INTERVIEW AVEC ANUSH BEZHANYAN
L’immigration des Arméniens de la diaspora vers la mère patrie depuis son indépendance en 1991 est un sujet encore peu étudié. Le nombre de ces immigrés, appelés « rapatriés » en Arménie est certes modeste par rapport à plus d’un million d’émigrés établis à l’étranger depuis la chute de l’Union soviétique mais leur présence est visible dans les domaines économique, social et même politique, notamment à Erevan. Les recherches portant entre autres sur les motivations des immigrés, leur intégration dans la vie locale, leur rapport à l’Arménie, la politique de l’État arménien en matière d’immigration et les conditions d’accueil revêtent une importance majeure compte tenu du déclin démographique inquiétant dont souffre le pays.
« Opportunités ratées: le rapatriement des Arméniens d’Irak 2003-2008 » («Կորսուած Հնարաւորութիւններ Իրաքահայերի Հայրենադարձութիւնը 2003-2008 Թուականներին»*) est le titre du livre d’Anush Bezhanyan paru récemment aux Editions Magaghat en Arménie. Il est basé sur le mémoire de Master que l’auteure avait soutenu à l’Université américaine d’Arménie en 2007. Dans le cadre de ce travail, elle avait interviewé une trentaine de familles originaires d’Irak, arrivées en Arménie après le renversement du régime de Saddam Hussein. Dans les années qui ont suivi, elle a poursuivi ses recherches sur l’histoire de la communauté arménienne d’Irak, leur rapatriement en Arménie en 1947 et après, la participation du contingent arménien à la coalition militaire en Irak (2005-2008), les efforts de l’Union des Arméniens d’Irak de Los Angeles visant à faciliter et à soutenir l’installation de leurs compatriotes en Arménie ainsi que sur les mouvements de rapatriement dans le monde de manière générale. Le résultat de ses recherches fut publié dans un livre de 260 pages en arménien que Mme Bezhanyan a dédié à ses parents.
Voici l’interview qu’Artzakank a réalisée avec l’auteure.
Pourquoi avez-vous été intéressée par les Arméniens d’Irak et la question du rapatriement et de l’installation des Arméniens de la diaspora en Arménie?
Quand j’ai dû choisir un thème pour mon mémoire de master, le flux des Arméniens d’Irak vers l’Arménie a attiré mon attention. Durant la période 2003-2009, 987 d’entre eux ont obtenu le statut de demandeur d’asile, 799 le statut spécial de résident et 166 la nationalité arménienne. Ces chiffres importants m’avaient interpellée. Les médias semblaient assez désintéressés par ce sujet, et les rares publications manquaient généralement de rigueur et d’authenticité. Cela m’a donné envie de faire un travail de recherche sur le thème du rapatriement et ses implications pratiques sur la prise des décisions actuelles.
Dans le contexte de la politique de l’Occident dans le Moyen-Orient, en particulier la guerre en Irak, je me suis intéressée aux perceptions des facteurs qui ont poussé les Arméniens à quitter leur pays d’accueil en grand nombre à partir de 2003 et aux motivations qui les ont amenés à s’installer en Arménie. Quelles étaient leurs attentes, les surprises vécues ainsi que les obstacles auxquels ils se sont heurtés durant leur trajectoire d’intégration? Bien évidemment, l’attitude du monde politique, de la société civile et de l’Église Arménienne font partie intégrale de cette mosaïque.
Quelle est actuellement la situation des Arméniens d’Irak en Arménie? Pourquoi, à votre avis, leur intégration n’a pas été une réussite et la plupart d’entre eux sont repartis vers d’autres horizons?
Dans le cadre de ma recherche j’ai découvert que 53% des familles interviewées envisageaient d’habiter en Arménie dans le futur, 7% en Arménie ou en Irak, et 40% étaient indécis.
La moitié des familles avait l’intention de vivre en Arménie pour toujours ou pendant de longues années, 13% de 1 à 3 ans et 37% ne savaient pas combien de temps ils y resteraient. Cela peut suggérer que dès le départ un tiers des Arméniens d’Irak se sont installés en Arménie à titre provisoire parce qu’ils imaginaient que leur destination finale était un pays tiers.
Même si historiquement les Arméniens d’Irak avaient des sentiments fervents envers leur patrie et Etchmiatzin, les liens avec l’Arménie n’étaient pas si étroits. Avant l’indépendance de 1991 ils étaient privés du droit de rapatriement, sauf à titre individuel pour y rejoindre leurs familles installées en 1947 ou pour des raisons politiques. Mais l’insécurité en Irak due aux guerres incessantes et aux troubles politiques, obligeait les Arméniens à quitter le pays en grand nombre à destination des pays occidentaux. Par exemple, de 1969 à 1974 la population arménienne en Irak a baissé de 25.000 à 18.000.
Durant et après la guerre de 2003, un grand nombre d’Arméniens a été encouragé à rejoindre ce réseau de compatriotes et à s’installer dans des pays développés où le statut de réfugié ou de demandeur d’asile offrait des conditions de vie généreuses. Par contre, le gouvernement arménien est resté sourd aux appels des Arméniens d’Irak et n’a eu aucune politique ciblée de rapatriement.
