au Kurdistan qui ont vécu et vivent toujours la même discrimination.
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