INTERVIEW EXCLUSIVE AVEC LE PROFESSEUR HAMLET PETROSYAN

Tigranakert, Artsakh

Historien, archéologue et anthropologue, Hamlet Petrosyan est né dans le village de Khnatsakh (district d’Askeran) en Artsakh. Docteur d’État de l’Institut d’archéologie et d’ethnographie de l’Académie nationale des sciences de la République d’Arménie, il a débuté sa carrière au Musée d’État d’Ethnographie d’Arménie en tant que chef du département de paléoanthropologie. Depuis 1981, il est chercheur principal à l’Institut d’Archéologie et d’Ethnographie de l’Académie des Sciences d’Arménie et depuis 2007, il est titulaire de la chaire d’études culturelles de l’Université d’État d’Erevan.

Le professeur Hamlet Petrosyan a dirigé des fouilles archéologiques à Chouchi, à Handaberd et plus particulièrement sur le site de la cité antique de Tigranakert en Artsakh. Actuellement, il dirige la campagne des fouilles sur le site de Dvin en Arménie.

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Artzakank: Quels sont les travaux effectués à ce jour dans le cadre du projet www.monumentwatch.org que vous avez monté avec Mme Anna Leyloyan? Comment recueillez vous les informations sur l’état actuel des monuments situés dans les territoires occupés par l’Azerbaïdjan?

Hamlet Petrosyan: Nous avons mis en place un schéma scientifique pour présenter les monuments situés dans les territoires occupés. C’est-à-dire nous nous basons uniquement sur la littérature scientifique disponible concernant chaque monument ainsi que sur les photos en notre possession et sur nos propres observations. C’est un travail assez complexe car une partie de la littérature arménologique sur le patrimoine d’Artsakh contient des exagérations que nous ne pouvons pas nous permettre de présenter sur une plateforme académique. Nous ne dis-posons pas de fonds importants, et les membres de notre équipe travaillent principalement à titre bénévole. Nous avons ainsi commencé notre travail par les monuments que nous considérons comme importants et avons déjà mis en ligne les fiches détaillées de plus de 40 monuments. Le deuxième volet de notre action concerne les monuments situés dans les zones frontalières qui ne sont pas accessibles mais peuvent être observés et photographiés à distance. Le troisième volet concerne les alertes que nous lançons sur les changements et/ou dégradations survenus sur les différents sites suite à la guerre de 44 jours.

Monastère d’Okhtedrni, Mokhrenis, Artsakh

Nous recueillons les informations concernant ces changements par deux biais: Premièrement, les médias azéris qui en parlent de manière planifiée et des individus qui se vantent de leurs « exploits » sur les réseaux sociaux. Deuxièmement, nos partenaires aux Etats-Unis (Caucasus Heritage Watch https://caucasusheritage.cornell.edu/) dont le but est de surveiller et documenter le patrimoine culturel menacé et endommagé à l’aide d’images satellite à haute résolution.

A. Selon vos observations, combien de monuments ont subi des dégradations ou des transformations à ce jour? Avez-vous alerté les instances internationales? Quelle a été leur réaction?

H.P. Il est très difficile de faire un monitoring de tous les monuments car la plupart sont de petite taille comme des khatchkars, pierres tombales et chapelles isolés. En effet, les images satellite ne permettent de constater que des changements externes sur les édifices d’un certain volume. C’est le cas des Églises Surb Ghazanchetsots et Kanatch Jam de Chouchi. Par contre, nous ne pouvons être informés des actes commis à l’intérieur des églises comme l’effacement des inscriptions arméniennes, la destruction des khatchkars ou l’organisation de la prière islamique à moins qu’ils ne soient rapportés sur les réseaux sociaux. Nous sommes à ce jour au courant de plusieurs dizaines de cas mais nous ne pourrons pas suivre le sort d’une grande partie de ces monuments.

