Le jeudi 4 février, au Lycéum Club de Genève, un public curieux est venu assister à la causerie-concert de la violoniste Armène Stakian, à la découverte de la vie et de l’œuvre de trois Arméniennes: Elisabeth Zorian-Chahnazarian, Takouhi Beer-Zorian et Arménouhi Stakian-Pechdimaldjian. Cette soirée originale évoquant la personnalité de ces femmes, en présence de certains de leurs descendants, était agrémentée de pièces musicales pour violon seul données par Armène Stakian et d’une projection de photos des protagonistes et d’œuvres d’art créées par Takouhi Beer-Zorian – rassemblées dans un Power-Point réalisé par M. Persio Fantauzzi -.
Aujourd’hui, peu de personnes de notre communauté se souviennent des noms et de l’œuvre de ces trois Arméniennes qui ont pourtant joué un rôle important à l’orphelinat de Begnins. Armène Stakian a eu l’excellente idée de leur rendre hommage à sa manière. Nous l’avons rencontrée pour en savoir plus sur sa démarche et par là même raviver la mémoire de ces personnalités hors du commun.
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La soirée causerie-concert que vous avez organisée avait pour titre « Rencontre avec trois femmes remarquables ». En quoi ces femmes étaient-elles remarquables?
Elisabeth Zorian, née Chahnazarian (1873-1949) était remarquable autant par sa personnalité que par les études très poussées qu’elle avait faites. Fille du prince-gouverneur du Karabagh, née à Chouchi, Elisabeth vient à Genève pour faire des études à l’université. En 1898, une année après avoir obtenu son baccalauréat en sciences physiques et naturelles, elle épouse à Tiflis et contre le gré de ses parents, Rostom Zorian, l’un des trois fondateurs de la Fédération Révolutionnaire Arménienne (FRA). Ce dernier est d’ailleurs obligé de s’enfuir à l’étranger immédiatement après la cérémonie du mariage, afin d’échapper à la police tsariste. Elisabeth le rejoint à Philibé en Bulgarie où ils fondent ensemble une école: l’école Zorian, qui devient rapidement un lieu socio-culturel où l’on donne également des cours du soir aux travailleurs. N’est-il pas extraordinaire d’avoir, déjà en 1899, créé des cours pour les travailleurs ? De retour à Tiflis en 1902, Elisabeth enseigne les sciences naturelles dans deux écoles arméniennes et donne également des cours à l’Université tandis que Rostom mène une vie d’errance, entièrement consacrée au Parti ; il mourra prématurément du typhus à Tiflis en 1919. Dès 1914, Elisabeth revient en Suisse avec sa fille Takouhi, reprend ses études afin de travailler à sa thèse, et obtient en 1920, le grade de docteur ès sciences naturelles. Elle fait partie des premières femmes qui ont fait un doctorat à Genève.
En 1922, le comité suisse pour l’Arménie fonde l’orphelinat de Begnins, et fait appel à Madame Zorian pour l’enseignement de sa langue maternelle d’une part, des sciences et mathématiques d’autre part. Par son enseignement, elle accomplit la noble mission d’inspirer aux élèves du Foyer de faire des études supérieures, souvent scientifiques, dans le but de reconstituer une « intelligentsia », élite de la nation. En 1935, la colonie arménienne de Genève lui rend hommage pour avoir consacré 40 ans de sa vie à l’enseignement. Des quatre coins du monde parviennent des messages et des souvenirs affectueux d’anciens élèves et amis. La presse arménienne rappelle et souligne l’œuvre magnifique accomplie par Elisabeth Zorian.
Takouhi Beer-Zorian, fille d’Elisabeth, est, quant à elle, une artiste extraordinaire. Elle accomplit ses études aux Beaux-Arts où elle rencontre Charles Beer (le grand-père de l’ancien conseiller d’état genevois Charles Beer), un artiste peintre issu de la haute bourgeoisie hongroise, et l’épouse en 1923. Elle seconde sa mère Elisabeth dans son enseignement au Foyer de Begnins et, de même que son mari, y enseigne la peinture et le dessin.
Takouhi et Charles Beer avaient ouvert une boutique à la Grand-Rue, dans la vieille ville de Genève, dans laquelle ils exposaient leur art, tout en participant à bon nombre d’expositions. Takouhi excellait dans la céramique, mais également dans le batik et toucha même au vitrail. Son art, alliant les ors de Byzance à un dessin d’une grande modernité, témoigne de sa féconde imagination. Il faut rappeler que pour les Noëls arméniens de notre enfance, Takouhi confectionnait des médailles en céramique – chaque année sur un thème différent -, vendues au profit du Foyer arménien.
