Le bassin des puits artésiens de la plaine d’Ararat constitue une des ressources les plus importantes d’eau douce de l’Arménie. Cette plaine, qui couvre les régions d’Armavir et d’Ararat, sert de grenier au pays et assure l’essentiel de la production agricole. Depuis quelques années, les agriculteurs locaux se plaignent de pénuries d’eau et de difficultés à maintenir leurs cultures irriguées. Selon les experts, cette situation est principalement due à une surconsommation d’eau par quelques 270 fermes piscicoles mises en place dans des étangs artificiels.
Ces dernières années l’industrie piscicole a connu une très forte croissance en Arménie. La première destination de cette production est la Russie avec 24 sociétés arméniennes habilitées à exporter vers l’immense marché russe. La marge de bénéfice dans ce secteur lucratif serait de 33% selon le service national des statistiques.
La forte expansion de l’industrie piscicole dans la plaine d’Ararat n’est pas sans conséquences sur les ressources d’eau. Les écologistes tirent la sonnette d’alarme depuis plusieurs années sur les dangers de désertification et de dégradation des sols de la région en l’absence de mesures efficaces visant à réglementer le secteur.
Levon Galstyan, géographe de formation et membre du conseil de coordination d’Armecofront(*) (Armenian Environmental Front), explique la problématique et les enjeux des activités piscicoles dans la région d’Ararat:
« Suite à la politique de développement de l’industrie piscicole dans la plaine d’Ararat initiée par le gouvernement arménien, de nombreuses piscicultures de grande taille se sont installées à partir de 2003 dans des zones de puits jaillissants des régions d’Etchmiadzine et de Massis. En raison de l’utilisation abusive des eaux par les fermes piscicoles, la surface des eaux à diminué d’environ 30% et dans certains endroits le niveau d’eau a baissé de 20 à 30 mètres. Selon les données de 2013, le volume moyen d’eau prélevée par les fermes piscicoles a atteint 56 litres par seconde alors que le volume autorisé est de 34 litres par seconde afin de permettre la reconstitution des réserves d’eau par les pluies et la fonte des neiges. La baisse du ni-eau de la nappe phréatique due au forage excessif a poussé les fermiers et les agriculteurs à réaliser des forages plus profonds et à installer des pompes de plus en plus puissantes. La baisse du niveau des eaux souterraines a entraîné également une diminution du taux d’humidité des terres et par conséquent, une augmentation des besoins en eau d’irrigation. De nombreux puits artésiens jaillissants se sont ainsi asséchés au cours des années.
Par ailleurs, après l’utilisation de l’eau prélevée par les fermes piscicoles environ 720 millions de mètres cubes d’eau coulent annuellement dans la rivière Araxe et vont irriguer des terres au Nakhitchevan et en Turquie…
Je tiens à préciser qu’en Arménie les fermes piscicoles sont exonérées d’impôts sur les bénéfices et ne payent que 0,5 dram par mètre cube d’eau utilisée alors que l’eau d’irrigation coûte aux agriculteurs 11 dram le mètre cube.