Quant aux instances internationales, un grand nombre d’institutions et de structures arméniennes chargées de la préservation du patrimoine culturelle et spirituelle s’y sont adressées pendant et après la guerre de 44 jours. La réaction des organisations internationales a été presque toujours sous la forme d’un appel aux parties arménienne et azerbaïdjanaise de respecter et de préserver le patrimoine culturel de l’autre partie en mettant les deux pays sur le même pied d’égalité. L’UNESCO a essayé d’envoyer une délégation en Artsakh et dans les territoires occupés mais elle n’a pas reçu l’autorisation de Bakou. Il n’est pas réaliste de penser que ces instances entendront et examineront nos plaintes ou joueront le rôle d’un juge équitable. Moi personnellement, en tant que chercheur, je ne me suis adressé à aucune organisation.

Dadivank, Artsakh

Comme j’ai déjà indiqué, notre but est plutôt de créer une plateforme académique en ciblant les personnes qui respectent l’éthique scientifique et essayent d’obtenir des informations justes. Notre travail n’est ni pro-arménien, ni anti-azerbaïdjanais. Nous présentons la description de ces monuments et les changements opérés par l’Azerbaïdjan qui constituent des actes de génocide culturel selon différentes Conventions et Déclarations inter-nationales signées aussi par l’Azerbaïdjan. J’ai l’espoir que les principes humanistes guident davantage les actions de la communauté scientifique internationale et que cela pourra nous aider d’autant plus qu’aujourd’hui l’Azerbaïdjan créé des centres de recherches en Europe et aux États-Unis, véritables officines de la propagande azérie.

A. Pourriez-vous présenter brièvement l’histoire de l’Église albanienne d’Azerbaïdjan qui revendique le patrimoine religieux arménien d’Artsakh? Sur quelles bases se fondent les prétentions de cette Église à l’égard des complexes monastiques et d’autres bâtisses religieux appartenant à l’Église apostolique arménienne depuis des siècles?

H.P. Pour être bref, avec la propagation du christianisme trois églises se sont formées dans le Caucase et les régions avoisinantes: l’Église apostolique arménienne, l’Église géorgienne et l’Église albanienne du Caucase. Ces Églises étaient à un certain degré assujetties respectivement aux royaumes arménien, géorgien et albanien qui existaient séparément à l’époque. L’Église albanienne, qui s’est renforcée notamment aux 5e et 6e siècles, comprenait également l’Artsakh et l’Outik (Ndlr: correspondant à la rive droite de la Koura). Pendant cette période, l’Arménie n’était plus un royaume et la Perse sassanide avait séparé ces deux régions du gouvernorat (marzpanutyun) d’Arménie et les avait rattachées à l’Albanie du Caucase. Jusqu’au début du 19ème siècle, l’Église albanienne comprenait l’Artsakh et l’Outik. Mais plus de 90% des membres de celle-ci étaient des Arméniens, les autres membres étant des Outis. Après l’abolition de l’Église albanienne par l’ordre du tsar de Russie (1815), ses paroisses ont été rattachées au Saint Siège d’Etchmiadzine. Actuellement, ce processus historique est largement exploitée par l’Azerbaïdjan à cause de la dénomination « albanienne » de l’Église en Artsakh. Cependant, la langue principale de la liturgie et des rituels était l’arménien. À partir du 9ème siècle on ne peut plus parler de l’Église arménienne et de l’Église albanienne en tant qu’entités distinctes en termes d’architecture, de liturgie etc. Les prétentions de l’Azerbaïdjan à l’égard du patrimoine spirituel arménien ne sont dès lors pas fondées.