La troisième femme est ma grand-mère Arménouhi Stakian-Pechdimaldjian (1889 -1971). Orpheline de mère à l’âge de deux ans, elle fréquente pendant son adolescence l’école secondaire de sa ville natale Adabazar. Au seuil de la dernière année pour l’obtention du baccalauréat, elle sera chassée de la maison par sa marâtre, qui la contraint à aller vivre chez sa sœur Dikranouhi, où elle rencontrera son futur mari Meguerditch Stakian. Ce dernier, instituteur et musicien, est très apprécié notamment pour sa belle voix et sa connaissance de la musique sacrée arménienne. Quatre enfants naissent de cette union durant la période du génocide. Hélas, Meguerditch contracte la maladie du sommeil et doit être transporté dans un hôpital à Constantinople où il meurt. Devenue veuve à l’âge de 32 ans, avec 4 enfants à élever, ma grand-mère se fait engager comme cuisinière à l’école suisse à Constantinople. Il s’agit d’un orphelinat fondé par le genevois Léopold Favre à Sébaste, puis déplacé à Constantinople. Peu de temps après, l’école décide de poursuivre son action en faveur des Arméniens en Suisse, sous l’impulsion du Pasteur Krafft-Bonnard, et propose à tout le personnel de les y emmener. C’est ainsi qu’Arménouhi se retrouve dès 1922 à Begnins avec ses quatre enfants ; elle s’occupe de l’éducation et des soins donnés aux garçons, dont elle s’occupe comme de ses propres enfants. Les orphelins, dont beaucoup n’avaient pas de mère, l’appelèrent « Maïrig » (« maman ») jusqu’à sa mort en 1971. Elle possédait un mélange de tendresse et d’exigence. Ce qui était le plus remarquable chez elle, c’était sa dignité et sa foi chrétienne ; de plus, la manière dont elle nous racontait, avec beaucoup d’humour, les événements dramatiques qu’elle avait vécus en Turquie, nous enchantait.
Comment ces trois femmes ont eu une influence sur votre vie?
Pendant toute mon enfance j’ai entendu parler avec admiration de Madame Zorian que j’ai rencontrée à une ou deux reprises.
Par contre, j’ai bien connu Takouhi et Charles Beer. Adolescente, je leur rendais visite dans leur boutique et admirais leur travail, leur style de vie simple. Par contre, leur exigence sur les points artistiques fut pour moi un exemple et une inspiration. Ils vivaient de leur art, modestement, mais avec passion. Ils faisaient ce qu’ils aimaient… A cette époque, je faisais aussi du dessin, en plus de la musique. Je me rappelle avoir peint une gouache des bords de l’Arve – que j’aimais tant -; Takouhi l’avait bien appréciée ! Les arts visuels étaient importants pour moi ; c’est la raison pour laquelle je me suis fait offrir deux œuvres de Takouhi pour mes 20 ans, l’une par mes parents, l’autre par les parents de mon petit-ami de l’époque.
Ma grand-mère Arménouhi était une personne exigeante: elle avait l’art de nous insuffler, avec toute la tendresse dont elle était capable, une énergie qui nous permettait, nous, ses six petits-enfants, de toujours avancer, progresser… Je savais par elle que mon grand-père avait joué du violon – violon qui se trouve chez moi, venu d’Adabazar entre deux matelas! -. Je suis persuadée que le son même du violon et le fait d’en jouer relèvent d’un goût personnel particulier… Notre mère nous a transmis, à ma sœur pianiste et à moi-même, l’amour et la connaissance de la musique. Mais le développement musical, artistique que j’ai accompli dans la musique par le violon pourrait bien venir de plus loin encore…
Comment vous est-il venu l’idée d’associer la musique aux portraits de ces femmes que vous avez présentés?
J’ai choisi des pièces qui correspondent à ce que je ressens de ces personnes. Dans la suite Chartres de Paul Giger, il y a une influence, une inspiration venue d’Orient. Labyrinth, donné en premier lieu, nous transporte dans le Caucase; on pourrait se croire à Tiflis, avec un mélange de mélodies géorgiennes, arméniennes, jouées par des troubadours…
Dans Crypts I et II, toujours extraits de Chartres, Giger raconte en musique l’histoire d’un processus de guérison lors d’un pèlerinage: les pèlerins entendent tout d’abord des harmonies célestes – voix des anges -, auxquelles succèdent leurs cris et gémissements plaintifs. Alors s’opère peu à peu une métamorphose, qui conduit à la guérison des pèlerins et à une forme de résurrection, qui me fait penser aux rôles merveilleusement inspirants joués par Elisabeth Zorian, Takouhi Beer-Zorian et ma grand-mère, transformant par leur enseignement, leur soutien et leurs encouragements aux études le destin de tous les orphelins accueillis à Begnins.