Quelle a été l’attitude des locaux envers les Arméniens d’Irak? Y a-t-il eu une évolution au cours de ces dernières années?
En règle générale l’intégration dans le pays d’origine est une des questions centrales lors de tout rapatriement. Souvent la qualité des relations entre les locaux et les rapatriés est influencée par la distance culturelle et linguistique, par le niveau des attentes et des circonspections mutuelles, par les opportunités et l’intensité de l’envie de se connaître et bien évidemment par le caractère de l’individu.
Pour décrire les locaux, les Arméniens d’Irak utilisaient des attributs comme «braves gens», «hospitalier», «respectueux», «compatissant», «fraternel». Les Arméniens d’Irak attendaient un premier geste d’accueil de la part de leurs voisins étant donné qu’ils étaient accoutumés au voisinage irakien qui soudait les gens par la chaleur et la générosité. Effectivement c’est ainsi que les premiers liens se nouaient. Mais ils percevaient que les relations entre voisins à Erevan étaient distantes. Néanmoins ils ont ressenti des différences d’attitude entre les gens du centre-ville et des banlieues ainsi que de la capitale et des régions.
Les rapatriés appréciaient la société arménienne où ils étaient traités d’égal à égal et n’avaient pas besoin de se méfier de certains groupes ethniques ou religieux comme c’était le cas en Irak․ De surcroit, ils n’avaient pas à affronter le stress d’apprendre une nouvelle langue étrangère. Ceux qui maîtrisaient bien l’arménien pouvaient communiquer, trouver de l’emploi et s’intégrer plus facilement. Mais comme l’enseignement de la langue arménienne en Irak manquait de qualité, leur vocabulaire contenait beaucoup de mots arabes. Nombreux se heurtaient par conséquent au problème de compréhension mutuelle avec les locaux, qui eux étaient friands des mots russes. Par contre ce qui dérangeait le plus les rapatriés c’était d’être perçus comme des touristes de la diaspora lors des transactions commerciales à cause de leur parler. Pour eux, l’ignorance des locaux concernant la guerre en Irak et les difficultés de leur communauté devaient être des thèmes importants à être traités par les médias.
Compte tenu de la dégradation des conditions socio-économiques dans beaucoup de pays en raison de la pandémie du Coronavirus, pensez-vous qu’une immigration importante serait envisageable dans un proche avenir? Quelles démarches l’Arménie pourrait-elle entreprendre pour encourager les immigrants potentiels?
Selon le Haut-Commissaire de la diaspora, 36 500 arméniens sont retournés dans le pays en moins de trois mois depuis l’apparition du virus Covid-19. A mi-juin, l’ambassade d’Arménie en Russie a annoncé que plus de 25 000 Arméniens attendaient leur tour pour rentrer. Depuis l’automne 2019 les Arméniens du Liban expriment également leur souhait d’être rapatriés pour des raisons économiques. Ceux qui ont des moyens le font de leur propre initiative, mais il y en a beaucoup d’autres qui ont besoin de soutien extérieur.
Malheureusement l’Arménie néglige les enjeux de sécurité concernant les Arméniens de la diaspora, que ce soit des conflits, des affrontements civils, des catastrophes naturelles, des mouvements sociaux ou de la pandémie du Coronavirus. Il n’y a pas de politique d’État concernant le rapatriement.
Grâce aux Arméniens d’Irak, de Syrie, de Russie et d’autres pays qui sont rentrés récemment de leur propre initiative une atmosphère d’accueil plus ouverte s’est créée. Les justifications du gouvernement comme «Nous n’avons pas les moyens», «Nous ne sommes pas prêts au rapatriement» doivent changer.
La problématique du rapatriement est aussi importante que l’éducation, la science, l’agriculture, la santé, les nouvelles technologies, la défense. Des fonds doivent être alloués pour lancer les premiers projets concrets. Pourquoi les organisations de la diaspora ne consacreraient-elles pas leur énergie pour promouvoir le rapatriement et soutenir les rapatriés dans le besoin? L’histoire montrera que le peuple arménien soutiendra cette cause, car c’est une source remarquable d’unité nationale dont l’Arménie a besoin aujourd’hui.
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(*) Pour commander le livre veuillez vous adresser à l’auteure: anush.bezhanyan@gmail.com
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Née à Erevan, Anush Bezhanyan est diplômée de l’Université d’Etat d’Erevan et de l’Université Américaine d’Arménie. Elle a poursuivi ses études à l’Université de Caroline du Sud et a obtenu un Master en études internationales. Auteure de plusieurs articles sur la diaspora, elle a également traduit en arménien « The Armenian Genocide as a Dual Problem of National and International Law » de Vahakn Dadrian.
Chercheuse indépendante, Anush Bezhanyan a initié et coordonné le projet de la reconstruction de l’école de la commune de Gogaran (près de Spitak) au sein de KASA (Komitas Action Suisse Arménie). Elle a occupé des postes à responsabilité en Arménie à l’ONG Mission Armenia, au Ministère de la Diaspora, à l’Université américaine d’Arménie, ainsi qu’à l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) à Genève. Elle est mariée et vit actuellement à Vevey.
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