Si les autorités arméniennes ne prennent pas les mesures adéquates pour rétablir l’équilibre naturel dans le bassin des puits artésiens de la plaine d’Ararat, nous assisterons à un désastre écologique et économique avec l’exode massif d’une grande partie des 400 000 habitants de la région qui vivent de l’agriculture. »
En juillet 2013 le Premier ministre de l’époque Tigran Sargsyan avait attiré l’attention du ministère de la protection de la nature sur la nécessité d’opérer un contrôle rigoureux des entreprises piscicoles. Il avait annoncé le lancement d’un processus pour assurer l’utilisation efficace des eaux dans la plaine d’Ararat et d’ajouter: « Nous devons intervenir en urgence. Actuellement, nous assistons au gaspillage des eaux qui pourrait causer une situation désastreuse dans la plaine d’Ararat étant donné qu’il y existe des fermes piscicoles et que nous risquons de manquer d’eau nécessaire à leur développement. En même temps, nous avons environ 700 puits clandestins qui sont toujours opérationnels et nous devons régler ce problème en mettant de l’ordre dans ce domaine. »
Dans le but de réglementer l’utilisation efficace des eaux souterraines dans la plaine d’Ararat, le gouvernement arménien a adopté le 3 avril 2014 une procédure relative à l’octroi des permis d’utilisation des eaux des puits illégaux et désaffectés et à leur fermeture. Cette procédure interdisait la délivrance de nouveaux permis de forage dans la plaine d’Ararat et prévoyait de réduire d’un tiers la consommation d’eau dans les provinces d’Ararat et d’Armavir. Le gouvernement a en outre mis en place une commission chargée de surveiller les réserves en eau dans cette région et a demandé aux pêcheries d’appliquer le mode « semi-fermé » du cycle d’eau qui permet la ré-utilisation d’eau grâce à des équipements et techno-logies spéciaux. Plusieurs puits illégaux exploités par des fermes piscicoles et des compagnies de distribution d’eau ont été fermés et les usagers ont été condamnés à payer des amendes.
Selon un rapport rendu au gouvernement par le ministère de la protection de la nature le 17 mars 2015, 266 puits auraient été supprimés, mis en veilleuse et équipés de compteurs au cours de l’an-née 2014 et cela aurait permis d’économiser 745,3 millions de mètres cubes d’eau par année. Par ail-leurs, un inventaire des puits aurait été réalisé dans 146 communes des provinces d’Ararat et d’Armavir.
Malgré ces informations plutôt rassurantes, la politique incohérente du gouvernement laisse planer le doute quant à sa volonté de réglementer les activités des fermes piscicoles afin de rétablir le niveau des nappes phréatiques toujours en baisse. A la mi-juillet 2014, le gouvernement a procédé à la réouverture et à la remise en service de 112 puits artésiens pour combler les pénuries croissantes d’eau en soutenant que ces puits ne faisaient pas partie du bassin des eaux souterraines de la plaine d’Ararat. Cet argument est contesté par les experts qui font remarquer qu’aucune étude géologique n’avait été faite sur l’impact du forage de ces puits sur le bassin des eaux souterraines. De surcroît, le 14 août 2014, le gouvernement a approuvé une augmentation du volume d’eau prélevé dans le lac Sevan de 170 à 270 millions de mètres cubes par an. Cette augmentation est contraire aux objectifs d’un programme de la Banque mondiale lancé en 2002 pour restaurer l’écosystème du lac fortement endommagé à l’époque soviétique.
Les opposants à ces mesures estiment que la politique du gouvernement sur la gestion des ressources d’eau sert les intérêts des grandes entreprises piscicoles dont les propriétaires comprennent plusieurs parlementaires et politiciens puissants. Dans ces conditions ils doutent que le gouvernement réussira à imposer un système qui concilie les intérêts divergents de l’agriculture et de la pisciculture.
Selon Artur Atoyan, président de l’Association des fermes piscicoles en Arménie, l’élevage des poissons serait devenu non rentable en Arménie et les exportations seraient en baisse en raison de l’augmentation du prix de l’eau et des mesures prises par le gouvernement pour contrôler le forage des puits artésiens.
Ces mesures n’ont visiblement pas affecté la bonne marche des affaires de l’industrie piscicole. En effet, selon un rapport du Service national des statistiques, l’Arménie a exporté 96 000 tonnes de poissons vivants en 2014 alors que le volume annuel pour les quatre années précédentes n’avait jamais dépassé les 25 000 tonnes.
Maral Simsar
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(*) Armecofront (www.armecofront.net) est un mouvement de la société civile créé en 2013 dans le but de sensibiliser les citoyens à l’écologie et à leur droit de vivre dans un environnement sain, de suivre de près les décisions du gouvernement en matière d’environnement, de soulever les éventuelles violations des lois et de veiller à ce que les autorités mettent tout en œuvre pour assurer l’utilisation optimale et la distribution équitable des ressources naturelles sur la base de la justice sociale.
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