Avec Hoy Nazan et Kakavik de Komitas, j’ai imaginé les filles et les garçons de l’orphelinat chantant joyeusement ces mélodies d’origine populaire. J’ai choisi l’Allemande de la Partita en si mineur de J.S. Bach, en hommage à Takouhi pour la rigueur qu’elle observait dans son art, tout comme Bach dans ses compositions, si bien structurées. Il y a dans cette Partita quatre mouvements de danses, chacun étant suivi d’un Double, basé sur les mêmes harmonies que les danses, mais traitées différemment, un peu comme si l’on tournait autour d’une sculpture pour en découvrir tous les aspects. Cela m’a paru intéressant de montrer deux pièces de Takouhi à plusieurs facettes – 17 en tout – et de les faire défiler pendant que je joue le Double de l’Allemande, grâce aux photos très réussies de Chouchane Haroutunian.
Pour finir, toujours dédié à Takouhi, je jouai l’Intermezzo de la Suite Rhapsodique d’André Jolivet, duquel émane une atmosphère orientale, méditative, emplie de rêve: la pièce se joue avec la sourdine, ce qui en accroît encore le mystère… Jolivet a composé cette pièce en 1968 alors qu’il rentrait d’un congrès sur les instruments et musiques moyen-orientaux à Jérusalem.
Quelle merveilleuse source d’inspiration que ces trois femmes remarquables! Ne les oublions pas!
Mes remerciements à M. Persio Fantauzzi pour son assistance et sa réalisation impeccable du Power Point.
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Armène STAKIAN
Violoniste suisse de père arménien, Armène Stakian, disciple de Corrado Romano – 1er prix de virtuosité du Conservatoire de Genève – et d’André Gertler – 1er prix et diplôme supérieur avec distinction du Conservatoire Royal de Bruxelles -, développe son répertoire auprès de Sándor Végh, tout en dirigeant une classe de violon au Conservatoire de musique de Genève, dont elle est nommée professeur honoraire en 2007.
Elle donne de nombreux concerts et effectue des tournées à l’étranger et Outre-Atlantique, avec l’Ensemble Reymond, le Trio à cordes de Genève, en duo violon-piano avec D. Spiegelberg, F. Felgenhauer, D. Fuchs, S. Koumrouyan, S. Igityan, en duo violon-guitare avec M. Charosky, F. Stride et en duo violon-violoncelle avec D. Sigrist.
Son répertoire de concertiste et sa discographie www.stakian.com font la part belle aux compositeurs du XXème siècle : Bartók, Stravinski, Martin, Hindemith, Khatchatourian, Jolivet, Ashot, Martinon, Zbinden, Miletić, Mansourian, Giger, Takemitsu. Plusieurs œuvres de musique contemporaine ont d’ailleurs été composées pour l’artiste genevoise, dont la Sonate violon-piano de Lionel Rogg (2005), qu’elle a enregistrée avec Daniel Fuchs, et plus récemment la « Danse d’Armène » (2008) et « Une Spirale » (2010), pièces pour violon seul du compositeur schaffhousois Martin Sigrist.
Avec une inlassable curiosité musicale, elle aime transmettre son plaisir de la découverte…ce qui ne l’empêche pas d’avoir enregistré par exemple la Partita en ré mineur de J.S. Bach, jugée «tout simplement excellente» par Sándor Végh…
Chère Madame,
Ayant lu votre article avec intérêt, quelques questions me viennent :
– Savez-vous où se trouvent les archives du foyer de Begnins?
– Concernant Tagouhi Zorian-Beer : vous évoquez des objets en céramique qu’elle confectionnait au profit du Foyer. D’après vous, y-en-a-t-il encore chez tel ou tel bienfaiteur répertorié à l’époque? D’une manière générale, savez-vous où on peut acquérir de ses céramiques ? (personnellement j’en ai une, c’est une assiette que j’ai trouvée chez un brocanteur en France). Vous dîtes l’avoir connue : lui est-il arrivé de parler de son père, et si oui, en quels termes?
– Concernant votre grand-mère : était-elle d’Adanabazar-même où d’un village environnant? Par ailleurs, excusez la brutalité de la question, mais comment se fait-il qu’elle ait pu conserver sa famille et même avoir des enfants durant le génocide sachant qu’Adanabazar a été évacué en août 1915 comme les villages alentours. En avez-vous une idée?
Je vous remercie de répondre à mes questions.
Bien à vous,
Sèda Mavian
Journaliste et auteur. Correspondante permanente des Nouvelles d’Arménie Magazine (Paris) à Yèrèvan.
Chère Madame,
Nous vous remercions de votre intérêt à cet article. Votre message a été transmis à Mme Stakian qui vous répondra par courriel privé.
La rédaction