INTERVIEW AVEC DANIEL PAPAZIAN
Le 14 septembre 1969, Monseigneur Sérovpé Manoukian, archevêque de Paris, célébrait la cérémonie de consécration de l’Église Saint Hagop de Troinex en présence de personnalités ecclésiastiques et d’un public nombreux. Cinquante ans après cet évènement marquant pour la communauté arménienne de Suisse, l’Église et le complexe voisin, comprenant une bibliothèque, un kiosque, une école hebdomadaire (l’École Topalian) et des salles polyvalentes, constituent toujours le centre de gravité de la communauté de Genève et des environs.
Pour fêter les 50 ans de l’Église Saint Hagop, nommée d’après le prénom de son bienfaiteur Hagop Topalian, une messe solennelle a été célébrée le 13 octobre 2019 par le catholicos de tous les Arméniens Sa Sainteté Garegin II.
À cette occasion, Artzakank s’est entretenu avec Daniel Papazian, président de la Fondation Saint Grégoire l’Illuminateur.
***
Votre père Gronik Papazian a été un des piliers et initiateurs de la construction de l’Église St Hagop à Genève. Quels sont vos souvenirs de cette époque? Que pensez-vous des réalisations de cette église durant ses 50 ans d’existence?
Ce qui est resté gravé dans ma mémoire c’est que pendant 25 ans mon père a consacré 50% de son temps à la réalisation de cet ensemble et l’autre moitié pour essayer de nourrir sa famille. Bien sûr, à la fin de tout cela il reste une fierté que je ne regrette pas. Qu’en est-il sorti de tous ces efforts et de cette réalisation? C’est avant tout une fierté pour notre nation. Cette église, réalisée dans le pur style traditionnel arménien et le respect de tous les canons de l’Église (elle est apparentée à Sourb Hripsimé près d’Etchmiadzin) est un témoignage de notre patrimoine architectural unique en Europe. Vingt ans plus tard, le Centre attenant voyait le jour. Créé pour servir la communauté arménienne de Suisse, mais également avec une volonté de rassembler plus largement. En effet, les initiateurs du projet avaient voulu qu’à Genève, au Centre de l’Europe, sous un même toit, l’on puisse coordonner les activités des nombreuses associations arméniennes dispersées à travers l’Europe. Ce projet était soutenu par de nombreux parrainages venus de toute l’Europe et concrétisé lors d’une assemblée extraordinaire très représentative tenue en 1987. A cet effet, nous avions engagé une directrice et une assistante. Le tremblement de terre de 1988 en Arménie a tout bouleversé. Les donateurs et tuteurs du projet ont consacré tous leurs moyens financiers à l’Arménie et notre projet n’a pas pu être maintenu. Nous avons été obligés de licencier les deux salariées. Toutefois cette fonction de rassemblement s’est confirmée, si ce n’est à l’échelon européen, au moins au niveau de la communauté. Offrir à nos associations un toit sous lequel elles peuvent réaliser leurs objectifs, un outil de vie arménienne, est très précieux, très facilitateur. Ce qui fait qu’aujourd’hui le but principal de la Fondation St Grégoire l’Illuminateur, propriétaire des murs du complexe, est la mise à disposition d’espaces dans lesquels l’identité arménienne, la culture, l’histoire, la jeunesse, l’avenir de l’arménité peuvent être préservés, voire s’épanouir.
Au cours de ces cinquante ans, la communauté s’est agrandie, les modes de vie ont changé, les relations entre la mère patrie et la diaspora ont beaucoup évolué notamment après l’indépendance de l’Arménie en 1991. Comment l’Église arménienne s’est-elle adaptée à ces nouvelles réalités tant arméniennes que mondiales?
A mon sens, aucun changement n’est intervenu dans le fonctionnement de l’Église après l’indépendance de l’Arménie à part le fait que le Saint Siège n’est plus dans l’Union soviétique, ce qui facilite beaucoup les échanges et les déplacements. Il y a un aspect qui n’est pas lié à ces nouvelles réalités, c’est le fait que la pauvreté qui a suivi le tremblement de terre, puis l’indépendance et l’effondrement de l’Union soviétique a créé une disponibilité de jeunes gens qui se sont tournés vers la formation religieuse dans les séminaires. Le Saint Siège, ayant reçu des supports suffisants pour pouvoir engager des professeurs, a pu former beaucoup de jeunes prêtres, une nécessité absolue étant donné que la moyenne d’âge de nos religieux était supérieur à 60 ans et on allait vers l’épuisement de ce côté-là. Je ne fais pas mention de la qualité de ces jeunes – il y en a des bons et des moins bons – mais leur nombre est suffisant pour servir la plupart des paroisses dans le monde.
