« SASNA TSRER », DE L’ÉPOPÉE À NOS JOURS …

(Photo A1Plus)

Après la guerre de 4 jours qui a secoué le monde arménien en avril passé, nous avons été bouleversés par l’opération armée des « Sasna Tsrer » (Enragés de Sassoun) et les évènements qui l’ont suivie à Erevan du 17 au 31 juillet dernier. Ce groupe composé de 31 hommes, pour la plupart des vétérans de la guerre d’Artsakh, affiliés au mouvement d’opposition Parlement fondateur, a saisi une caserne de police dans le quartier d’Erebuni et a retenu plusieurs officiers de haut rang en otage, en lançant un appel au soulèvement populaire. Le groupe a exigé la démission du président Serj Sargsyan et la libération de tous les prisonniers politiques dont Jirayr Sefilian, haut dirigeant du mouvement Parlement fondateur. L’opération s’est achevée par la reddition des membres du groupe qui se trouvent aujourd’hui derrière les barreaux.

Dès le premier jour, le commando a bénéficié de la sympathie des habitants d’Erevan qui se sont précipités devant la caserne pour apporter des vivres et tenter de s’interposer lors d’un éventuel assaut des forces de l’ordre pour éviter un bain de sang. Plusieurs d’entre-nous ont suivi avec stupeur et en direct le déroulement des évènements marquants de ces 15 jours, y compris les violences policières choquantes, les interpellations arbitraires et la « cérémonie » de reddition des « Sasna Tsrer » qui a permis le dénouement de la crise sans effusion de sang. L’opération a toutefois coûté la vie à 4 personnes – 3 officiers de police et un civil qui s’est immolé pendant les manifestations – sans parler des dizaines de blessés.

Le terme « Sasna Tsrer » ne dit rien à celles et ceux qui ne sont pas familiers avec la culture arménienne. « Les enragés de Sassoun » ou « David de Sassoun » est le nom de la grande épopée arménienne en quatre cycles qui raconte l’histoire de quatre générations d’une même famille: Sanasar et Baghdasar, Grand Mher (ou Mher le Lion), David de Sassoun et Petit Mher. Le récit comprend des exploits et des aventures incroyables sur fond de combat pour la justice. Le cadre fantastique se mêle aux réalités géopolitiques: l’Arménie est un petit pays enclavé, entre l’Europe et l’Asie, qui a dû faire face à de nombreuses invasions au fil des siècles. »Sasna Tsrer » s’inscrit dans le contexte de l’occupation arabe de l’Arménie, du VIIème siècle à la restauration du royaume d’Arménie par le roi Bagratide Ashot I, et plus particulièrement selon les spécialistes du folklore arménien durant la période de l’invasion du Sassoun, du Taron et du Vaspourakan, dès 632, jusqu’à la révolte de 850-852. Un certain nombre d’éléments incluent également des aspects beaucoup plus anciens, y compris des vestiges de la culture arménienne païenne. L’épopée a été entièrement élaborée par la classe populaire arménienne et s’est transmise depuis plus de mille ans par voie orale. Ce n’est qu’à partir du XIIème siècle que des hommes de lettres arméniens ont rassemblé et écrit les différentes versions de l’œuvre. David de Sassoun, le personnage central de l’épopée, est aujourd’hui un élément essentiel de la culture populaire en Arménie, comme en témoigne sa statue à Erevan.

Mais qui sont les membres de ce groupe armé qui se font appeler « Sasna Tsrer » et dont l’action hors du commun a tellement marqué les esprits? Pourquoi font-ils déjà l’objet de poèmes, de chansons de films vidéo dans lesquels ils sont identifiés avec les héros de l’épopée? Voici quelques informations sur les membres les plus connus du groupe:

Pavel Manoukian, un des chefs du groupe, a participé à plusieurs combats pour la libération d’Artsakh entre 1988 et 1994. Nommé commandant du bataillon de reconnaissance de l’armée de la défense (1993-1996) puis du bataillon de Chouchi chargé de l’arrière-front (1996-2002), il a été démobilisé et affecté au corps de réserve en 2002. Lors d’une fusillade avec la police, quelques jours avant la fin de l’opération, Pavel et son fils Aram qui l’accompagnait ont été grièvement blessés.