Par ailleurs, toutes les inscriptions dans tous les édifices religieux au nord et au sud de la Koura, y compris dans les régions habitées par les Outis d’aujourd’hui, sont en arménien. L’Azerbaïdjan veut faire croire que ces inscriptions ont été ajoutées par les Arméniens au 19ème siècle et qu’il faudrait maintenant restituer l’identité albanienne à ces édifices, une identité qui en fait n’existe pas. Ils ont commencé par Chouchi où tous les bâtiments religieux existants datent exclusivement du 19ème siècle et ont été conçus par des architectes professionnels. S’agissant de l’église Sourb Ghazanchetsots, selon l’allégation des Azéris, elle aurait eu une coupole ronde et non pas conique ce qui est une pure mensonge. La vérité est que le toit conique avait été détruit pendant les affrontements arméno-azéris du début du XXe siècle et la partie ronde sous le toit était restée. Mais les photos prises antérieurement à cette destruction montrent clairement la coupole conique d’origine. Ils pensent que s’ils arrondissent la coupole, l’édifice deviendra une église orthodoxe russe. Ils exploitent le facteur russe pour prétendre que les églises de Chouchi sont des églises russes et pour cela ils bénéficient de la collaboration de l’Église orthodoxe russe de l’Azerbaïdjan. D’une part, le président Poutine promet que le patrimoine culturel sera sauvegardé et d’autre part, l’Église russe se permet de célébrer une messe de rite orthodoxe russe en l’église arménienne Kanatch Jam de Chouchi!

Musée d’histoire de Chouchi

A. Disposons-nous de moyens pour lutter contre cette agression culturelle de l’Azerbaïdjan?

H.P. Nous sommes face à une falsification grossière de l’histoire par la modification des rituels, le changement des noms, l’effacement des inscriptions, la transformation et la réutilisation des monuments à d’autres fins, etc. Au regard du droit international, cela constitue une atteinte portée au patrimoine culturel et aux droits culturels de la communauté qui a créé ce patrimoine, qui le considérait et le considère toujours comme le sien. Nous nous trouvons dans une telle situation qu’on a l’impression que l’Occident ne suit pas l’application de la législation humaniste qu’il a mis en place et que nous avons adoptée. Il est difficile d’imaginer comment nous pouvons faire face à cette agression.

A. Comment la diaspora peut-elle vous aider?

H.P. Notre potentiel scientifique est suffisant pour notre travail. Nous avons besoin de financement non-étatique neutre pour être crédibles vis-à-vis de la communauté scientifique internationale. Notre équipe travaille à titre bénévole. Grâce aux fonds récoltés à ce jour, nous avons acquis des appareils photo et des ordinateurs que nous avons envoyés en Artsakh. Nous payons également pour la traduction des fiches vers l’anglais et le russe.

A. Les pèlerinages au monastère d’Amaras accompagnés par des soldats de la paix russes, organisés par le diocèse d’Artsakh contribuent-ils à la sauvegarde du patrimoine culturel arménien en Artsakh?

H.P. Je pense qu’il ne faut pas séparer le patrimoine religieux du patrimoine culturel. Pèlerinage signifie la visite d’un sanctuaire par un groupe de croyants et la célébration d’une cérémonie religieuse et c’est exactement ce que fait l’Azerbaïdjan à travers les actions de sa communauté des Outis. L’Azerbaïdjan ne parle pas du patrimoine culturel comme une valeur universelle mais comme des biens religieux appartenant à l’Église albanienne. A titre d’exemple, Dadivank appartient à l’humanité toute entière, puis au peuple arménien. Il n’appartient pas seulement à l’Église arménienne. En mutilant le patrimoine culturel pour en sauver une partie, on réduit par les pèlerinages le champ de protection de ce patrimoine qui doit être accessible à l’humanité. L’Azerbaïdjan doit respecter le droit international à ce sujet. Je pense que nous avons deux possibilités: soit nous représenterons une certaine force pour être maîtres de notre culture; soit celle-ci sera usurpée et détruite par des tiers. Nous n’avons que notre culture mais nous la portons sur nos épaules et la dispersons à travers le monde.¢

(Propos recueillis et traduits de l’arménien par Maral Simsar)

(Crédit photos: Page facebook de Hamlet Petrosyan)

 

2021-09-06T19:36:33+02:00 02.09.21|ARMÉNIE & ARTSAKH, GÉNÉRAL, INTERVIEWS|