Par contre, votre question devrait plutôt se rapporter à ce qui a changé au niveau du fonctionnement des communautés diasporiques. Là, on touche à un point que je déplore beaucoup. Pendant 60 à 100 ans, chaque communauté de la diaspora a développé une vie autonome, un fonctionnement en vase clos. L’existence d’une république indépendante accessible qui est en fait le dernier foyer durable de toutes nos valeurs devrait changer le mode de fonctionnement de nos institutions de la diaspora. Auparavant, nos communautés formaient une constellation de petites «Arménies» réparties dans le monde entier avec très peu d’échanges entre elles. Aujourd’hui avec le risque d’une dilution dans la population locale, qui est naturelle, l’efficacité et la pertinence des activités dans la diaspora nécessitent de plus en plus un rattachement à une institution ou une entité correspondante en Arménie dont le rôle sera de mieux coordonner les différentes activités dans le monde, favoriser les échanges entre les communautés et mettre en réseau toutes ces énergies dispersées. Notre faiblesse de longue
date est que l’union, on ne sait pas la faire. Mais aujourd’hui nous devons prendre conscience que l’existence de cette République d’Arménie avec les structures des ministères, doit être un outil d’union de l’ensemble des Arméniens. Le changement de mentalité ne se fera probablement, ici comme en Arménie, que par le changement de génération. Ce sont les jeunes générations, qui sont moins imprégnées de vieilles habitudes, qui seront plus aptes à créer ces liens et à les exploiter, et nous devons avoir l’intelligence de les encourager.
Pendant des siècles, en l’absence d’un État arménien, la vie communautaire tournait autour de l’Église. Actuellement, nous avons un État indépendant qui prend une place de plus en plus importante dans la conscience collective des Arméniens de la diaspora, notamment après la révolution de velours. A la lumière de ces changements, quel rôle pensez-vous que l’Église pourra jouer dans la diaspora? Quelles sont les réformes qu’elle devrait entreprendre pour assumer ce rôle?
L’histoire du rôle central de l’Église est un peu ambigüe. On ne peut pas dire que l’Église a été le creuset des communautés de la diaspora. Les communautés naissent dans une petite dimension autour de quelques familles et leur première activité est sociale et culturelle. C’est à partir d’une certaine taille qu’on pose les premières pierres d’une église, qui devient à partir de ce moment l’élément rassembleur. Dès l’instant où l’église fonctionne avec un rythme régulier et un religieux dédié à 100% aux besoins de la communauté, elle commence à jouer un rôle central par un processus qui se met en place naturellement. On observe très souvent que l’Église chapeaute l’ensemble des activités dans la plupart des communautés. L’Église est également la seule organisation locale dans une communauté qui soit rattachée à une institution faitière en Arménie, ce qui n’est pas le cas des autres organisations. L’Église a ainsi un référent, que ce soit dans les règles de fonctionnement, ou dans les besoins pratiques, à qui elle peut s’adresser. De ce fait, elle a les ingrédients de la pérennité, de la durabilité et devient dans ce sens le meilleur garant de la survie de notre arménité en dehors de l’Arménie. Elle l’a été dans toute notre histoire et aujourd’hui si on fait une lecture attentive du phénomène, elle devient par nature le lien, le fil continu de notre survie en dehors de nos territoires. En parlant d’un rôle évolué ou adapté de l’Église dans la nouvelle configuration de la nation arménienne au sens large, et des réformes que l’Église devrait entreprendre, je dirais que si l’Église devait travailler une évolution, elle devrait s’adapter au fonctionnement de notre société occidentale actuelle, c’est-à-dire, où l’Église ne peut plus être le noyau d’une vie socioculturelle. L’Église doit se concentrer sur son rôle de pasteur et d’éducation religieuse tout en encourageant les activités laïques. Si je considère les structures de la communauté arménienne de Suisse, je rappelle toujours à ceux qui restent ancrés dans le vécu de leur jeunesse au Moyen-Orient que l’Église n’est pas le centre de notre communauté, elle est l’un des piliers de notre communauté. Et notre communauté est assise sur plusieurs piliers, chacun portant une partie du toit. C’est que l’Église n’est pas la seule à abriter l’ensemble de la vie communautaire en diaspora. C’est un état d’esprit qui n’est pas suffisamment perçu au niveau des structures de l’Église. L’Église est encore très imprégnée – parce que c’est la réalité dans beaucoup d’endroits – par son rôle central en charge de l’éducation, du maintien de l’histoire, de la culture, de toutes les prestations non-religieuses d’une communauté. Je pense que cela doit évoluer. Je souhaiterais voir son rôle dans une concentration de ce qui la concerne et dans l’encouragement de ce qui n’est pas de son ressort.
(Propos recueillis par Maral SIMSAR)
Laisser un commentaire