Arayik Khandoyan, surnommé le « loup solitaire », a rejoint le mouvement pour la libération de l’Artsakh à l’âge de 17 ans. Il fournissait des armes aux volontaires arméniens depuis la base militaire soviétique près du village de Tsaghkahovit. Dès 1990, il a participé aux combats à Artsakh et s’est distingué notamment lors des opérations de reconnaissance. Il a aussi été blessé quelques jours avant la fin de l’opération.

Varoujan Avetisyan, juriste et colonel de réserve, a occupé plusieurs fonctions au sein du ministère de la défense d’Arménie dont celle de rédacteur-adjoint du journal « Haykakan Panak » de l’Institut des études stratégiques D. Kanayan auprès dudit ministère.

Aram Hakobyan, Armen Lambaryan, Mkhitar Avetisyan et Ashot Petrosyan sont aussi des anciens combattants de la guerre d’Artsakh.

Il est important de noter que le Parlement fondateur dont ils font partie, est opposé à toute concession territoriale dans le cadre d’un règlement du conflit d’Artsakh et qui, selon certains, serait imminente malgré l’absence de confirmation officielle. Il n’est dès lors pas étonnant que le sujet ait fait l’objet d’une forte médiatisation. Par ailleurs, l’opposition à une éventuelle rétrocession de territoires à l’Azerbaïdjan a été au cœur des manifestations qui ont eu lieu suite aux appels lancés par les « Sasna Tsrer » depuis leurs cellules de prison.

C’est sur fond de la sympathie suscitée par l’action des « Sasna Tsrer » et de l’indignation populaire contre les autorités que des parallèles avec l’épopée sont mis en évidence. En effet, à l’instar des héros de Sassoun, les membres du groupe « Sasna Tsrer » se distinguent par leur courage, leur audace et leur combat contre des envahisseurs. N’oublions pas qu’ils ne sont pas de vulgaires preneurs d’otages mais des héros de la guerre d’Artsakh. Par ailleurs, ils ont manifesté une attitude humaine et quasi chevaleresque lorsqu’ils ont laissé partir les otages et se sont rendus parce qu’ils ne voulaient pas verser le sang de leurs compatriotes. Ces traits caractéristiques sont typiques du personnage de David de Sassoun notamment lors de ses combats avec le Melik Missir.

Mais le plus beau parallèle dont on a beaucoup parlé est celui entre Mher le lion et Artur Sargsyan, baptisé « le porteur du pain ». Ce dernier, un vétéran de guerre, avec sa voiture chargée de vivres, a brisé le cordon policier et a apporté de la nourriture aux membres du groupe retranchés dans le bâtiment de la police. Dans l’épopée, un lion impose un blocus à Sassoun, qui souffre d’une pénurie de pain. Mher va tuer le lion et sauver Sassoun de la famine d’ou son surnom « le lion ». En hommage à l’acte d’Artur Sargsyan, un groupe de citoyens demande que le 9 août soit proclamé « la journée du porteur du pain » et que chaque année, le jour de cette fête, des vivres soient distribués aux personnes nécessiteuses. Ses amis souhaitent même soumettre sa candidature au prix Aurora pour avoir mis sa vie en danger pour sauver celle des autres.

Mher avec le lion

L’action des « Sasna Tsrer » laissera sans doute des traces significatives et durables dans la conscience collective des Arméniens. Sommes-nous témoins d’évènements qui pourraient apporter de nouveaux éléments à l’épopée nationale?

 Maral SIMSAR

2018-11-28T13:07:56+01:00 15.09.16|ARMÉNIE & ARTSAKH|

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